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15/03/2024 | FRANCE | N°22/02385

France | France, Tribunal judiciaire de Paris, 3ème chambre 2ème section, 15 mars 2024, 22/02385


TRIBUNAL JUDICIAIRE
DE PARIS



3ème chambre
2ème section


N° RG 22/02385
N° Portalis 352J-W-B7G-CWCWV

N° MINUTE :


Assignation du :
14 Février 2022















JUGEMENT
rendu le 15 Mars 2024
DEMANDERESSES

S.A.S. GALLIMARD JEUNESSE
[Adresse 2]
[Adresse 2]

Madame [T] [P]
[Adresse 1]
[Adresse 1] (BELGIQUE)

représentées par Maître Josée-anne BENAZERAF et Maître Yan DIRINGER de la SELEURL JAB AVOCATS, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #P

0327


DÉFENDERESSE

Entreprise KOMPASGUIDE PUBLISHING HOUSE Société de droit Russe
[Adresse 3]
[Adresse 3] (RUSSIE)

représentée par Maître Sonia-maïa GRISLAIN de la SELEURL GRISLAIN AVOCAT, ...

TRIBUNAL JUDICIAIRE
DE PARIS

3ème chambre
2ème section


N° RG 22/02385
N° Portalis 352J-W-B7G-CWCWV

N° MINUTE :

Assignation du :
14 Février 2022

JUGEMENT
rendu le 15 Mars 2024
DEMANDERESSES

S.A.S. GALLIMARD JEUNESSE
[Adresse 2]
[Adresse 2]

Madame [T] [P]
[Adresse 1]
[Adresse 1] (BELGIQUE)

représentées par Maître Josée-anne BENAZERAF et Maître Yan DIRINGER de la SELEURL JAB AVOCATS, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #P0327

DÉFENDERESSE

Entreprise KOMPASGUIDE PUBLISHING HOUSE Société de droit Russe
[Adresse 3]
[Adresse 3] (RUSSIE)

représentée par Maître Sonia-maïa GRISLAIN de la SELEURL GRISLAIN AVOCAT, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #A0035

Copies délivrées le :
- Maître BENAZAREF #P327 (exécutoire)
- Maître GRISLAIN #A035 (ccc)

Décision du 15 Mars 2024
3ème chambre 2ème section
N° RG 22/02385 - N° Portalis 352J-W-B7G-CWCWV

COMPOSITION DU TRIBUNAL

Madame Irène BENAC, Vice-Présidente
Madame Véra ZEDERMAN, Vice-présidente
Monsieur Arthur COURILLON-HAVY, Juge

assisté de Madame Caroline REBOUL, greffière lors des débats et de Monsieur Quentin CURABET, Greffier

DEBATS

A l’audience du 18 Janvier 2024 tenue en audience publique avis a été donné aux parties que le jugement serait rendu par mise à disposition au greffe le 15 Mars 2024.

JUGEMENT

Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe
Contradictoire
en premier ressort

EXPOSE DU LITIGE

Mme [T] [P] est l'auteure d'une série de livres intitulée « La Passe-Miroir » comportant quatre volumes :Livre 1 : Les Fiancés de l'hiver, paru en 2013 ;
Livre 2 : Les Disparus du Clairdelune, paru en 2015 ;
Livre 3 : La mémoire de Babel, paru en 2017 ;Livre 4 : La tempête des échos, paru en 2019. Elle a signé trois contrats d'édition avec les éditions Gallimard Jeunesse. Ces livres ont fait l'objet de nombreuses traductions.

