TRIBUNAL JUDICIAIRE
DE MARSEILLE
PREMIERE CHAMBRE CIVILE
JUGEMENT N° 24/ DU 11 Juillet 2024
Enrôlement : N° RG 23/04748 - N° Portalis DBW3-W-B7H-3LGM
AFFAIRE : M. [U] [W] et autres (SARL ATORI AVOCATS)
C/ M. [R] [H] (Me Félicie JASSEM) et autres
DÉBATS : A l'audience Publique du 23 Mai 2024
COMPOSITION DU TRIBUNAL :
Président : SPATERI Thomas, Vice-Président (juge rapporteur)
Assesseur : JOUBERT Stéfanie, Vice-Présidente
Assesseur : BERGER-GENTIL Blandine, Vice-Présidente
Greffier lors des débats : BESANÇON Bénédicte
Vu le rapport fait à l’audience
A l'issue de laquelle, les parties ont été avisées que le prononcé de la décision aurait lieu par mise à disposition au greffe le : 11 Juillet 2024
Jugement signé par SPATERI Thomas, Vice-Président et par ALLIONE Bernadette, Greffier à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
NATURE DU JUGEMENT
réputée contradictoire et en premier ressort
NOM DES PARTIES
DEMANDEURS
Monsieur [U] [W]
père de Feu Monsieur [O] [W], décédé le [Date décès 9] 2015
né le [Date naissance 1] 1960
de nationalité Française, retraité, demeurant et domicilié [Adresse 7]
Madame [M] [W]
mère de Feu Monsieur [O] [W], décédé le [Date décès 9] 2015
née le [Date naissance 6] 1960 à [Localité 10] (13)
de nationalité Française, retraitée, demeurant et domiciliée [Adresse 7]
Monsieur [G] [W]
frère de Feu Monsieur [O] [W], décédé le [Date décès 9] 2015
né le [Date naissance 2] 1995 à [Localité 10]
de nationalité Française, expert automobile, demeurant et domicilié [Adresse 4]
représentés par Maître Yves SOULAS de la SARL ATORI AVOCATS, avocat au barreau de MARSEILLE
C O N T R E
DEFENDEURS
Monsieur [R] [H]
médecin généraliste, demeurant [Adresse 3]
représenté par Maître Félicie JASSEM, avocat au barreau de MARSEILLE
CPAM
dont le siège social est sis [Adresse 5], prise en la personne de son représentant légal en exercice domicilié en cette qualité audit siège
défaillante
Mutuelle UNEO MUTUELLE DE LA GENDARMERIE NATIONALE
dont le siège social est sis [Adresse 8], prise en la personne de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège
défaillante
EXPOSÉ DU LITIGE :
Faits et procédure :
Le [Date décès 9] 2015 le corps sans vie de [O] [W], âgé de 28 ans, a été retrouvé dans sa chambre d'étudiant.
Celui-ci faisait l'objet depuis 2010 d'un traitement à base de morphine, notamment sur prescription du docteur [H] entre le 17 janvier 2014 et le 23 mars 2015. Une ordonnance du 23 mars 2015 mentionnait notamment 56 comprimés de SKENAN LP 30 mg et 56 comprimés d’ACTISKENAN 30 mg d’autre part.
Le procureur de la République a ouvert une enquête en recherche des causes de la mort, et les docteurs [Y] et [E] ont été désignés aux fins d'autopsie.
Un rapport anatomo-pathologique du 2 juillet 2015 a indiqué que le décès peut être d'origine cardiaque et/ou toxique. Le rapport toxicologique du 29 mars 2016 a mis en évidence la présence de morphine, alcaloïde naturel de l'opium à visée antalgique, à une concentration létale.
Le rapport final des docteurs [Y] et [E] a indiqué que le décès est secondaire à une dépression respiratoire et un coma dans le cadre d'un surdosage médicamenteux en morphine.
À la demande de monsieur [U] [W], père de [O], le juge des référés de ce siège a désigné, par ordonnance du 17 décembre 2021, le docteur [K] en qualité d'expert.
