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13/06/2024 | FRANCE | N°22/00602

France | France, Tribunal judiciaire de Nantes, 1ère chambre, 13 juin 2024, 22/00602


C.L

G.B


LE 13 JUIN 2024

Minute n°

N° RG 22/00602 - N° Portalis DBYS-W-B7G-LMZG




[I] [A]

[E] [L]

[U] [N], non comparant, non représenté

[R] [N] agissant tant en son nom personnel qu’en qualité de représentant légal de ses fils mineurs :

[V] [N] [G]- [O] [N] [G]
[C] [N]

[X] [A] épouse [N] agissant en son nom personnel et en qualité de représentante légale de son fils mineur [C] [N]

C/

CPAM DE LOIRE ATLANTIQUE, non comparante, non représentée

S.A.S. CLINIQUE [12], agissant

poursuites et diligences de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège

Le 13/06/2024

copie exécutoire
et
copie certifiée conforme
déli...

C.L

G.B

LE 13 JUIN 2024

Minute n°

N° RG 22/00602 - N° Portalis DBYS-W-B7G-LMZG

[I] [A]

[E] [L]

[U] [N], non comparant, non représenté

[R] [N] agissant tant en son nom personnel qu’en qualité de représentant légal de ses fils mineurs :

[V] [N] [G]- [O] [N] [G]
[C] [N]

[X] [A] épouse [N] agissant en son nom personnel et en qualité de représentante légale de son fils mineur [C] [N]

C/

CPAM DE LOIRE ATLANTIQUE, non comparante, non représentée

S.A.S. CLINIQUE [12], agissant poursuites et diligences de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège

Le 13/06/2024

copie exécutoire
et
copie certifiée conforme
délivrée à
Maître Benoît POQUET

copie certifiée conforme
délivrée à
Maître Emilie BUTTIER

TRIBUNAL JUDICIAIRE
DE NANTES
-----------------------------------------

PREMIERE CHAMBRE

Jugement du TREIZE JUIN DEUX MIL VINGT QUATRE

Composition du Tribunal lors des débats et du délibéré :

Président :Géraldine BERHAULT, Première Vice-Présidente,
Assesseur :Florence CROIZE, Vice-présidente,
Assesseur :Marie-Caroline PASQUIER, Vice-Présidente,

GREFFIER : Caroline LAUNAY

Débats à l’audience publique du 02 AVRIL 2024.

Prononcé du jugement fixé au 13 JUIN 2024, date indiquée à l’issue des débats.

Jugement Réputé contradictoire prononcé par mise à disposition au greffe.

---------------

ENTRE :

Monsieur [I] [A]
né le [Date naissance 1] 1953 à [Localité 13] (DEUX SEVRES), demeurant [Adresse 10]
Rep/assistant : Maître Benoît POQUET de la SARL POQUET GOUACHE AVOCATS, avocats au barreau de NANTES avocat postulant
Rep/assistant : Maître Jean-Christophe COUBRIS, avocat au barreau de BORDEAUX avocat plaidant

Madame [E] [L]
née le [Date naissance 6] 1953 à [Localité 14] (VENDEE), demeurant [Adresse 3]
Rep/assistant : Maître Benoît POQUET de la SARL POQUET GOUACHE AVOCATS, avocats au barreau de NANTES avocat postulant
Rep/assistant : Maître Jean-Christophe COUBRIS, avocat au barreau de BORDEAUX avocat plaidant

Monsieur [U] [N], non comparant, non représenté, demeurant [Adresse 4]

Monsieur [R] [N] agissant tant en son nom personnel qu’en qualité de représentant légal de ses fils mineurs :
- [V] [N] [G] né le [Date naissance 8]/2009
- [O] [N] [G] né le [Date naissance 9]/2013
- [C] [N] né le [Date naissance 7]/2016
demeurant [Adresse 2]
Rep/assistant : Maître Benoît POQUET de la SARL POQUET GOUACHE AVOCATS, avocats au barreau de NANTES avocat postulant
Rep/assistant : Maître Jean-Christophe COUBRIS, avocat au barreau de BORDEAUX avocat plaidant

Madame [X] [A] épouse [N] agissant en son nom personnel et en qualité de représentante légale de son fils mineur [C] [N] né le [Date naissance 7]/2016, demeurant [Adresse 2]
Rep/assistant : Maître Benoît POQUET de la SARL POQUET GOUACHE AVOCATS, avocats au barreau de NANTES avocat postulant
Rep/assistant : Maître Jean-Christophe COUBRIS, avocat au barreau de BORDEAUX avocat plaidant

DEMANDEURS.