Par contrat du 1er mars 2016, Gallimard Jeunesse a octroyé à Kompasguide Publishing House société de droit russe (ici dénommée KompasGuide), le droit exclusif de traduire, publier et vendre dans le monde entier la traduction russe du premier tome de La Passe-Miroir en support imprimé. Gallimard Jeunesse lui a accordé les mêmes prérogatives et la faculté d'éditer des e-books, pour les tomes suivants par contrats des 8 novembre 2017 et 28 mai 2020, puis par avenant aux contrats, Gallimard Jeunesse a consenti à KompasGuide la faculté d'éditer les 4 tomes de La Passe-Miroir en format poche.
Le 26 janvier 2021, Gallimard Jeunesse a mis en demeure KompasGuide de lui apporter tout éclaircissement relatif à des suppressions de textes, qu’elle a énumérées, et de s’engager à reprendre en profondeur toutes les traductions en langue russe des tomes de La Passe-Miroir dans un délai de 60 jours, sous peine de résiliation des contrats. Par courrier recommandé avec accusé de réception du 8 juin 2021, Gallimard Jeunesse a pris acte de la résiliation des contrats conclus des 1er mars 2016 et 8 novembre 2017 avec KompasGuide, estimant notamment que la traduction comportait des erreurs de nature à altérer l’œuvre. Gallimard Jeunesse s’est en outre déclaré en attente du règlement des droits pour l’année 2020.
Gallimard Jeunesse et Mme [P] ont assigné KompasGuide devant le Tribunal judiciaire de Paris, par acte signifié le 14 février 2022, et ont sollicité aux termes de leurs dernières conclusions signifiées le 13 mars 2023 de :-dire et juger que les contrats de traduction liant Gallimard Jeunesse et KompasGuide en date des 1er mars 2016, 8 novembre 2017 et 28 mai 2020 sont résiliés depuis le 8 juin 2021, du fait de l'acquisition à cette date, des clauses résolutoires y figurant ;
-subsidiairement, de prononcer la résiliation judiciaire de ces trois contrats, compte tenu des manquements de la société KompasGuide ;
-ordonner à la société KompasGuide de cesser la commercialisation de la traduction russe sous astreinte de 1.000 € par jour de retard et se réserver la liquidation de l'astreinte ;
-faire interdiction à la société KompasGuide d'exploiter directement ou indirectement la traduction incriminée sous quelque forme que ce soit, en intégralité ou par extraits ;
-ordonner à la société KompasGuide de communiquer à la société Gallimard Jeunesse les redditions de comptes pour l'année 2020 sous astreinte de 5000 euros par jour de retard et se réserver la liquidation de l’astreinte ;
-ordonner à la société KompasGuide de faire rapatrier aux fins de destruction de tous les exemplaires des 4 Tomes de la traduction de La Passe-Miroir encore en librairie et chez les distributeurs ; de procéder à la destruction de tous les exemplaires en stock dans les entrepôts de KompasGuide ; de justifier de ces destructions par l’établissement et la transmission à la société Gallimard Jeunesse d’un certificat de pilon, et se réserver la liquidation de l’astreinte ;
-condamner la société KompasGuide à payer à la société Gallimard Jeunesse la somme de 30000 euros sauf à parfaire en réparation des droits dus pour l'année 2020 et 2021 ;
-condamner la société KompasGuide à payer à la société Gallimard Jeunesse la somme de 20000 euros en réparation de son préjudice moral pour exploitation contrefaisante de la traduction russe de la Passe-miroir ;
-dire et juger que les modifications, coupes et ajouts de la traduction russe de La Passe-Miroir portent atteinte au droit moral de Mme [P] ;
-condamner la société KompasGuide à payer à Mme [P] la somme de 40000 euros au titre de l'atteinte portée à son droit moral ;
-condamner la société KompasGuide à payer respectivement à Mme [P] et à la société Gallimard Jeunesse, la somme de 15000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

