TRIBUNAL JUDICIAIRE
DE MARSEILLE
PREMIERE CHAMBRE CIVILE
JUGEMENT N°24/288 DU 08 Juillet 2024
Enrôlement : N° RG 20/00764 - N° Portalis DBW3-W-B7E-XF3B
AFFAIRE : Mme [S] [A] [L] ( Me Marion RAMBIER)
C/ Mme [T] [P] [O] épouse [L] (la SELARL SELARL LE ROUX-BRIN)
DÉBATS : A l'audience Publique du 13 Mai 2024
COMPOSITION DU TRIBUNAL :
Président : BERGER-GENTIL Blandine, Vice-Présidente
Greffier lors des débats : BESANÇON Bénédicte, Greffier
Vu le rapport fait à l’audience
A l'issue de laquelle, les parties ont été avisées que le prononcé de la décision aurait lieu par mise à disposition au greffe le : 08 Juillet 2024
Jugement signé par BERGER-GENTIL Blandine, Vice-Présidente et par BESANÇON Bénédicte, Greffier à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
NATURE DU JUGEMENT
contradictoire et en premier ressort
NOM DES PARTIES
DEMANDEURS
Madame [S] [A] [L]
née le [Date naissance 6] 1967 à [Localité 26] (MAROC), demeurant [Adresse 11] (CANADA) -
Monsieur [Y] [B] [MK]-[L]
né le [Date naissance 5] 1979 à [Localité 26] (MAROC)
de nationalité Française, demeurant [Adresse 25] -
représentés par Me Marion RAMBIER, avocat postulant au barreau de MARSEILLE et par Me Alexandra de SAINT-PIERRE, avocat plaidant au barreau de PARIS
CONTRE
DEFENDERESSE
Madame [T] [P] [O] épouse [L]
née le [Date naissance 4] 1943 à [Localité 44] (19)
de nationalité Française, demeurant [Adresse 34] (MAROC) -
représentée par Me Julie LE ROUX-LENA et Me Maïlys LE ROUX de la SELARL SELARL LE ROUX-BRIN, avocats au barreau de MARSEILLE
EXPOSE DU LITIGE :
[T], [X] [L] ayant pour prénom d’usage [X], né au Maroc, de nationalité française, a eu deux enfants :
- [S] [A] [L] née le [Date naissance 6] 1967 à [Localité 26] (Maroc) d’une première union avec [C] [E] - dont le divorce a été prononcé suivant jugement rendu par le tribunal de Rabat (Maroc) le 08 décembre 1970,
- [Y] [B] [MK]-[L] né à [Localité 26] (Maroc) le [Date naissance 5] 1979.
Il s’est uni en secondes noces le [Date mariage 3] 1989 avec [T] [O], à la mairie de [Localité 24], sous le régime légal de la Communauté réduite aux acquêts, à défaut de contrat de mariage préalable.
Le 3 décembre 2001, [X] [L] a vendu la propriété qu’il détenait en propre pour l’avoir acquis le 08 mars 1989 sis à [Localité 39] (Maroc) [Adresse 21] à son épouse [T] [O].
Par acte notarié en date du 2 janvier 2002 reçu par Maître [D], notaire à [Localité 36], les époux [L]-[O] ont procédé à un changement de régime matrimonial, au profit du régime français de la séparation de biens pure et simple.
Cet acte a été homologué par jugement du 23 mai 2002 rendu par le Tribunal de grande Instance de Montpellier.
Par acte notarié en date du 3 janvier 2002 reçu par Me [D], notaire à [Localité 36], [X] [L] a fait une donation entre époux.
Par testament olographe en date du 10 janvier 2012 déposé en l’étude de Me [N] [U], notaire à [Localité 36], [X] [L] a légué l’usufruit de tous ses biens à son épouse et la nue-propriété de ses biens à ses deux enfants.
[X] [L] est décédé à [Localité 39] (Maroc) le [Date décès 9] 2014.
Il résulte de l’acte de notoriété établi par Me [K], Notaire à [Localité 39] (MAROC) saisi de la succession de feu [X] [L] par [T] [O], que le défunt a laissé pour lui succéder :
- [T] [O], son conjoint survivant et usufruitière des biens dépendant de la succession en vertu du testament olographe pré-cité ;
- [S] [L] ;
- [Y] [MK]-[L] ;
Tous deux Légataires de la nue-propriété des biens dépendant de la succession.