D’UNE PART

ET :

CPAM DE LOIRE ATLANTIQUE, le siège social est sis [Adresse 11]
non comparante, non représentée

S.A.S. CLINIQUE [12], agissant poursuites et diligences de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège, dont le siège social est sis [Adresse 5]
Rep/assistant : Maître Emilie BUTTIER de la SELARL RACINE, avocats au barreau de NANTES

DEFENDERESSES.

D’AUTRE PART

EXPOSE DU LITIGE

FAITS ET PROCÉDURE

Madame [X] [A] épouse [N] a donné naissance à un premier enfant, [C] [N], au terme d’un accouchement par césarienne en cours de travail, le 20 novembre 2016 à la SAS CLINIQUE [12] (ci-après désignée « la clinique »).

Elle a confié la prise en charge de sa seconde grossesse, ayant débuté en juillet 2018, au même établissement de santé.

Le 17 mars 2019, elle s’est rendue à la clinique du fait de contractions douloureuses et régulières. Elle a été hospitalisée à 17h30.

Un rythme cardiaque fœtal pathologique est constaté entre 23h20 et 0h10, mais s’est normalisé ensuite. Les efforts expulsifs ont commencé à 1h05. Le rythme cardiaque fœtal est redevenu pathologique à 1h20.

A 1h40, face à l’inefficacité d’un médicament visant à renforcer les contractions utérines, la sage-femme fait appeler l’obstétricien de garde. Ce dernier a d’abord tenté de faciliter la sortie du fœtus par voie basse à l’aide de ventouses. A 1H50, il décide d’une césarienne en urgence (procédure dite « Code Rouge »), suspectant une rupture utérine susceptible d’engager le pronostic vital fœtal.
A 2h01, [J] [N] est née sans vie. Elle a été immédiatement prise en charge par le pédiatre. Les techniques de réanimation mises en œuvre se sont avérées sans effet. Le décès de l’enfant a été prononcé à 2h35, en présence de son père Monsieur [R] [N].

***

Les époux [N] ont saisi la Commission de Conciliation et d’Indemnisation des Pays de la Loire d’une demande d’indemnisation le 19 novembre 2019. Ils ont sollicité une expertise médicale pour déterminer les circonstances et les causes pouvant expliquer l’issue de cet accouchement ayant conduit à la perte de leur enfant.

Le Professeur [S] [M], désigné à cet effet par la commission, a rendu son rapport le 15 septembre 2020. Il a conclu à un décès provoqué par une rupture utérine sur utérus cicatriciel. Il a notamment relevé que le décès de [J] [N] était directement imputable à l’absence d’une césarienne itérative avant le début du travail.

Par avis du 8 janvier 2021, la Commission de Conciliation et d’Indemnisation des Pays de la Loire a considéré que la responsabilité pour faute de la clinique était engagée, et qu’elle devait indemniser en intégralité les préjudices qui en découlaient.

La société d’assurance mutuelle à cotisations fixes SOCIETE HOSPITALIERE D’ASSURANCES MUTUELLES, assureur de la clinique, a adressé le 28 mai 2021 une offre d’indemnisation aux parents [N], que ceux-ci ont refusé.

Madame [X] [A] et Monsieur [R] [N], à titre personnel et comme représentants légaux de leur fils [C] [N], Monsieur [R] [N] comme représentant légal de ses enfants issus d’une première union, [V] [N] [G] et [O] [N] [G], Messieurs [U] [N] et [I] [A], et Madame [E] [L], grands-parents de [J] [N] (ci-après désignés « les demandeurs »), ont souhaité porter cette affaire devant une juridiction.