A l’appui des demandes, Gallimard Jeunesse fait valoir que KompasGuide n’a jamais fourni d’explications sur les défauts de la traduction ; que celle-ci comporterait de nombreuses erreurs, la suppression de plusieurs passages et d’une page entière de l’ouvrage, des ajouts et certains contresens. Il conviendrait dès lors d’en déduire des manquements graves à l’obligation de traduction fidèle de l’œuvre justifiant la résiliation sollicitée. Gallimard Jeunesse soutient que la traduction russe de La Passe-miroir continue d’être exploitée et diffusée en version numérique ; que l’éditeur russe n’a pas procédé à la reddition de comptes et au paiement des redevances depuis l’année 2020. Il est soutenu que KompasGuide a porté atteinte au droit moral de l’auteure, en raison de l’absence de fidélité de la traduction à l’oeuvre originale ; qu’en outre, les manquements de KompasGuide à ses obligations contractuelles ont créé un préjudice à Gallimard Jeunesse, en raison de l’atteinte à son image et dans ses relations avec l’auteure, et de surcroît un préjudice financier.
En réponse, KompasGuide a sollicité, au terme de ses écritures signifiées le 6 avril 2023, de déclarer les demandes adverses infondées et irrecevables ; En conséquence de :
-déclarer que les traductions des tomes 1 à 4 réalisées en application des contrats des 1er mars 2016, 8 novembre 2017 et 28 mai 2020 sont conformes à la version originale et ne portent pas atteinte au droit moral de Mme [P] et ne violent pas lesdits contrats ;
-déclarer que la notification de résiliation des contrats conclus entre KompasGuide et Gallimard Jeunesse des 1er mars 2016, 8 novembre 2017 et 28 mai 2020 est illégitime ;
-déclarer irrecevables les pièces adverses n°25, 41 et 44 et les écarter des débats ;
-rejeter toutes les demandes d’indemnisation formulées au titre de l’atteinte au droit moral ;
-rejeter toutes les demandes effectuées au titre de la résiliation des contrats conclus entre KompasGuide et Gallimard Jeunesse des 1er mars 2016, 8 novembre 2017 et 28 mai 2020 ;
- rejeter les demandes visant à interdire la commercialisation de la traduction des tomes 1 à 4 ;
-rejeter les demandes visant au rapatriement, à la destruction et aux justificatifs associés des exemplaires des tomes 1 à 4 ;
-rejeter la demande visant à interdire à KompasGuide l’exploitation de la traduction litigieuse ;
-rejeter la demande visant à ordonner à KompasGuide la communication des redditions de comptes pour l’année 2020 ;
-rejeter la demande d’indemnisation formulée au titre de la réparation des droits dus pour l’année 2020.
A titre reconventionnel de :
-déclarer que Gallimard Jeunesse a manqué à ses obligations contractuelles et plus particulièrement a violé les contrats des 28 mai 2020 (Tome 4) et 2 octobre 2020 (format poche) ;
-déclarer que Gallimard Jeunesse a manqué au principe général de loyauté et de bonne foi dans l’exécution des contrats ;
-déclarer que Mme [P] s’est rendue complice de la violation desdits contrats et de l’obligation générale de loyauté et de bonne foi dans l’exécution des contrats ;
-condamner solidairement Gallimard Jeunesse et Mme [P] à payer à KompasGuide la somme de 150 000€ au titre de la violation des contrats et du manquement au principe général de loyauté et de bonne foi ;
-déclarer que Mme [P] a commis des actes et tenu des propos dénigrants à l’encontre de KompasGuide ;
-condamner Mme [P] à payer à KompasGuide la somme de 30 000€ au titre des actes et propos dénigrants.
A titre subsidiaire de :
-déclarer qu’il n’y a pas lieu à exécution provisoire en cas de condamnation de KompasGuide ;

En tout état de cause de :
-condamner solidairement Mme [P] et Gallimard Jeunesse à lui payer à la somme de 8 000€ au titre de l’article 700 du Code de procédure civile ;
-condamner solidairement Mme [P] et Gallimard Jeunesse aux entiers dépens, dont distraction est requise au profit de Maître Grislain, en application de l'article 699 du Code de procédure civile.

La société KompasGuide conteste l’atteinte à la fidélité de l’œuvre dans sa version en russe. Elle fait valoir qu’elle a fait appel à des traductrices expérimentées et a fourni des explications à Gallimard Jeunesse sur les erreurs de traduction alléguées ; que l’expertise produite par Gallimard Jeunesse n’est pas contradictoire et a été soumise à l’approbation de l’auteure, ce qui la discrédite ; qu’il y a lieu en outre de tenir compte, pour la traduction en russe de l’ouvrage, de la législation russe interdisant que soient évoquées certaines thématiques dans la littérature jeunesse (sexualité, addictions...), ainsi que de la complexité de la langue russe. KompasGuide a fait valoir ne vendre aucun ouvrage de Mme [P], ayant seulement depuis son site, des liens hypertextes vers ses deux distributeurs. Elle ne conclut pas sur le grief d’absence de reddition de compte et de paiement des redevances.
La société KompasGuide s’estime victime de dénigrement de la part de Mme [P], du fait de sa désolidarisation publique de la traduction russe et déclare avoir subi un préjudice résultant de la chute de ses ventes.