Considérant qu’une partie de l’actif successoral avait été détournée, [S] [L] et [Y] [B] [MK]-[L] ont assigné, suivant exploit en date du 04 décembre 2019, [T] [O] aux fins d’ouverture des opérations de comptes, liquidation et partage de la communauté légale ayant existé entre les époux [L]/[O] du 2 décembre 1989 au 23 mai 2002 et plus généralement des intérêts patrimoniaux des époux [L]/[O], d’une part, et, d’autre part, aux fins d’ouverture des opérations de comptes, liquidation et partage de la succession de [X] [L].
Ils ont notamment sollicité la réintégration, dans la succession, des donations dont a bénéficiées [T] [O].
Par ordonnance d’incident rendue le 8 novembre 2021, le Juge de la mise en état a notamment :
● Rejeté l’exception d’incompétence soulevée par [T] [O] ;
Et à la demande des consorts [L],
● Ordonné une mesure d’expertise et désigné pour y procéder [R] [H], laquelle avec mission de :
➔ « se faire remettre tous documents et pièces utiles à la réalisation de sa mission, notamment les pièces bancaires relatives aux comptes personnels ou joints situés au Maroc et à Monaco au nom de [X] [L], sur la période de septembre 2001 à décembre 2014 inclus ;
➔ rechercher la ou les opérations pouvant correspondre au paiement du prix de 3 millions de dirhams correspondant à l’achat de la maison de [Localité 39] le 2 décembre 2001; ➔ inventorier les transferts de fonds opérés à partir de ces comptes au profit de [T] [O], soit retraits d’espèce, virements de compte à compte, chèques et recueillir les observations des parties sur la finalité de ces retraits ou versement ainsi que tous justificatifs utiles ;
➔ donner tout élément permettant aux parties et éventuellement au tribunal saisi d’évaluer le montant des donations dont [T] [O] aurait ainsi été bénéficiaire ;
➔ solliciter toute autorisation et mandater tous tiers, sapiteurs marocains, ou requérir les autorités compétentes pour accomplir sa mission au Maroc” ;
● Enjoint « aux parties de fournir immédiatement à cet expert toutes pièces nécessaires à l’accomplissement de sa mission » ;
● Rappelé que « l’expert commis pourra s’adjoindre, si nécessaire, tout spécialiste de son choix sur la liste des experts de la cour d’appel d’Aix en Provence (…) »
[T] [O] a interjeté partiellement appel de l’Ordonnance d’incident rendu par le Juge de la mise en état.
Par arrêt en date du 14 septembre 2022, la Cour d’appel d’Aix-en-Provence a retenu la compétence des juridictions marocaines devant appliquer la loi française, pour connaitre des demandes relatives à la succession mobilière de [X] [L] sur le fondement de l’article 45 du Code de procédure civile.
Aux termes de leurs dernières conclusions signifiées le 08 septembre 2023, [S] [L] et [Y] [B] [MK]-[L] demandent au tribunal de :
- Déclarer irrecevable l’exception d’incompétence du Tribunal judiciaire de Marseille au profit des juridictions marocaines pour statuer sur leurs demandes en liquidation des régimes matrimoniaux et d’ouverture des comptes, liquidation et partage des intérêts patrimoniaux des époux [L]/[O], soulevée par [T] [O] veuve [L] par conclusions en date du 12 juin 2023 ;
- En tout état de cause, la débouter de cette demande mal fondée ;
- Les déclarer recevables et bien fondés en leurs demandes ;
- Ordonner l’ouverture des opérations de comptes, liquidation et partage préalable de la communauté légale ayant existé entre les époux [L]/[O] du 2 décembre 1989 au 23 mai 2002 et plus généralement des intérêts patrimoniaux des époux [L]/[O] ;
- Qualifier de bien commun la villa située, [Adresse 21] (MAROC), acquise le 3 décembre 2001 par [T] [O] veuve [L] ;
- En conséquence, juger que l’actif de communauté se compose, a minima, de la villa située, [Adresse 21] (MAROC), acquise le 3 décembre 2001 par [T] [O] veuve [L] ;
- A titre subsidiaire, si le tribunal qualifiait ladite villa marocaine de bien propre de [T] [O] veuve [L], juger que cette dernière est redevable d’une récompense au profit de la Communauté au titre du financement de la villa à l’aide de deniers commun, égale au profit subsistant de la valeur de la villa au jour de la liquidation de la Communauté ;