Les demandeurs ont fait assigner la Clinique [12] par acte d’huissier du 1er février 2022 et la Caisse Primaire d’Assurance Maladie de Loire-Atlantique par acte du 28 janvier 2022 devant le tribunal judiciaire de Nantes aux fins de voir reconnaître la responsabilité de la clinique [12] et d’être indemnisés de leur préjudice.

PRETENTIONS ET MOYENS DES PARTIES

Dans leurs dernières conclusions notifiées par voie électronique le 18 novembre 2022, les demandeurs sollicitent du tribunal de :
- Juger que la SAS [12] a commis des manquements fautifs ayant conduit au décès de [J] [N] ;
- La condamner à payer à titre de dommages et intérêts :
Pour Madame [X] [A] et Monsieur [R] [N], parents de [J] [N], 50 000 euros chacun au titre du préjudice d’affection, 10 000 euros chacun au titre de préjudice d’impréparation, et 2838,78 euros au titre des frais d’obsèques et funéraires ;
Pour [C] [N], [V] [N] [G] et [O] [N] [G] frère et demi-frères de [J] : 20 000 euros chacun au titre du préjudice d’affection ;
Pour Monsieur [I] [A], Monsieur [U] [N] et Madame [E] [L], grands-pères et grand-mère de [J] : 15 000 euros chacun au titre du préjudice d’affection ;
- Assortir ces montants des intérêts au taux légal à compter de l’assignation ;
- Déclarer le jugement opposable à l’organisme social, dont la liquidation de créance interviendra poste par poste ;
Ils demandent enfin la condamnation de la clinique aux dépens et au paiement de la somme de la somme de 3000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, et le maintien de l’exécution provisoire.

Au soutien de leurs prétentions, les demandeurs s’appuient sur l’article L. 1111-2 du code de la santé publique. Ils relatent que les parents n’ont pas été informés des risques que comportait un accouchement par voie basse en cas d’antécédent de césarienne lors d’un précédent accouchement. Ils indiquent que la connaissance du risque de rupture utérine les aurait conduits à demander que soit pratiquée une nouvelle césarienne si le choix leur avait été proposé.

Ils estiment par ailleurs que la prise en charge par la clinique le soir de l’accouchement est également fautive, en ce que la sage-femme n’a pas sollicité un médecin lorsque des signes pathologiques se sont manifestés. Ils considèrent que de tels signes auraient dû conduire la sage-femme à prévenir le médecin dès leur apparition, ce qui aurait permis à ce dernier de procéder plus tôt à effectuer une césarienne.

Concernant leurs demandes d’indemnisations :
- Sur les préjudices d’affection des parents et des frères de [J] :
Les demandeurs soulignent le traumatisme subi par les parents qui étaient prêts à accueillir leur fille, et ont dû à la place affronter ce deuil. Ils soulignent que Madame [X] [A] doit de surcroît affronter la conscience de sa propre mise en danger. Ils insistent également sur l’épreuve d’expliquer à leurs enfants le décès de leur sœur, alors qu’ils attendaient cette naissance.
Ils considèrent que les propositions faites par la clinique ne sont ni conformes aux jurisprudences récentes, ni à la hauteur du traumatisme subi tant par les parents que par les enfants.
- Sur les préjudices d’impréparation des parents de [J] :
Les demandeurs indiquent que, compte tenu de l’absence d’information préalable, il leur a été impossibilité de se préparer aux conséquences du risque qui s’est réalisé.
- Sur le préjudice d’affection des grands-parents de [J] :
Les demandeurs soulignent l’impact du deuil pour chacun des grands-parents, notamment pour Monsieur [I] [A] particulièrement présent pour la fermeture du cercueil, ou compte tenu de l’impact sur sa santé ou celle de Madame [E] [L]. Ils contestent l’argumentation de la clinique, la douleur provoquée par cette disparition n’étant pas liée à l’existence ou non d’autres petits-enfants.