L’ordonnance de clôture a été rendue le 13 avril 2023. L’affaire a été renvoyée à l’audience de plaidoiries du 19 janvier 2023 et mise en délibéré au 15 mars 2023.

MOTIFS DE LA DÉCISION

I. Sur la recevabilité des pièces 25, 41 et 44 produites par les demanderesses

KompasGuide demande de déclarer irrecevables les pièces adverses n°25, 41 et 44 et de les écarter des débats, au motif que les auteurs des pièces 25 et 41 ne sont pas mentionnés. Elle soutient que la pièce 44 (expertise réalisée à la demande Gallimard Jeunesse) devrait être écartée comme étant non contradictoire et subjective quant aux appréciations qu’elle comporte. En réponse, Gallimard Jeunesse fait valoir que les critiques portant sur des documents sont infondées, dès lors que les analyses produites (pièces 25 et 41) ont été réalisées par une traductrice spécialisée à sa demande et par ses services internes et constituent des moyens de preuve ; que l’expertise amiable non contradictoire effectuée en phase précontentieuse (pièce 44) a été réalisée à sa demande, et communiquée ultérieurement à KompasGuide.

Les pièces visées portent sur le fond du débat, dès lors que la pièce 25 constitue un compte-rendu interne, portant sur la comparaison du texte original de l’œuvre et de sa traduction en russe ; que la pièce 41 est constituée des extraits des trois premiers tomes, où ont été soulignés les passages litigieux et que la pièce 44 est le rapport d’expertise établi à la demande de Gallimard Jeunesse par Mme [N], traducteur et interprète technique et littéraire en langue russe, expert près la Cour d’Appel de Paris. Force est de constater que KompasGuide qui en critique l’absence de caractère contradictoire, en a reçu communication, n’a pas sollicité du juge de la mise en état que soit ordonnée une expertise ni n’a produit sa propre analyse ou expertise, pourtant annoncée à la partie adverse (en août 2020) et au terme de ses écritures. Les pièces visées constituent des moyens de preuve dont le bien-fondé sera discuté au fond, l’éditeur étant en droit de produire ses analyses de la traduction contestée. En conséquence, les demandes formées par KompasGuide et tendant à écarter des débats les pièces adverses 25,41 et 44 seront rejetées.

II. Sur les demandes principales de Gallimard Jeunesse

Selon l’article 1224 du code civil, « la résolution résulte soit de l'application d'une clause résolutoire soit, en cas d'inexécution suffisamment grave, d'une notification du créancier au débiteur ou d'une décision de justice ».
Aux termes de l’article II des contrats susvisés « l'éditeur s'engage à faire réaliser, à ses frais, une traduction fidèle du texte original, sans coupures, ajouts ou modifications ».
Aux termes de l’article X des contrats d’édition litigieux (rédigés en anglais mais dont la traduction libre effectuée par Gallimard n’est pas contestée) : « Le présent contrat sera [...] résilié sur notification écrite sans qu'il soit nécessaire de recourir à une décision judiciaire, le Titulaire des Droits reprenant la libre disposition des droits sur l'œuvre (sous réserve des licences existantes), toutes les sommes versées au Titulaire des Droits restant en sa possession, et l'Editeur restant tenu de payer toutes les sommes dues au Propriétaire si : - l'Editeur ne remplit pas l'une de ses obligations matérielles ou financières prévues au contrat et ne procède pas à la réparation ou à l'exécution de ses obligations dans les soixante (60) jours suivant la réception de la demande écrite du Titulaire des Droits ».
Enfin, selon son article VII : « L’éditeur s'engage à rendre des relevés de comptes annuels dans les quatre-vingt-dix (90) jours suivant le 31 décembre de chaque année, ainsi que le paiement des sommes dues à ce titre. Les relevés seront établis en indiquant le nombre d'exemplaires vendus chaque année dans le cadre du présent contrat. Ces relevés seront envoyés au Titulaire des droits » et « Le Titulaire des droits autorise l'Agent à percevoir toutes les sommes dues en vertu du présent contrat et à les lui transférer après déduction de sa commission de 10% (dix pour cent) sur les montants nets dus, sans commission et frais bancaires, ni autres frais. La réception par l'agent est considérée comme une réception par le Titulaire des droits ».
1 . Sur l’obligation de traduction fidèle du texte