- Ordonner l’ouverture des opérations de comptes, liquidation et partage de la succession de [T], [X] [L], décédé le [Date décès 9] 2014 ;
- Désigner pour y procéder tel notaire qu’il plaira, à l’exception de Maître [N] [U] et de Maître [VM] [D], notaires à [Localité 36] ;
- Enjoindre [T] [O] veuve [L] à dresser un état des immeubles dépendant et un inventaire des meubles dépendant de la succession de [X] [L], en application de l’article 600 du Code civil ;
- Condamner [T] [O] veuve [L] à fournir caution, en application de l’article 601 du Code civil ;
- Juger que le financement par [T] [X] [L] de l’ensemble immobilier sis à [Localité 38] acquis par [T] [O] veuve [L] en 2003 constitue une créance entre époux au profit de [X] [L] ;
En conséquence,
- Condamner [T] [O] veuve [L] à payer à la succession de [T] [X] [L] la somme de 561 220 euros au titre de cette créance ;
- Débouter [T] [O] veuve [L] de l’ensemble de ses demandes; - Condamner [T] [O] veuve [L] à payer à [S] [L] et à [Y] [MK]-[L] la somme de 6 000 € au titre de l’article 700 du Code de procédure civile ;
- Condamner [T] [O] veuve [L] aux entiers dépens ;
- Ordonner l’exécution provisoire.
Au soutien de leurs demandes, ils font valoir qu’à la date de la vente en date du 03 décembre 2001 de la prestigieuse propriété dite “[Adresse 31]” d’une superficie de 9 054 m2 située entre l’ancienne [Adresse 40] et de l’Ambassade de France, dans le quartier le plus onéreux de [Localité 39], les époux [L]-[O] étaient toujours mariés sous le régime légal français de la Communauté de biens réduite aux acquêts, et soumis au régime de l’article 1402 du code civil qui pose le principe de la présomption de communauté pour toute acquisition de bien meuble ou immeuble par l’un ou l’autre des époux ; que la propriété était présumée être un actif commun ; que [T] [O] n’a pas rapporté la preuve qu’elle l’avait acquis au moyen de fonds propres.
Ils indiquent que [T] [O] a chargé son notaire conseil habituel en France, Maître [N] [U], notaire à [Localité 36], du règlement de la succession de feu [X] [L], qui a dressé un projet de déclaration de succession, au vu de ses seules déclarations ; qu’elle a a également ouvert la succession au Maroc sans en avertir au préalable les enfants de [X] [L] et a chargé, à cet effet, Maître [K], notaire à [Localité 39].
Ils soutiennent qu’au décès de leur père, ils ont découvert la disparition de l’entier patrimoine marocain de leur père et le faible actif français déclaré par [T] [O] au notaire français, eu égard aux ressources et à la capacité d’épargne de leur père qui était né, avait vécu, travaillé et prospéré au Maroc tout au long de sa vie en qualité de directeur des Haras Royaux et surnommé « l’écuyer des trois rois » pour avoir travaillé pour les rois [Z], [I] et [G], et aussi en qualité de directeur des exploitations agricoles [Localité 29], de [Localité 28], de [Localité 43], [Localité 30] de [Localité 23] et de [Localité 41], couvrant plusieurs milliers d’hectares dont il était responsable et dont les produits étaient revendus sur les marchés locaux et internationaux.
Ils indiquent en effet qu’il ressort de l’actif successoral reconstitué par le notaire français, qu’au décès de leur père, la succession n’était composée que d’avoirs bancaires pour un montant global de 130 000 € environ, principalement déposés sur des comptes ouverts à Monaco auprès du [32] et des biens immobiliers situés à [Localité 24] (Bouches du Rhône) reçus principalement par donation par la mère de feu Monsieur [X] [L], ou acquis avant le mariage avec [T] [O], à l’exclusion de tout bien immobilier au Maroc ; que l’état du patrimoine de leur père ne correspond pas à la situation prestigieuse qui était la sienne de son vivant, ni aux revenus qui étaient les siens ; qu’aucun compte bancaire ouvert au Maroc n’a en outre été déclaré.