Conformément aux dispositions de l’article 455 du code de procédure civile, il convient de se référer aux écritures des demandeurs pour un plus ample exposé des moyens développés à l’appui de leurs demandes notamment au titre des demandes indemnitaires.

***
Dans ses dernières conclusions notifiées par voie électronique le 13 juin 2022, la SAS CLINIQUE [12] demande au tribunal de :
- Fixer l’indemnisation des préjudices d’affection à hauteur de 25000 euros pour chacun des parents, 10 000 euros pour chacun des enfants et 5000 euros pour chacun des grands-parents ;
- Fixer l’indemnisation du préjudice d’impréparation des parents à hauteur de 5000 euros pour chacun d’eux ;
- Réduire à plus juste proposition la demande formée au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;

Au soutien de sa demande, la clinique n’entend pas remettre en cause les conclusions de l’expertise concernant le défaut d’information fautif ayant privé les patients du choix d’une césarienne.
Concernant les demandes d’indemnisation, la défenderesse demande de voir réduire les montants des indemnisations demandées, les considérant nettement supérieurs à ceux habituellement alloués par les juridictions pour des circonstances similaires.
Elle estime en particulier que le préjudice d’affection des enfants tient compte de la communauté de vie entre la victime directe et les victimes indirectes, les relations effectives entre elles ou encore l’âge de la victime directe.

Conformément aux dispositions de l’article 455 du code de procédure civile, il convient de se référer aux écritures des demandeurs pour un plus ample exposé des moyens développés à l’appui de leurs demandes notamment au titre des demandes indemnitaires.

***

Appelée à la cause, la Caisse Primaire d’Assurance Maladie n’a pas constitué avocat. Elle indiquait au conseil des demandeurs qu’elle n’entendait pas intervenir à la procédure et qu’elle n’avait pas de créance à présenter.

L’ordonnance de clôture est intervenue le 6 février 2024.

MOTIVATION

- Sur la responsabilité de la SAS CLINIQUE [12]

- Sur le devoir d’information ;

L’article L. 1111-2 du Code de Santé Publique dispose :
I. « Toute personne a le droit d'être informée sur son état de santé. Cette information porte sur les différentes investigations, traitements ou actions de prévention qui sont proposés, leur utilité, leur urgence éventuelle, leurs conséquences, les risques fréquents ou graves normalement prévisibles qu'ils comportent ainsi que sur les autres solutions possibles et sur les conséquences prévisibles en cas de refus. [...]

Cette information incombe à tout professionnel de santé dans le cadre de ses compétences et dans le respect des règles professionnelles qui lui sont applicables. Seules l'urgence ou l'impossibilité d'informer peuvent l'en dispenser.
IV. […] En cas de litige, il appartient au professionnel ou à l'établissement de santé d'apporter la preuve que l'information a été délivrée à l'intéressé dans les conditions prévues au présent article. Cette preuve peut être apportée par tout moyen. »

En l’espèce, le rapport d’expertise médical du 15 septembre 2020 établit comme cause certaine du décès de [J] la rupture de la cicatrice résultant de la première césarienne subie par Madame [X] [A]. Cette rupture, intervenue en fin de travail, a interrompu la circulation fœto-placentaire et provoquant l’asphyxie in utero. Les experts rappellent que ce risque majeur, pouvant conduire, comme cela a été le cas en l’espèce, au décès de l’enfant à naître, présente une prévalence de 1 %.

Il n’est nullement contesté par la clinique que l’information de ce risque n’a pas été apportée aux parents, pas plus que ne leur a été indiqué l’intérêt d’une césarienne itérative. La parturiente a ainsi été privée par la clinique de sa liberté de choisir la méthode d’accouchement la moins risquée pour elle et son enfant.

Ce manquement au devoir d’information sur les risques et le choix du meilleur traitement constitue indiscutablement une faute de la part de la clinique, ce qu’elle reconnaît.