Celui-ci a déposé son rapport le 20 août 2022. Ses conclusions sont les suivantes :
« Décrire en faisant une synthèse les soins pratiqués et les médicaments prescrits par le docteur [R] [H] à [O] [W], en précisant notamment les risques et aléas qu'ils présentaient :
Le docteur [H] prescrivait depuis 2014, tous les 28 jours, à monsieur [W] un traitement antalgique morphinique par SKENAN et ACTISKENAN tel que décrit plus haut. Il lui prescrivait également parfois d'autres traitements comme du STEROGYL ou du PANTOPRAZOLE. Il lui arrivait également de prescrire très rarement le renouvellement du traitement par SERESTA et NOCTAMIDE en lieu et place du psychiatre traitant. Les risques et aléas thérapeutiques des traitements morphiniques consistent essentiellement en un surdosage accidentel ou volontaire avec somnolence, voir coma et dépression respiratoire létale. Il existe également un risque d'accoutumance et de dépendance avec mésusage, addiction ou toxicomanie.
• Rechercher et dire si les soins et traitements médicamenteux dispensés par le docteur [R] [H] à la victime et délivré par la pharmacie du Merlan (BERTHOU-GIRARD) ont été attentifs, consciencieux et conformes aux données acquises par la science à leur date :
La délivrance des traitements morphiniques par la pharmacie BERTHOU-GIRARD ne montre aucune erreur, imprudence, manque de précautions nécessaire, négligence, maladresse ou autre défaillance commise. La prise en charge par le docteur [H], de monsieur [O] [W] jusqu'à son décès laisse entrevoir, comme longuement décrit ci-dessus, plusieurs constats qui s'ils ne représentent pas de lien de causalité direct et certain avec le décès de monsieur [W], ont été très certainement à l'origine d'une perte de chance pour lui lors de l'évolution des pathologies dont il était atteint.
A savoir :
Absence de tenue d'un dossier médical et/ou de fiches d'observation, préjudiciable pour le suivi et la coordination des soins par le docteur [H].Insuffisance de prise en compte par le docteur [H] des risques d'inobservance ou de mésusage thérapeutique par monsieur [W], inhérents à sa pathologie psychiatrique alors même que cela avait conduit à encadrer par une infirmière à domicile l'administration quotidienne des traitements psychotropes.Absence d'élément prouvant la prise en compte par le docteur [H] de l'état psychique et des risques mésusage du traitement morphinique par monsieur [W] notamment depuis la réception du courrier du 14/01/2015, du docteur [F], neurologue référent, l'informant de l'aggravation progressive des troubles, de l'absence de solution thérapeutique neurologique envisageable ainsi que de la contre-indication formelle à la conduite automobile expliquée à monsieur [W].Absence de recours par le docteur [H] à un Centre spécialisé d'algologie pour la prise en charge des douleurs chroniques invalidantes.
L’ensemble représente une perte de chance de 20% dans la survenue du décès de monsieur [O] [W]. »
Par acte de commissaire de justice des 27 avril et 4 mai 2023 monsieur [U] [W], madame [M] [W], et monsieur [G] [W] ont fait assigner le docteur [H], en présence de la CPAM des Bouches du Rhône et de la mutuelle UNEO.
Demandes et moyens des parties :
Aux termes de leurs dernières conclusions en date du 7 décembre 2023 ils demandent au tribunal de condamner le docteur [H] à leur payer à chacun la somme de 30.000 € en réparation de leur préjudice d'affection, de le condamner à payer à monsieur [U] [W] la somme de 4.597 € en remboursement des frais d'obsèques et de le condamner à leur payer la somme de 3.000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile.
Subsidiairement ils demandent la condamnation du docteur [H] à leur payer la somme de 18.000 € au titre de leur préjudice d'affection, au titre d'une perte de chance de 60 % d'éviter le décès de [O].
Au soutien de leurs demandes ils font valoir que l'expertise a mis en évidence quatre manquements fautifs imputables au docteur [H], qu'en conséquence son entière responsabilité doit être retenue, exposant en outre que dès le 30 janvier 2015 il avait prescrit une démarche de soins infirmiers pour mésusage thérapeutique, qu'il n'a pas orienté son patient vers un médecin algologue mais l'a laissé isolé, qu'il n'a pas envisagé une délivrance quotidienne du traitement en pharmacie ou par une infirmière, et qu'il n'a pas pris en compte l'état psychiatrique de son patient qui le rendait incapable de gérer seul son stock de médicaments.