Ils indiquent que la propriété vendue par leur père à [T] [O], ancienne propriété du Président de la République française [FO] [V] et ayant également appartenu au Roi du Maroc [I] a toujours constitué le domicile principal de [X] [L] ; qu’il s’y était installé en 1968 avec sa première épouse et leur fille [S] [L] alors âgée de quelques mois ; qu’il a fait l’acquisition de cette propriété le 08 mars 1989 et a continué à y résider avec sa fille et sa seconde épouse, [T] [O] et ce jusqu’à son décès ; qu’ils n’ont retrouvé aucune trace de cette villa dans l’actif successoral tel que déclaré au décès de leur père.
Ils indiquent de plus qu’ils ont eu connaissance de placements au Maroc effectués par leur père, qui ont tout simplement disparu à son décès, et de la souscription d’assurances vie, confirmée par [X] [L] dans son testament, qui n’ont pas été déclarés à son décès par le conjoint survivant ; que le 30 mai 2015 des tableaux ayant appartenu à [X] [L] qui étaient à son domicile dans la maison marocaine ont été vendus aux enchères au Maroc, sous un prête nom, à l’insu des enfants, héritiers réservataires ; que le 7 août 2015, Me [K], notaire à [Localité 39] a dressé un acte de notoriété marocain ; que [T] [O] et son notaire Me [K] ont déclaré à Me [U] que le défunt n’avait laissé au Maroc aucun bien transmissible meuble ou immeuble ; que le projet de succession établi par Me [N] [U] reste incomplet puisqu’il omet les avoirs bancaires situés au Maroc, dont [T] [O] a finalement confirmé l’existence dans le cadre de la présente procédure; que suite aux investigations réalisées, ils peuvent déclarer avec certitude, qu’à son décès [X] [L] était titulaire du compte bancaire n°[XXXXXXXXXX014] auprès de la banque marocaine [18], dont le solde était de 1.433.352,94 Dirhams (135.000 €) au 31/12/2014 ; que ce compte qui ne serait pas clôturé à ce jour continuerait d’être alimenté ; que [T] [O] s’est délibérément accaparé le contenu dudit compte bancaire sans jamais l’inventorier dans la succession de [X] [L], se rendant ainsi coupable de recel successoral ; que des retraits d’espèces ont été effectués quelques jours avant le décès de [X] [L], soit un retrait de 100.000 Dirhams (9.454 €) le 10 décembre 2014 et un retrait de 50.000 Dirhams (4.727 €) le 19 décembre 2014 ; qu’il ressort, en outre, des documents recueillis, que [X] [L] a été titulaire de plusieurs comptes au Maroc, à tout le moins, un compte n°[XXXXXXXXXX02] ouvert auprès de la banque marocaine [22] actuellement dénommée [18], Agence Dakar à [Localité 26], et un compte n°[XXXXXXXXXX010] auprès de la [45], succursale de [Localité 39], également devenue la banque [18] actuelle.
Ils indiquent de plus que le 31 janvier 2003, [T] [O] a acquis un ensemble immobilier situé à [Localité 38] composé de deux appartements et de deux garages pour une valeur de 561.220 €, qu’elle n’a pas été en mesure de financer avec ses deniers propres.
Ils soutiennent que cette succession d’évènements mettent en évidence l’intention de [T] [O] de soustraire à la succession de [X] [L], le patrimoine marocain du défunt.
Ils indiquent que de plus, [T] [O] n’a établi aucun inventaire du mobilier dépendant de la succession, en dépit de l’obligation légale à laquelle elle était tenue en qualité d’usufruitière de la succession, conformément à l’article 601 du Code civil, et alors qu’elle n’en avait pas été dispensée ; que des objets et tableaux de valeur ont disparu ; qu’elle n’a pas davantage déclaré les huit immeubles en France dépendant de la succession et sujets à usufruit.
Ils font valoir qu’aux termes de ses conclusions du 12 juin 2023, [T] [O] soulève pour la première fois l’incompétence du tribunal judiciaire de Marseille pour statuer sur les demandes relatives à la liquidation des régimes matrimoniaux successifs et des intérêts patrimoniaux des époux [O]/[L] ; qu’elle est toutefois irrecevable à soulever l’incompétence du tribunal judiciaire de Marseille, les exceptions de procédure devant, à peine d'irrecevabilité, être soulevées simultanément et avant toute défense au fond ou fin de non-recevoir, d’une part ; que d’autre part, le juge du fond n’est pas compétent pour statuer sur une exception de procédure qui relève de la seule compétence du Juge de la mise en état jusqu’à son dessaisissement.