- Sur la responsabilité de la clinique du fait du comportement de l’équipe soignante ;

Aux termes de l’article L.1142-1 - I. du code de la santé publique : « Hors le cas où leur responsabilité est encourue en raison d'un défaut d'un produit de santé, les professionnels de santé mentionnés à la quatrième partie du présent code, ainsi que tout établissement, service ou organisme dans lesquels sont réalisés des actes individuels de prévention, de diagnostic ou de soins ne sont responsables des conséquences dommageables d'actes de prévention, de diagnostic ou de soins qu'en cas de faute. »

En l’espèce, il ressort de l’expertise judiciaire qu’un rythme cardiaque fœtal pathologique a été constaté entre 23h20 et 00h10, avec des « ralentissements profonds, itératifs et d’abord incessant jusqu’à 00h10 » dudit rythme cardiaque fœtal. L’expert indique explicitement qu’une telle séquence est pathologique et excède les compétences de la sage-femme, qui aurait dû prévenir le médecin. Le rapport indique encore que les anomalies de monitorage sont les premiers signes de la rupture utérine, et que de telles mesures pouvaient être l’indicateur d’une pré-rupture de la cicatrice.

Si l’expert judiciaire estime qu’à ce stade, une décision de césarienne ne s’imposait pas du fait d’un rythme redevenu normal à minuit et dix minutes, la commission de conciliation et d’indemnisation relève quant à elle le retard pris dans l’appel de l’obstétricien de garde à 1h40, alors que celui-ci aurait dû être sollicité dès cette première séquence de travail pathologique avant minuit.

Dans ces conditions, l’absence de sollicitation du médecin obstétricien de garde par la sage-femme, alors que le rythme cardiaque fœtal était mesuré comme pathologique pendant une séquence de cinquante minutes, constitue une faute des équipes médicales dans la prise en charge de la parturiente.

- Sur le lien de causalité entre les fautes et le préjudice

Pour qu’un préjudice soit indemnisable, le lien de causalité entre la faute et le dommage doit être direct et certain.

En l’espèce, les fautes commises par la clinique dans la prise en charge de sa patiente ont conduit au décès de l’enfant de deux manières cumulatives.

Il est d’une part relevé par l’expert que l’issue de cet accouchement est la conséquence directe de la rupture utérine. Une césarienne itérative, avant le début du travail, aurait de façon certaine évité l’asphyxie du nourrisson. L’absence d’un tel acte médical est le résultat d’une part du défaut d’information qui a privé les parents de ce choix ; d’autre part du retard dans la sollicitation de l’obstétricien de garde, intervenue près de deux heures et demi après les premières constatations d’un rythme cardiaque fœtal pathologique. Ces deux fautes ont toutes les deux conduites à l’impossibilité de réaliser en temps utile l’acte qui aurait permis à l’enfant d’avoir la vie sauve.

Ces deux fautes de la clinique ont donc directement conduit au décès de [J] [N], et donc au préjudice des demandeurs. Elles engagent la responsabilité de la clinique.

- Sur l’indemnisation des préjudices

- Sur les préjudices d’affection

Le préjudice d’affection est le préjudice moral subi par les proches à la suite du décès de la victime directe. Il vise la compensation de la douleur morale ressentie par les proches lors de l’évènement à l’origine du traumatisme, mais aussi dans la durée. Il s’agit du préjudice autonome de conséquence éventuellement pathologiques, physiologiques et psychologiques, résultant de la douleur d’avoir perdu un proche.