Le docteur [H] a conclu le 18 décembre 2023 au rejet des demandes formées à son encontre, subsidiairement à ce que ne soit retenue qu'une perte de chance de 20 % et à la réduction en conséquence des sommes pouvant être allouées aux consorts [W], ainsi qu'au rejet en tout état de cause de la demande au titre des frais d'obsèques. Il demande également leur condamnation à lui payer la somme de 2.500 € en application de l'article 700 du code de procédure civile.
Il expose que l'expert n'a retenu qu'un taux de perte de chance d'éviter le décès que de 20 %, sans s'expliquer toutefois sur les 80 % restants, que sa prise en charge était adaptée à l'état de son patient dont l'inobservance ne portait que sur les neuroleptiques mais non sur les myorelaxants, qu'il n'existait au regard de son comportement aucun motif de prescrire un encadrement infirmier qui en tout état de cause aurait été inefficace, [O] [W] étant à même de mettre en place des statégies de contournement, et aurait eu pour effet de briser la confiance existant entre eux. Il ajoute qu'il n'a jamais détecté chez [O] de comportement suicidaire, contrairement aux conclusions de l'expert, et que seul le psychiatre qui le suivait était à même d'évaluer un éventuel comportement suicidaire. Il fait également observer que les recommandations de la HAS tendent à laisser à la disposition du patient la morphine pour pallier les multiples pics douloureux, rappelle que [O] [W] bénéficiait d'un suivi médical tous les 28 jours et était en outre suivi par un psychiatre et par une infirmière tous les jours.
Il fait encore valoir qu'aucun élément ne vient motiver l'existence d'un taux de perte de chance de 60 %.
La mutuelle UNEO et la CPAM des Bouches du Rhône n'ont pas constitué avocat.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 19 mars 2024.
MOTIFS DE LA DÉCISION :
En application de l’article L 1142-1 I du code de la santé publique, hors le cas où leur responsabilité est encourue en raison d'un défaut d'un produit de santé, les professionnels de santé mentionnés à la quatrième partie du présent code, ainsi que tout établissement, service ou organisme dans lesquels sont réalisés des actes individuels de prévention, de diagnostic ou de soins ne sont responsables des conséquences dommageables d'actes de prévention, de diagnostic ou de soins qu'en cas de faute.
La faute médicale se rattache à un manquement du médecin à son obligation de délivrer à son patient des soins consciencieux, attentifs, et, réserve faite de circonstances exceptionnelles, conformes aux données acquises de la science au moment où il dispense les soins.
La faute du médecin ne peut être déduite de la seule survenance d’un dommage.
L'expert a indiqué que le docteur [H] aurait commis quatre fautes ayant fait perdre à [O] [W] une chance d'éviter le surdosage médicamenteux dont il est décédé, dont l'absence de tenue d'un dossier médical, le manque de prise en considération d'une situation à risque et l'absence de recours à un centre d'algologie.
Il convient en premier lieu de relever qu'il n'est fait état d'aucune prescription issue de la littérature médicale interdisant ou simplement déconseillant la prescription d'antalgiques pour une durée de 28 jours comme l'a fait le docteur [H]. L'expert indique d'ailleurs que la prescription par le docteur [H] et la délivrance en une seule fois de 56 gélules de SKENAN 30 mg et de 56 gélules d'ACTISKENAN 30 mg par la pharmacie du Merlan étaient conforme à la réglementation sur les stupéfiants, que la dose quotidienne prescrite respecte les termes de l'autorisation de mise sur le marché, que la prescription était justifiée compte tenu de l'importance des douleurs neurogènes de [O] [W] et que dans le processus d'ajustement des doses il n'y a pas de limite supérieure tant que les effets indésirables peuvent être contrôlés et que la douleur n'est pas suffisamment calmée.