Ils indiquent qu’en tant qu’héritiers réservataires, ils agissent en qualité de continuateurs de la personne du défunt, conformément aux dispositions de l’article 724 alinéa 1 du Code civil ; que c’est en cette qualité de continuateurs de la personne du défunt qu’ils sollicitent, au nom et pour le compte de leur défunt père [X] [L], la liquidation des régimes matrimoniaux des époux [O]/[L] et des conséquences juridiques et financières qui en découlent.
Ils soutiennent que leurs demandes sont distinctes de celles relatives aux opérations de liquidation de la succession de [X] [L] ; qu’elles consistent notamment à procéder à la liquidation du premier régime matrimonial de communauté légale, qui n’a pas été effectuée du vivant des époux [O]/[L] en violation des règles applicables ; qu’avant de procéder à la liquidation du régime séparatiste existant au décès de [X] [L], il convient de s’assurer au préalable que lors de la modification du régime matrimonial en 2002, le régime de la communauté légale a été liquidée ; que le changement de régime matrimonial en janvier 2002 des époux [L]/[O], passant du régime de communauté légale français au régime de séparation de biens français, sans avoir procédé à la liquidation du premier régime matrimonial leur est préjudiciable en leur qualité d’héritiers réservataires ; qu’en effet, [X] [L] a vendu la villa marocaine à son épouse [T] [O], le 3 décembre 2001 au prix de 3 millions de Dirhams (280 253,35 €), alors qu’elle a été évaluée, en 2015, par Me [J], notaire à [Localité 39] (Maroc) au prix de plus de 44 670 000 Dirhams (4,2 millions d’euros) ; qu’en tout état de cause, ils rapportent la preuve d’un appauvrissement du patrimoine de leur père, alors que dans le même temps, le patrimoine de [T] [O], qui ne travaillait pas, n’a cessé de s’enrichir.
Aux termes de ses dernières conclusions signifiées le 09 juin 2023, [T] [O] demande au tribunal de :
- Ordonner l’ouverture des opérations de comptes, liquidation et partage de la succession de Monsieur [X] [L] portant sur les biens immobiliers de ce dernier situés à [Localité 24] ;
- Débouter les consorts [L] de l’ensemble de leurs autres demandes, fins et conclusions au motif :
- Principalement que ces demandes relèvent de la compétence exclusive des juridictions marocaines, conformément au dispositif de l’arrêt rendu par la Cour d’appel d’AIX-EN-PROVENCE le 14 septembre 2022 ;
- Très subsidiairement que ces demandes sont infondées.
En tout état de cause :
- Condamner les Consorts [L] et [MK]-[L] au paiement chacun d’une indemnité d’un montant de 3.000 € au titre des dispositions de l’article 700 du CPC, ainsi qu’aux entiers dépens.
- Ecarter l’exécution provisoire de la décision à intervenir (dans l’hypothèse extraordinaire d’une condamnation) dès lors qu’une telle exécution ne serait pas compatible avec la nature de l’affaire.
Elle fait valoir qu’en l’état de l’arrêt rendu par la cour d’appel d’AIX en PROVENCE le 14 septembre 2022, les juridictions françaises ne sont pas compétentes, la demande de liquidation du régime matrimonial présentant un caractère accessoire au litige successoral.
Elle soutient que l’acquisition du bien immobilier litigieux est intervenue alors que les époux étaient mariés sous le régime de la communauté légale réduite aux acquêts ; qu’elle a procédé à cette acquisition au moyen de fonds propres dont elle disposait avant le mariage grâce au capital issu de son divorce d’avec Monsieur [M], son époux en premières noces ; qu’aux termes de l’acte de vente de la propriété sise à [Localité 39], [X] [L] avait reconnu avoir encaissé le prix d’acquisition en totalité, l’acte notarié faisant état d’une quittance ; que 12 ans après l’avoir acquis, [X] [L] lui avait revendu ce bien pour un prix 16 fois supérieur au prix d’acquisition ; qu’il n’est dès lors pas contestable que ce bien est sa propriété exclusive; qu’il n’y a pas lieu à liquidation de la communauté.