Il n’est pas contestable que les parents ont tous les deux subi, par la perte de leur enfant au terme de cette grossesse, un préjudice d’une particulière gravité, en devant affronter cette disparition à laquelle ils ont directement assisté, impuissants, et en devant affronter ce deuil tout en accompagnant leurs autres enfants face à leurs interrogations et leur douleur.
Il est constant que la communauté de vie avec la victime directe peut être un facteur pris en compte pour l’indemnisation d’un proche dont les liens de parentés auraient pu conduire à écarter son indemnisation.
La défenderesse semble tirer argument de l’absence de communauté de vie entre [J] [N] et ses frères pour voir minimiser leur indemnisation. Elle insiste par ailleurs sur le critère de la « fréquence » de « relations effectives » entre les personnes concernées pour déterminer le montant du préjudice.
Il est particulièrement surprenant de voir la clinique, bien que reconnaissant sa propre responsabilité dans la mort d’un enfant à naître, tirer argument du fait que l’enfant n’ait pas vécu pour minimiser le préjudice de son entourage.
Si, par nature, il n’y a pas eu à proprement parler de communauté de vie entre la victime et sa fratrie, il ne peut être contesté que la venue au monde d’un enfant est nécessairement un évènement particulièrement marquant et attendu tant par les parents que par les autres membres de la cellule familiale.
L’absence de relations fréquentes ne peut pas plus être retenu comme facteur susceptible de minimiser le préjudice. Une grossesse est l’occasion pour les parents, mais également pour les proches, de nouer des interactions avec le fœtus, lesquelles sont encouragées par le corps médical. Ces interactions se complètent par des gestes et rituels de préparation et d’anticipation de l’arrivée de l’enfant, ou par l’anticipation par chacun des relations à venir avec le nouveau-né.
Le préjudice d’affection vient par ailleurs indemniser le retentissement dans la durée d’un tel évènement pour ceux qui l’ont subi, en ce qu’il est nécessairement lourd de conséquences sur le long terme.

Bien que moins directement impliqués dans la grossesse et le changement de configuration à venir de la cellule familiale, les grands-parents sont indiscutablement affectés également par une telle disparition, qui vient pour eux aussi rompre un lien affectif déjà existant et causer une douleur psychique qui ne peut être sérieusement contestée.

Compte tenu de ce qui précède, il conviendra d’indemniser les préjudices d’affection de la façon suivante :
- 30 000 euros pour chacun des deux parents ;
- 15 000 euros pour chacun des frères ;
- 10.000 euros pour chacun des grands-parents ;

- Sur le préjudice d’impréparation des parents ;

Il ressort de l’article L.1111-2 du code de la santé publique que toute personne a le droit d'être informée, préalablement aux actes de soins, des risques inhérents à ceux-ci. Dès lors, le non-respect de son devoir d'information sur les risques par un professionnel de santé cause à celui auquel l'information était due, lorsque ce risque se réalise, un préjudice résultant d'un défaut de préparation aux conséquences de ce tel risque. Ce préjudice d’impréparation doit être indemnisé de façon autonome du préjudice résultant de la réalisation de ce risque lui-même.

Par nature, le préjudice d’impréparation des conséquences d’un risque médical est nécessairement le plus élevé pour une naissance, compte tenu de l’écart entre l’anticipation d’une naissance à venir pour des parents et la douleur de la perte brutale de son enfant.

En l’espèce, en l’absence de toute information préalable sur le risque d’une rupture utérine et de ses conséquences, les époux [N] n’ont aucunement pu se préparer à l’éventualité de perdre leur enfant à l’occasion de cet accouchement. En l’absence de tout facteur de risque identifié, cette perspective ne pouvait que leur être parfaitement étrangère.

Jusqu’aux complications dans l’accouchement intervenues à compter de 1h20, rien n’a permis à Madame [X] [A] et Monsieur [R] [N] de se préparer à la perspective de la perte de leur enfant. Il ne s’est donc écoulé qu’un peu plus d’une heure entre la manifestation des complications les plus graves et l’arrêt des manœuvres de réanimation conduisant au prononcé du décès de leur fille.

Compte tenu de ce qui précède, il conviendra d’indemniser leur préjudice d’impréparation à hauteur de 10 000 euros chacun.

- Sur le préjudice au titre des frais d’obsèques et funéraires ;

Les frais d’obsèques et les frais funéraires sont nécessairement la conséquence directe du décès de [J] [N]. Les demandeurs fournissent les factures correspondant à ces frais, qui, du reste, ne sont pas contestés par la défenderesse.

La clinique sera donc condamnée au paiement de la somme de 2838,78 euros au titre du préjudice matériel.

Sur les intérêts :
L’ensemble des condamnations pécuniaires produira intérêts au taux légal à compter du 1er février 2022, date de l’assignation valant mise en demeure.

