MINUTE N° :
TRIBUNAL JUDICIAIRE
DE LYON
POLE SOCIAL - CONTENTIEUX GENERAL
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
JUGEMENT DU :
MAGISTRAT :
ASSESSEURS :
DÉBATS :
PRONONCE :
AFFAIRE :
NUMÉRO R.G :
03 Septembre 2024
Julien FERRAND, président
Gilles GUTIERREZ, assesseur collège employeur
Emmanuelle GIRAUD, assesseur collège salarié
assistés lors des débats et du prononcé du jugement par Maëva GIANNONE, greffière
tenus en audience publique le 07 Mai 2024
jugement réputé contradictoire, rendu en premier ressort, le 03 Septembre 2024 par le même magistrat
Monsieur [T] [B] C/ Société [6]
N° RG 20/01964 - N° Portalis DB2H-W-B7E-VIQA
DEMANDEUR
Monsieur [T] [B], demeurant [Adresse 2]
représenté par la SELARL MATHIEU AVOCATS, avocats au barreau de LYON
DÉFENDERESSE
La Société [6], venant aux droits de la société [5] - dont le siège social est sis [Adresse 1]
représentée par la SELARL ADK, avocats au barreau de LYON
PARTIE INTERVENANTE
CPAM DU RHONE, dont le siège social est sis [Adresse 7]
non comparante, ni représentée
Notification le :
Une copie certifiée conforme à :
[T] [B]
Société [6]
CPAM DU RHONE
la SELARL ADK, vestiaire : 1086
la SELARL MATHIEU AVOCATS, vestiaire : 1889
Une copie revêtue de la formule exécutoire :
la SELARL MATHIEU AVOCATS, vestiaire : 1889
Une copie certifiée conforme au dossier
FAITS, PROCÉDURE ET PRÉTENTIONS DES PARTIES
Monsieur [T] [B] a été embauché en qualité de préparateur de commandes le 1er mars 2019 par la société [5], aux droits de laquelle se trouve la société [6], après avoir occupé le même poste en étant mis à disposition par la société [4] en qualité de travailleur intérimaire depuis le 8 octobre 2018.
Victime d'un accident du travail survenu le 24 juillet 2019, il a saisi le 8 octobre 2020 le pôle social du tribunal judiciaire de Lyon aux fins de reconnaissance de la faute inexcusable de son employeur ayant concouru à la survenance de cet accident.
Aux termes de ses dernières conclusions reprises à l'audience du 7 mai 2024, Monsieur [B] expose qu'il a été blessé à l'épaule gauche, déjà fragilisée par une intervention médicale antérieure, alors qu'on lui avait ordonné de transporter des cartons remplis de catalogues qu'il devait jeter dans un container, et qu'il n'a fait l'objet d'aucune visite médicale ni de visite d'information ou de prévention préalable.
Il fait valoir :
- que son employeur aurait dû mettre à sa disposition un tire-palette de taille adaptée pour pouvoir rentrer à l'intérieur des containers ;
- que la société [5] avait conscience du danger auquel il était exposé pour ne pas avoir sciemment organisé de rendez-vous médicaux ;
- que le contrôle par la médecine du travail aurait permis de détecter la fragilité de son épaule équipée de vis à la suite d'une opération et d'éviter de la solliciter à outrance ;
- que la tâche confiée n'entrait pas dans ses fonctions de préparateur de commandes et qu'elle a été confirmée par le témoignage de Monsieur [J] qui l'aidait ;
- que son accord pour le port de charges jusqu'à 15 kg sur un formulaire lorsqu'il travaillait en intérim est inopérant au regard de l'obligation de l'employeur d'organiser la visite médicale d'embauche.
Il sollicite en conséquence, sous le bénéfice de l'exécution provisoire, outre la reconnaissance de la faute inexcusable de la société [5], l'organisation d'une expertise médicale aux fins d'évaluer ses préjudices, et le paiement de la somme de 3 000 € à titre de provision à valoir sur son préjudice et d'une indemnité de 2 400 € en application de l'article 700 du code de procédure civile.
La société [6] conclut au rejet de ces demandes et sollicite la condamnation de Monsieur [B] au paiement de la somme de 2 500 € en application de l'article 700 du code de procédure civile.