Elle indique qu’il n’y a en outre pas lieu à inventaire au motif qu’il a été procédé à l’ouverture d’un coffre de sécurité en présence de toutes les parties le 18 mai 2016 d’une part, et que d’autre part les biens meubles garnissant la propriété sise à [Localité 27] lui appartiennent en propre ; que s’agissant des immeubles, elle a mandaté l’agence [42] aux fins de procéder à leur évaluation ; que ces évaluations ont été remises à Me [N] [U], notaire ; que s’agissant de la créance des demandeurs au titre de l’acquisition des biens immobiliers sis à [Localité 38], elle les a acquis grâce à un patrimoine immobilier qu’elle possédait avant son mariage avec feu [T] [X] [L], notamment un appartement sis à [Localité 35].
Elle fait valoir que son époux avait eu de graves problèmes de santé dès l’année 1997 qui l’avait amené à cesser ses activités au sein des Domaines Royaux en 2005 ; qu’il percevait une retraite modique et ne disposait pas des revenus confortables invoqués par les demandeurs ; qu’elle n’a jamais dissimulé les avoirs bancaires détenus par son époux au Maroc ; que de plus il ne possédait plus aucun patrimoine à [Localité 39].
Pour un plus ample exposé des moyens invoqués par les parties, il est renvoyé aux écritures susvisées.
L’ordonnance de clôture a été rendue le 12 février 2024 et l’affaire a été renvoyée à l’audience du 13 mai 2024.
MOTIFS :
Sur les demandes principales :
Sur la demande d’intégration à l’actif successoral de la propriété de [Localité 39] :
L’article 1401 du Code civil dispose que la communauté se compose activement des acquêts faits par les époux ensemble ou séparément durant le mariage, et provenant tant de leur industrie personnelle que des économies faites sur les fruits et revenus de leurs biens propres.
L’article 1402 du Code civil dispose que tout bien meuble ou immeuble est réputé acquêt de communauté si l’on ne prouve qu’il est propre à l’un des époux par application d’une disposition de la loi.
La présomption d’acquêts a notamment pour effet de contraindre l’époux qui revendique le caractère propre d’un bien d’en rapporter la preuve.
En l’espèce, il est constant, à l’examen des pièces versées aux débats, que [X] [L] a vendu le 3 décembre 2001 à son épouse commune en biens, [T] [O], la propriété qu’il possédait en propre, sis [Adresse 21] (MAROC) d’une superficie de 9.054 m2, pour l’avoir acquise le 10 mars 1989, et que cette cession est intervenue un mois avant que les époux ne changent de régime matrimonial au profit du régime français de la séparation de biens pure et simple.
Or, à la date de la vente du bien immobilier entre les époux par acte notarié passé en l’étude de Me [F] [W], notaire à [Localité 39], le 03 décembre 2001, l’épouse a versé comptant la somme de 3.000.000 de Dirhams sans que la provenance des fonds ne soit justifiée, et sans qu’aucune clause de remploi ne précise que cette propriété a été acquise à l’aide exclusive de fonds propres de l’épouse.
Si [T] [O] prétend avoir utilisé une somme de 100 000€ versée par l’AFER, force est de constater que cette somme a été débloquée à son profit ultérieurement, soit en avril 2003, de sorte qu’elle ne rapporte pas la preuve d’un financement de la propriété au moyen de fonds propres.
De plus, il est rappelé qu’en application de l’article 1434 du Code civil, il ne suffit pas d’acquérir un immeuble avec des deniers propres pour lui conférer la qualité de bien propre ; à défaut de la double déclaration dans l’acte, le remploi n’a lieu que par l’accord des deux époux et ne produit ses effets que dans leurs rapports réciproques.
[T] [O] n’ayant pas rapporté la preuve de l’origine des deniers lui ayant permis d’acquérir en propre la propriété sis à [Localité 39], la vente doit s’analyser en une donation déguisée faite au préjudice des héritiers réservataires eu égard à la valeur de la propriété dont s’agit, et des procédés mis en oeuvre pour éviter qu’ils n’acquièrent des droits sur ce bien.
En conséquence, le bien acquis par l’épouse commune en biens est réputé acquêt de communauté, et doit être intégré à l’actif commun de la communauté légale ayant existé entre les époux [L]/[O].
La valeur de la propriété sis [Adresse 21] (MAROC) d’une superficie de 9.054 m2 devra être estimée d'après son état au jour du mariage et d'après sa valeur au jour où le régime matrimonial sera liquidé.