Il n’est pas contesté que des échanges ont eu lieu entre les parties à l’automne 2020 et que, faisant suite aux observations de Gallimard Jeunesse et de Mme [P], M. [A], directeur de KompasGuide, avait accepté d’adresser à l’éditeur une proposition de transmission de nouvelle traduction notamment pour les tomes 1 et 2 de l’édition poche ainsi qu’une lettre à l’auteure.
Il ressort des pièces produites qu’aux termes de la mise en demeure du 26 janvier 2021, Gallimard Jeunesse a demandé à KompasGuide de lui « apporter tout éclaircissement ( quant) aux suppressions » énumérées et précise que « faute d'explications dûment argumentées et de l'engagement ferme de (leur) part de reprendre en profondeur toutes les traductions en langue russe des tomes de la Passe-Miroir dans un délai de 60 jours de la réception de la (…) lettre recommandée de mise en demeure, tel que le prévoit l'article X de chacun des contrats qui (les) lient, les contrats des 1er mars 2016 et du 8 novembre 2017 seront résiliés ».Par lettre du 15 avril 2021, Gallimard Jeunesse a indiqué à KompasGuide qu’il n’avait pas été répondu à ses demandes, en dépit de ses nombreuses tentatives d’échanges amiables, l’absence de traduction fidèle de l’ouvrage constituant une atteinte au droit moral de l’auteure. Il a été demandé au défendeur « (d’indiquer à Gallimard Jeunesse) dans les plus brefs délais le nombre d'exemplaires des tomes 1 à 3 de La Passe-miroir traduits en langue russe vendus au jour des présentes ainsi que la manière dont ( KompasGuide entendait) réparer le préjudice d'ores et déjà causé à (leur) auteur et (leur) maison par la vente de ces exemplaires ( et)…d’indiquer également les mesures (…) prises pour limiter ou supprimer le préjudice lié à la commercialisation de la vente desdits ouvrages qui constituent un tout indivisible ».
Devant l’inertie de son cocontractant, par courrier recommandé avec accusé de réception, en date du 8 juin 2021, reçu par KompasGuide le 15 juillet 2021, Gallimard Jeunesse a invoqué la clause résolutoire des trois contrats portant sur la traduction de la Passe-Miroir en application de l’article X desdits contrats.

Une première étude comparative établie à la demande de Gallimard Jeunesse relève des coupes, erreurs, contresens ou déplacements de phrases, voire ajouts de textes, illustrés d’exemples. Toutefois, l’identité, la compétence et la qualité de son auteur ne sont pas mentionnées et les erreurs constatées ne sont pas quantifiées sur l’ensemble de l’œuvre, de sorte que sa valeur probante est faible. De la même façon, les alertes de lecteurs russes francophones adressées à l’auteure ne suffisent pas à démontrer leur capacité à évaluer la qualité de la totalité traduction.

Quant à l’expertise confiée à Mme [N], expert près la Cour d'Appel de Paris, elle a été demandée « aux fins de constater des défauts de traduction des ouvrages, … en l'espèce de nombreuses divergences entre la version originale en langue française et la version traduite en langue russe, qui recèle coupes, ajouts et modifications » (pièce 44, Gallimard Jeunesse).L’expert constate avoir reçu « les passages litigieux des ouvrages visés sur 47 pages en langue française et l’intégralité des ouvrages traduits en langue russe » et avoir « identifié les passages litigieux dans la version russe ».
Elle déclare avoir remis son rapport après « approbation par Mme [P] de notre analyse critique motivée ».