Elle fait valoir :
- que le siège des lésions résultant de l'accident n'est pas justifié dès lors que Monsieur [B] a fait état de douleurs à l'épaule droite alors que le certificat médical initial mentionne une contusion de l'épaule gauche ;
- que la preuve des conditions dans lesquelles Monsieur [B] se serait blessé n'est pas rapportée en l'absence de témoin et que l'attestation établie par Monsieur [J] n'est pas probante pour avoir été établie plus d'un an après l'accident par un salarié licencié pour faute grave et au regard de ses incohérences ;
- que Monsieur [B] a été débouté de ses demandes par jugement du conseil de prud'hommes de Lyon du 5 juin 2023, qui a notamment retenu que la mission qu'il effectuait entrait dans les tâches de son poste ;
- qu'elle était dispensée d'organiser une visite d'information et de prévention alors que Monsieur [B] en avait bénéficié dans le cadre de son embauche par la société [4] en octobre 2018 ;
- que Monsieur [B] avait déclaré auprès de la société [4] qu'il était apte à manipuler des charges jusqu'à 15 kilogrammes, et qu'il n'a jamais signalé qu'il présentait une fragilité à l'épaule gauche ;
- que le risque lié aux manutentions manuelles et ports de charges est évalué comme acceptable dans le cadre du document unique d'évaluation des risques 2018 ;
- que Monsieur [B] ne présente aucune séquelle imputable à l'accident, et a été déclaré consolidé au 12 mars 2020.
A titre subsidiaire, la société [6] conclut au rejet de la demande de provision et demande que soient exclue de la mission d'expertise l'évaluation des préjudices non caractérisés en l'absence de séquelles.
Aux termes de ses conclusions adressées à la juridiction, la caisse primaire d'assurance maladie du Rhône, qui n'a pas comparu à l'audience du 7 mai 2024, ne formule pas d'observations sur la reconnaissance de la faute inexcusable et demande pour le cas où elle serait retenue qu'il soit jugé qu'elle recouvrera directement auprès de l'employeur les sommes versées au titre de la majoration de rente en application des dispositions des articles L. 452-2 et D. 452-1 du code de la sécurité sociale et des préjudices reconnus dans l'éventualité où une expertise serait ordonnée, outre les frais relatifs à la mise en oeuvre de l'expertise.
MOTIFS
Sur la faute inexcusable :
L'employeur est tenu à l'égard de ses salariés d'une obligation légale de sécurité et de protection de la santé.
Le manquement à cette obligation caractérise la faute inexcusable au sens de l'article L. 452-1 du code de la sécurité sociale lorsque l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et qu'il n'a pas pris les mesures pour l'en préserver.
Il suffit que la faute commise par l'employeur soit une cause nécessaire de l'accident ou de la maladie pour que la responsabilité de ce dernier soit engagée alors même que d'autres fautes ont concouru au dommage.
L'accident du 24 juillet 2019 dont Monsieur [B] a été victime a été déclaré par son employeur le 26 juillet 2019 dans les termes suivants :
- activité de la victime : le salarié effectuait du tri ;
- nature de l'accident : le salarié déclare qu'en jetant des catalogues dans la benne en hauteur il aurait ressenti une douleur à l'épaule droite ;
- siège des lésions : Epaule, y compris clavicule et omoplate côté droit ;
- nature des lésions : douleur.
Le certificat médical initial établi le 25 juillet 2019 à l'hôpital privé de l'Est lyonnais constate une contusion de l'épaule gauche.
L'accident a été pris en charge d'emblée par la caisse primaire d'assurance maladie au titre de la législation professionnelle.
Les lésions consécutives à l'accident ont été déclarées consolidées au 12 mars 2020, date confirmée par une expertise qui précise que Monsieur [B] présente un état antérieur majeur au niveau de l'épaule gauche en lien avec une opération chirurgicale réalisée en 2017 portant sur la butée antérieure.
S'il existe une contradiction sur le siège des lésions située à l'épaule droite par la déclaration d'accident du travail et à l'épaule gauche par le certificat médical initial, elle n'est pas de nature à remettre en cause les circonstances de l'accident, qui n'ont pas été contestées et n'ont pas fait l'objet de réserves par l'employeur, la déclaration étant en tout état de cause établie par un salarié de la société [5] et le report des informations pouvant être source d'erreur.