Sur le lieu d’ouverture des opérations de liquidation partage du régime de communauté :
En application de l’article 720 du Code civil, la succession s’ouvre au dernier domicile du défunt.
L’article 1441 6° du Code civil dispose que la communauté se dissout par le changement de régime matrimonial.
En application des articles 1397 et 1444 du Code civil, dans leur rédaction en vigueur au 02 janvier 2002, le changement de régime matrimonial de la communauté légale au profit de la séparation de biens, homologué par jugement passé en force de chose jugée, doit faire l’objet d’une liquidation.
La détermination de l’actif net successoral nécessite de liquider au préalable le régime matrimonial auquel était soumis le défunt. Sous un régime communautaire, la détermination des droits du défunt dans l’actif commun suppose la liquidation préalable des récompenses, la composition des masses active et passive de communauté, la fixation des droits dans le boni de communauté compte tenu des conventions matrimoniales.
En l’espèce, par arrêt en date du 14 septembre 2022, la cour d’appel d’Aix-en-Provence a infirmé en toutes ses dispositions l’ordonnance du juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Marseille, la cour indiquant expressément que : « la succession de Monsieur [L] ayant été ouverte au Maroc, lieu de son domicile au moment de son décès, il appartient aux juridictions de l’ordre marocain de connaître des opérations nécessaires au règlement de la succession de ce dernier. »
En application du principe de concentration du contentieux justifié par une approche cohérente et globale de la situation juridique inhérente au partage judiciaire de la succession de feu [T], [X] [L], la nécessaire liquidation du régime matrimonial de la communauté légale française des époux [L]/[O] doit être considérée comme accessoire au litige successoral, les deux procédures devant être présentées concomittament devant les juridictions du lieu d’ouverture des opérations de liquidation comptes et partage de la succession de feu [T], [X] [L], soit devant les juridictions marocaines compétentes.
Sur l’ouverture des opérations de comptes, liquidation et partage des biens immobiliers situés en France :
S’il appartient, comme l’a relevé la cour d’appel d’AIX-EN-PROVENCE, aux juridictions de l’ordre marocain de connaître des opérations nécessaires au règlement de la succession de feu [X] [L], en revanche, en application du principe d’unicité des patrimoines, il ne peut y avoir deux procédures distinctes relatives aux opérations de comptes, liquidation et partage de la succession, les juridictions marocaines demeurant compétentes pour le tout.
Sur la créance dont serait redevable [T] [O] à l’égard de la succession :
En application de l’article 1099-1 du Code civil, quand un époux acquiert un bien avec des deniers qui lui ont été donnés par l’autre à cette fin, la donation n’est que des deniers et non du bien auquel ils sont employés.
En ce cas, les droits du donateur ou de ses héritiers n’ont pour objet qu’une somme d’argent suivant la valeur actuelle du bien. Si le bien a été aliéné, on considère la valeur qu’il avait au jour de l’alinénation, et si un nouveau bien a été subrogé au bien aliéné, la valeur de ce nouveau bien.
En l’espèce, le 31 janvier 2003, soit postérieurement au changement de régime matrimonial au profit de la séparation de biens, [T] [O] a acquis un ensemble immobilier situé sis [Adresse 8] à [Localité 38] composé de deux appartements et de deux garages pour une valeur totale de 561.220 €, dont un premier règlement de 269.599 € est intervenu comptant, le jour de la vente, via la comptabilité du notaire.
Cette acquisition intervient un an après le changement de régime matrimonial en faveur du régime de séparation de biens et un an après l’achat par [T] [O] de la villa de [X] [L] au Maroc.
Or, le prix d’achat de l’ensemble immobilier est manifestement trop élevé au vu des ressources de [T] [O] qui ne conteste pas avoir cessé de travailler depuis son mariage avec [X] [L] en 1981 et ne percevait donc aucun revenu professionnel ; en outre, elle ne justifie pas avoir vendu des biens propres préalablement à cette acquisition et ne communique aucune pièce relative aux modalités de financement de cet ensemble immobilier situé à [Localité 38] sur des fonds propres.