Il convient de relever que les modifications constatées sont d’importance variable, parfois relativement faible : «  Dieu a brisé le monde » devenant en russe « Dieu a brisé notre monde » ; le titre « La Passe -Miroir » (référence au Passe-Muraille de Marcel Aymé), devient « à travers les miroirs », titre en russe jugé impersonnel ; ou plus significative : l’intitulé « Bribe » devient « avant-propos » ; ou encore problématique sur le sens de l’expression : « se savonna à la diable » ( c’est à dire à la hâte) devient : « se savonna sans pitié, manquant de s’arracher la peau » ; ou de noms, affectant le sens du récit : « [H] [K] » (au lieu de [V]) [K] signifiait l’Autre (alors que dans le texte originel, [H] [V] n’est pas l’Autre mais son écho).
L’expertise de Mme [N] se conclut ainsi : « La traduction en langue russe des pages en langue française qui nous ont été confiées pour expertise, présente un très grand nombre de modifications, coupes et ajouts qui nous semblent dénaturer l'æuvre originale de Madame [T] [P], tant au niveau du contenu que du style ». « L'ensemble des coupes, modifications et ajouts observés nous semble être une forme d'adaptation qui n'a pas lieu d'être, le lectorat russe étant, à notre connaissance, parfaitement apte, notamment culturellement, à aborder l'histoire fantastique contée par l'auteure, et transformer arbitrairement le contenu de l'æuvre originale et, donc, les choix et intentions littéraires de l'auteure, et dont nous ne saurions reconnaître la pertinence, tant sur le plan technique, que d'un point de vue intellectuel ».

Aux termes de ses écritures, KompasGuide s’appuie sur l’appréciation de l’Association des traducteurs littéraires de France (ATLF) selon laquelle « le foisonnement est l’augmentation ou la diminution du nombre de signes entre le texte original et sa traduction Le coefficient de foisonnement dépend de la langue à traduire (à titre indicatif, il peut être de +10% ou de +15% pour l’anglais, dépasse parfois les +15% pour l’allemand, est faible pour l’italien…). Il dépend également de la nature du texte : plus le texte est technique, plus le coefficient risque d’être élevé » (https :// atlf.org/glossaire-du-traducteur).
Il résulte d’une lettre de M. [A] à Gallimard Jeunesse qu’il « existe traditionnellement dans l’école soviétique de traduction une marge de tolérance de plus ou moins 15% du volume à traduire ». Il déclare avoir « articulé ce premier point avec [Y] ([C]- alors responsable des droits étrangers chez Gallimard Jeunesse-) concernant le premier tome » (pièce 15 Gallimard Jeunesse). Cette proportion n’est pas contestée et Gallimard Jeunesse ne se positionne pas sur la question d’un seuil d’adaptation admissible, inhérent à toute traduction.
Il ressort de l’étude de Mme [N], orientée, et qui ne porte que sur les pages ou chapitres visés, que l’expert a constaté : 94 coupes de mots ou de phrases ou de paragraphes ; 91 modifications ; 22 ajouts ; et la suppression en russe de la page 79 du tome 1. Or, l’ouvrage en français comporte (édition des quatre volumes en coffret) 2102 pages. Les 47 pages soumises à expertise représentent 2,23% de l’œuvre, soit un taux très inférieur au seuil de tolérance admissible.
En outre, « l’approbation » de l’auteure de l’œuvre à l’expertise (terme employé par l’expert) interroge quant à l’impartialité attendue de l’expertise.
Au surplus, comme l’a soutenu à juste titre KompasGuide, la traduction de l’ouvrage a été confiée à des professionnels qualifiés. En témoigne un message de Mme [F], alors agent de Gallimard en Russie, et manifestement bilingue, qui contactée, avait estimé que la traduction était réussie et réalisée par des traductrices de premier plan. Elle a approuvé la traduction en ces termes : « ce sont deux merveilleuses traductrices [M] [W] et [E] [B] qui ont travaillé sur cette traduction. Le texte français est très compliqué et je suis d’accord avec [T] [P] que c’est une prose pour les adultes. Les traductrices ont pu reconstruire en russe la complicité du monde que l'auteur a créée. Elles ont de façon virtuose traduit les noms propres, elles ont trouvé le style et le ton dans les dialogues qui sont très importants dans ce roman. En même temps sachant que le texte devrait être compris par le lecteur jeune 12+, elles ont plutôt cherché dans la syntaxe russe pour alléger la lecture et la rendre plus fluide » (message du 25 août 2020, pièce 8-5 de KompasGuide).
Dès lors, si l’existence de coupures, d’ajouts et de modifications a été établie en méconnaissance des stipulations contractuelles, par les demanderesses, il convient de déduire de l’ensemble de ces éléments, que les erreurs et omissions constatées par les demanderesses sont insuffisantes pour conclure à des manquements de l’éditeur KompasGuide à son engagement de traduction fidèle de l’œuvre, justifiant pour ce motif la résiliation des contrats susvisés.
2 . Sur l’obligation de reddition de comptes et de paiement des redevances