Si la tenue régulière d'un dossier médical peut être préjudiciable au suivi à long ou moyen terme du patient, celle-ci n'a pu en l'espèce n'avoir aucune incidence dès lors que le docteur [H] reçevait [O] [W] de façon régulière et fréquente depuis plus d'un an, qu'il connaissait les pathologies dont il souffrait et les traitements qui lui étaient administrés. Il n'a donc pu résulter de cette absence de tenue une rupture de la continuité des soins ou de la prise en charge, laquelle n'est d'ailleurs pas caractérisée par l'expert.
La pathologie psychiatrique dont souffrait [O] [W] était par ailleurs pris en charge par un psychiatre. Le docteur [H], s'il n'ignorait pas l'existence de la psychose maniaco-dépressive dont il souffrait, pouvait s'attendre à ce que ses effets soient maîtrisés. L'expert relève d'ailleurs que [O] [W] était informé des risques encourus par son traitement antalgique et qu'il était décrit par ses proches comme étant attentif, posé et en capacité de comprendre les risques thérapeutiques, qu'il était habituellement très ponctuel. Au cours d'une réunion d'expertise il a été mentionné que [O] ne semblait pas déprimé et qu'il avait formé des projets immobiliers, les pharmaciens le décrivant pour leur part comme étant très cohérent, calme et réfléchi et recherchant le contact social.
L'historique des soins et consultations repris dans le rapport d'expertise ne relate pour sa part aucun comportement susceptible de laisser penser que [O] [W] aurait pu attenter à ses jours, étant souligné que le rapport des médecins légistes indique que « le décès est secondaire à un surdosage en morphine dont l'origine volontaire ou non ne peut être démontrée ».
Il n'est donc pas établi dans ces conditions que le risque de surdosage médicamenteux aurait pu être anticipé ou que l'attention du docteur [H] aurait dû être attirée par un risque de comportement suicidaire justifiant un suivi plus strict dans la délivrance des médicaments. En outre le comportement habituel de [O] [W] tel que décrit lors de la réunion d'expertise ne permet pas de corréler l'affirmation de l'expert selon laquelle « l'existence d'une pathologie neurologique hyperalgique et l'existence de troubles psychiatriques psychotiques avec délires interprétatifs et phases hallucinatoires […] ont été de nature à interférer très fortement avec les conditions du décès ».
En particulier l'administration du traitement antalgique par une infirmière à domicile ne répond pas à une nécessité médicale prouvée, d'une part parce qu'il a été mis en évidence que [O] [W] avait jusqu'à son décès su gérer sans difficulté l'administration de ce traitement pendant plus d'un an et d'autre par parce que la délivrance du traitement psychotrope par une infirmière n'avait été justifiée que par le peu de compliance du patient à suivre ce dernier traitement et non par un risque de surdosage ou de mésusage.
L'absence de suivi en centre d'algologie, d'après les constations de l'expert, ne peut être imputée au docteur [H] dès lors que celui-ci n'a suivi [O] [W] que depuis le mois de janvier 2014, alors qu'une première proposition en faveur d'un tel suivi avait été faite dès le 3 janvier 2012 par un autre praticien mais sans être mise en œuvre.
Ainsi la prescription par le docteur [H] des antalgiques en cause n'a pas été faite dans des conditions fautives, et il convient dès lors de débouter les consorts [W] de leurs demandes.
Succombant à l'instance, ils en supporteront les dépens, avec droit de recouvrement direct au profit de maître JASSEM, conformément à l'article 699 du code de procédure civile ;
Ils seront encore condamnés in solidum à payer au docteur [H] la somme de 2.000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS :
Le tribunal, statuant par jugement réputé contradictoire et en premier ressort :
Déboute monsieur [U] [W], madame [M] [W], et monsieur [G] [W] de leurs demandes ;
Condamne in solidum monsieur [U] [W], madame [M] [W], et monsieur [G] [W] à payer au docteur [R] [H] la somme de 2.000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamne in solidum monsieur [U] [W], madame [M] [W], et monsieur [G] [W] aux dépens, avec droit de recouvrement direct au profit de maître JASSEM.
AINSI JUGÉ, PRONONCÉ ET MIS À DISPOSITION AU GREFFE DE LA PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE DU TRIBUNAL JUDICIAIRE DE MARSEILLE LE ONZE JUILLET DEUX MILLE VINGT QUATRE.
LE GREFFIER, LE PRÉSIDENT,