En conséquence, il est manifeste qu’elle a acquis ces biens avec des deniers qui lui ont été procurés par son époux à cette fin, de sorte que cette opération doit s’analyser en une donation et qu’il sera ordonné la restitution de la valeur des biens acquis à [Localité 38] suivant leur valeur actuelle appréciée d’après l’état des immeubles lors de leur acquisition.
Sur l’obligation d’inventaire et de caution :
En application de l’article 600 du Code civil, l’usufruitier prend les choses dans l’état où elles sont mais il ne peut entrer en jouissance qu’après avoir fait dresser en présence du propriétaire ou lui dûment appelé, un inventaire des meubles et un état des immeubles sujets à l’usufruit.
En l’espèce, il y a lieu de rappeler qu’aux termes d’un testament olographe établi le 10 janvier 2012, [T] [X] [L] a légué l’usufruit de tous ses biens à son épouse [T] [O] et la nue propriété de tous ses biens à ses deux enfants.
La propriété de [Localité 39] ayant été réintégrée à l’actif de communauté des époux [L]/[O], il y a lieu d’ordonner l’inventaire mobilier et immobilier prévu par la loi.
Aussi, le projet de déclaration de succession établi par Me [U], notaire à [Localité 36] à la demande de [T] [O] mentionne dans l’actif de succession des biens immobiliers sis à [Localité 24].
L’inventaire devra en conséquence porter aussi sur l’ensemble des biens mobiliers et immobiliers sis à [Localité 24].
En revanche, la demande aux fins de condamner [T] [O] à verser caution en application de l’article 601 du Code civil sera rejetée à défaut d’avoir été motivée.
Sur les demandes accessoires :
[T] [O], qui succombe, sera condamnée aux entiers dépens.
Il n’est pas inéquitable de la condamner à payer à [S] [L] et à [Y] [MK]-[L] la somme de 4 000€ en application de l’article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS :
LE TRIBUNAL, stuant après débats publics par mise à disposition au greffe, par jugement contradictoire rendu en premier ressort,
DIT que la propriété sis [Adresse 21] (MAROC) d’une superficie de 9.054 m2 constitue un bien commun qui sera intégré à l’actif de communauté des époux [L]/[O], soumis au régime de la communauté légale jusqu’à la date du jugement d’homologation du changement de leur régime matrimonial en date du 23 mai 2002 ;
DIT que la valeur de la propriété sis [Adresse 21] (MAROC) d’une superficie de 9.054 m2 devra être estimée d'après son état au jour du mariage et d'après sa valeur au jour où le régime matrimonial sera liquidé ;
ORDONNE la restitution dans l’actif successoral de la valeur des biens acquis à [Localité 38] le 31 janvier 2003 cadastrés AY [Cadastre 12] à AY[Cadastre 13], AY [Cadastre 16], AY [Cadastre 17], et AY [Cadastre 7] suivant leur valeur actuelle appréciée d’après l’état des immeubles lors de leur acquisition ;
ORDONNE l’inventaire mobilier et immobilier concernant la propriété sis [Adresse 21] (MAROC), d’une part, et d’autre part, celui concernant les biens situés à [Localité 24] sis, [Adresse 37]; “[Adresse 33]”, [Adresse 19] ; [Adresse 20] ; [Adresse 1] et [Adresse 15] ;
DIT que la liquidation du régime matrimonial de communauté légale française des époux [L]/[O] consécutive au changement de régime matrimonial intervenu par acte notarié du 2 janvier 2002, homologué par jugement du 23 mai 2002, sera présentée devant la juridiction du lieu d’ouverture des opérations de liquidation, comptes et partage de la succession de feu [T], [X] [L] conformément à la loi française devant les juridictions marocaines compétentes ;
DIT que l’ensemble des opérations de comptes, liquidation et partage de la succession de feu M. [T] [X] [L] s’opèrera en application de la loi nationale française devant les juridictions marocaines compétentes ;
DEBOUTE les parties de leurs demandes plus amples ou contraires ;
CONDAMNE [T] [O] à payer à [S] [L] et à [Y] [MK]-[L] la somme de 4 000€ en application de l’article 700 du code de procédure civile ;
CONDAMNE [T] [O] aux entiers dépens.
AINSI JUGE PAR MISE A DISPOSITION AU GREFFE DE LA PREMIERE CHAMBRE CIVILE DU TRIBUNAL JUDICIAIRE DE MARSEILLE LE 08 Juillet 2024
LE GREFFIER LE PRESIDENT