La lettre du 15 avril 2021 précitée a relevé que l’éditeur russe n’a pas rempli ses obligations en matière de traduction ni procédé aux corrections attendues. La résiliation du 8 juin 2021 a fait suite au non-respect des demandes relatives à la traduction par KompasGuide et a souligné en dernier lieu que les comptes n’ont pas été transmis, ni les droits acquittés.Il n’est pas contesté que KompasGuide n’avait pas, au 31 mars 2021, ni au demeurant depuis lors, transmis les comptes pour 2020 à Gallimard Jeunesse, ni ne s’était acquitté des droits y afférents.
Cette absence de transmission des comptes et de paiement des droits a concerné les quatre tomes de l’ouvrage. Le manquement à ces obligations essentielles est donc établi.

KompasGuide n’ayant pas été mis en demeure de se soumettre à ses obligations de reddition de comptes et de paiement des redevances, les clauses résolutoires n’ont pas été régulièrement mises en oeuvre. Dans ces conditions, et en raison des manquements avérés de KompasGuide à ses obligations de reddition de comptes et de paiement des redevances dues à Gallimard Jeunesse, constitutives d’une inexécution suffisamment grave des stipulations contractuelles précitées, il convient de prononcer la résiliation judiciaire des contrats des 1er mars 2016, 8 novembre 2017 et 28 mai 2020 conclus entre Gallimard Jeunesse et KompasGuide pour l’édition en langue russe des quatre tomes de l’ouvrage La Passe-Miroir de Mme [P], à compter du présent jugement.

3 . Sur les mesures réparatrices

En conséquence de la résiliation des contrats, il convient d’ordonner à la société KompasGuide de cesser la commercialisation de la traduction russe, de lui faire interdiction d'exploiter directement ou indirectement la traduction incriminée sous quelque forme que ce soit, en intégralité ou par extraits et de lui ordonner de communiquer à la société Gallimard Jeunesse les comptes pour les années 2020 et 2021. Il n’y a pas lieu en l’espèce de prononcer des mesures de restitution aux fins de destruction des exemplaires de l’œuvre, ou de destruction justifiée desdits exemplaires, ni les mesures d’astreinte sollicitées afférentes à ces demandes, les circonstances du litige n’en faisant pas apparaître la nécessité.
S’agissant des droits dus pour les années 2020 et 2021, et à défaut de tout élément sur l’évaluation de ces droits, la société Gallimard Jeunesse sera déboutée de sa demande de provision. Sur le préjudice moral allégué, il n’est pas démontré que Gallimard Jeunesse ait subi un quelconque préjudice moral, compte tenu du motif retenu de la résiliation des contrats d’édition en langue russe. La société Gallimard Jeunesse sera en conséquence déboutée de sa demande, formée à ce titre.

III. Sur les demandes de Mme [P]

Selon l’article L121-1 du Code de la propriété intellectuelle, « l'auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son œuvre ». Il appartient à la partie demanderesse d’établir tant le principe du préjudice qu’elle invoque que le quantum des dommages et intérêts qu’elle sollicite ; il n’appartient pas au tribunal de pallier la carence du demandeur dans l’administration de la preuve de son préjudice.

En l’espèce, il n’est pas démontré par Mme [P], qu’elle a subi une atteinte à son droit moral dans la mesure où il n’a pas été retenu que KompasGuide n’a pas respecté son obligation de fidélité de la traduction à son œuvre.
Mme [P] sera en conséquence déboutée de sa demande de dommages et intérêts pour atteinte à son droit moral d’auteur.