- Sur les demandes formées à l’égard de la Caisse Primaire d’Assurance Maladie de Loire-Atlantique

Il n’est enfin pas utile de déclarer le présent jugement opposable à la CPAM de Loire-Atlantique puisqu’elle a été régulièrement assignée dans le cadre de cette procédure.

- Sur les demandes accessoires et l’exécution du jugement :

- Sur les dépens

Aux termes de l’article 696 du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens de l’instance, à moins que le juge, par décision motivée, n’en mette la totalité ou une fraction à la charge d’une autre partie.

En l’espèce, SAS CLINIQUE [12], partie défaillante, sera condamnée aux dépens de l’instance.

- Sur les demandes au titre de l’article 700 du code de procédure civile

En application de l’article 700 du code de procédure civile, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l’autre partie la somme qu’il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Le juge tient compte de l’équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d’office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu’il n’y a pas lieu à ces condamnations.

La SAS CLINIQUE [12], condamnée aux dépens, devra payer aux demandeurs, au titre des frais exposés par eux et non compris dans les dépens, une somme qu’il est équitable de fixer à 3000 euros.

- Sur l’exécution provisoire

Aux termes de l’article 514 du code de procédure civile, les décisions de première instance sont exécutoires de droit à titre provisoire à moins que la loi ou la décision rendue n’en dispose autrement.
En l’espèce, compte tenu de l’absence de motif dérogatoire, il sera rappelé que la présente décision est exécutoire de plein droit par provision.

PAR CES MOTIFS,

Le tribunal, statuant publiquement, par jugement contradictoire en premier ressort,
DIT que la SAS CLINIQUE [12] est responsable du décès de [J] [N] ;
CONDAMNE la SAS CLINIQUE [12] à payer à Monsieur [R] [N] et Madame [X] [A] la somme de 30 000 euros chacun à titre de dommages et intérêts en réparation de leur préjudice d’affection ;
CONDAMNE la SAS CLINIQUE [12] à payer à Monsieur [R] [N] et Madame [X] [A] la somme de 10 000 euros chacun à titre de dommages et intérêts en réparation de leur préjudice d’impréparation ;
CONDAMNE la SAS CLINIQUE [12] à payer à Monsieur [R] [N] et Madame [X] [A], en leur qualité de représentants légaux de [C] [N], la somme de 15 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice ;
CONDAMNE la SAS CLINIQUE [12] à payer à Monsieur [R] [N], en sa qualité de représentant légal de [V] [N] [G] et [O] [N] [G] la somme de 15000 euros chacun à titre de dommages et intérêts en réparation de leur préjudice ;
CONDAMNE la SAS CLINIQUE [12] à payer à Madame [E] [L], Monsieur [U] [N] et Monsieur [I] [A] la somme de 10 000 euros chacun à titre de dommages et intérêts en réparation de leur préjudice ;
CONDAMNE la SAS CLINIQUE [12] à payer à Madame [X] [A] et Monsieur [R] [N] la somme de 2838,78 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice matériel ;
DIT que l’ensemble de ces sommes sera assorti du taux d’intérêt au taux légal à compter du 1er février 2022 ;
CONDAMNE la SAS CLINIQUE [12] aux dépens de l’instance ;
CONDAMNE la SAS CLINIQUE [12] à payer à Monsieur [R] [N], Madame [X] [A], es nom et es qualité, Madame [E] [L], Monsieur [U] [N], Monsieur [I] [A] une indemnité globale de 3000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
RAPPELLE que l'exécution provisoire de la présente décision est de droit ;

LE GREFFIER, LE PRESIDENT,

Caroline LAUNAY Géraldine BERHAULT


Synthèse
Tribunal : Tribunal judiciaire de Nantes
Formation : 1ère chambre
Numéro d'arrêt : 22/00602
Date de la décision : 13/06/2024
Sens de l'arrêt : Fait droit à l'ensemble des demandes du ou des demandeurs sans accorder de délais d'exécution au défendeur

Origine de la décision
Date de l'import : 19/06/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;tribunal.judiciaire;arret;2024-06-13;22.00602 ?
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