IV. Sur les demandes reconventionnelles de KompasGuide

Selon l’article 1240 du Code civil, « Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ».
Mme [P] s’est montrée critique à l’égard de la traduction et s’en est publiquement désolidarisée, après avoir exprimé son point de vue en réponse à ses lecteurs et avoir annoncé au préalable sa démarche auprès de son éditeur. KompasGuide, qui évoque en des termes vagues, une chute des ventes et une atteinte à sa réputation, ne démontre pas que ce message aurait eu des conséquences préjudiciables sur son activité. Dès lors que des échanges ont eu lieu durant plusieurs mois entre les parties, pour tenter de résoudre à l’amiable le litige, la société KompasGuide n’est pas fondée à soutenir que la société Gallimard Jeunesse aurait violé les contrats susvisés ou aurait manqué à ses obligations de loyauté et de bonne foi. Lesdits manquements imputés également à Mme [P] ne sont pas non plus démontrés.

La société KompasGuide sera en conséquence déboutée des demandes formées à ce titre.

V. Sur les demandes annexes

Kompas Guide, partie perdante, sera condamnée au paiement de la somme de 4000 euros à chacune des demanderesses en application de l’article 700 du code de procédure civile et aux entiers dépens.
En application des articles 514 et 515 du code de procédure civile, il n’y a pas lieu de déroger au principe de l’exécution provisoire de la présente décision.
PAR CES MOTIFS

Le Tribunal,

Déboute la société KompasGuide Publishing House de sa demande tendant à écarter des débats les pièces adverses 25, 41 et 44 ;

Prononce la résiliation judiciaire des contrats des 1er mars 2016, 8 novembre 2017 et 28 juin 2020, conclus entre la société Gallimard Jeunesse et la société Kompasguide Publishing House pour l’édition en langue russe des quatre tomes de l’ouvrage « La Passe-miroir », de Mme [T] [P], à compter du présent jugement ;

Fait interdiction à la société KompasGuide Publishing House de commercialiser la traduction russe et d'exploiter directement ou indirectement la traduction de l’ouvrage « La Passe-miroir » ;

Ordonne à la société KompasGuide Publishing House de communiquer à la société Gallimard Jeunesse les comptes pour les années 2020 et 2021 relatifs aux ventes de La Passe-Miroir sur tous supports et de produire tous justificatifs y afférents ;

Déboute la société Gallimard Jeunesse de ses demandes de condamnation CADe provision ?
de la société KompasGuide Publishing House au paiement d’une provision au titre des droits dus pour les années 2020 et 2021 et de son préjudice moral ;

Déboute la société Gallimard Jeunesse de ses demandes de rapatriement aux fins de destruction des exemplaires des 4 tomes de la traduction de La Passe-Miroir encore en librairie et chez les distributeurs et de destruction de tous les exemplaires en stock dans les entrepôts de la société KompasGuide , avec production d’un certificat de pilon ;

Déboute la société Gallimard Jeunesse de ses demandes d’astreintes ;

Déboute Mme [T] [P] de sa demande de condamnation de la société KompasGuide Publishing House en réparation de son préjudice pour atteinte à son droit moral d’auteur ;

Déboute la société KompasGuide Publishing House de sa demande de condamnation solidaire de la société Gallimard Jeunesse et de Mme [T] [P] au titre de la violation des contrats et du manquement au principe général de loyauté et de bonne foi ;

Déboute la société KompasGuide Publishing House de sa demande de condamnation de Mme [T] [P] en réparation de son préjudice moral ;

Condamne la société KompasGuide Publishing House au paiement de la somme de 4000 euros à la société Gallimard Jeunesse et 4000 euros à Mme [T] [P], en application de l’article 700 du Code de procédure civile et aux entiers dépens.

Fait et jugé à Paris le 15 Mars 2024

Le GreffierLa Présidente
Quentin CURABETIrène BENAC


Synthèse
Tribunal : Tribunal judiciaire de Paris
Formation : 3ème chambre 2ème section
Numéro d'arrêt : 22/02385
Date de la décision : 15/03/2024
Sens de l'arrêt : Fait droit à une partie des demandes du ou des demandeurs sans accorder de délais d'exécution au défendeur

Origine de la décision
Date de l'import : 28/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;tribunal.judiciaire;arret;2024-03-15;22.02385 ?
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