La constatation médicale d'une contusion de l'épaule gauche réalisée dès le lendemain, l'accident étant survenu la veille en fin de journée selon les informations figurant sur la déclaration, est en outre cohérente avec l'état antérieur lié à une intervention chirurgicale sur la butée antérieure de l'épaule gauche avec pause de vis réalisée en 2017.
Il n'y a pas lieu d'écarter des débats l'attestation établie par Monsieur [J], conforme aux dispositions des articles 200 à 203 du code de procédure civile, pour une partialité qui n'est pas démontrée. Monsieur [J] déclare avoir travaillé aux côtés de Monsieur [B] le jour de l'accident pour vider les cartons de catalogues et jeter ces derniers dans une benne.
Les circonstances de l'accident apparaissent ainsi établies au regard de l'ensemble de ces éléments.
En application de l'article R. 4124-10 du code du travail, tout travailleur bénéficie d'une visite d'information et de prévention, réalisée par l'un des professionnels de santé mentionnés au premier alinéa de l'article L. 4624-1 dans un délai qui n'excède pas trois mois à compter de la prise effective du poste de travail.
L'article R. 4624-15 précise que lorsque le travailleur a bénéficié d'une visite d'information et de prévention dans les cinq ans [...], l'organisation d'une nouvelle visite d'information et de prévention n'est pas requise dès lors que l'ensemble des conditions suivantes sont réunies :
1° Le travailleur est appelé à occuper un emploi identique présentant des risques d'exposition équivalents ;
2° Le professionnel de santé mentionné au premier alinéa de l'article L. 4624-1 est en possession de la dernière attestation de suivi ou du dernier avis d'aptitude ;
3° Aucune mesure formulée au titre de l'article L. 4624-3 ou aucun avis d'inaptitude rendu en application L. 4624-4 n'a été émis au cours des cinq dernières années ou, pour le travailleur mentionné à l'article R. 4624-17, au cours des trois dernières années.
Si la société [6] fait état de ce que Monsieur [B] a bénéficié d'une visite médicale d'embauche réalisée par la société [4] lors de son embauche le 8 octobre 2018, force est de constater qu'elle n'en rapporte pas la preuve. Il résulte du dossier de recrutement rempli par Monsieur [B] lors de son embauche initiale par la société [4] qu'il a déclaré ne pas avoir récemment passé un suivi médical de travail.
Au regard des obligations légales susvisées, l'employeur ne peut ignorer les risques encourus par un salarié à défaut de s'assurer de son aptitude médicale au poste.
En s'abstenant de toute démarche aux fins de vérifier que Monsieur [B] a fait l'objet d'une visite d'information et de prévention dans les cinq ans précédent son embauche et de ce que la médecine du travail était en possession de la dernière attestation de suivi ou du dernier avis d'aptitude, la société [5] a manqué à son obligation de protection de la santé de son salarié.
Ce manquement à ses obligations a concouru à la survenance de l'accident dans le cadre de travaux de manutention manuelle de charges lourdes malgré un état antérieur que la visite obligatoire est destinée à prendre en compte.
L'accident du 24 juillet 2019 est ainsi imputable à la faute inexcusable de la société [5].
Sur les conséquences de la faute inexcusable :
L'état de santé de Monsieur [B] a été déclaré consolidé sans séquelles au 12 mars 2020.
Les éléments médicaux versés aux débats justifient qu'il soit alloué à Monsieur [B] la somme de 1 000 € à titre de provision à valoir sur la réparation de ses préjudices.
Avant-dire droit sur l'indemnisation, une expertise médicale judiciaire de la victime est nécessaire pour évaluer les préjudices.
Par décision du 18 juin 2010, le conseil constitutionnel, apportant une réserve à l'article L 452 -3 du code de la sécurité sociale, a reconnu aux salariés victimes d'un accident du travail imputable à la faute inexcusable de l'employeur la possibilité de pouvoir réclamer devant les juridictions de sécurité sociale la réparation de l'ensemble des dommages non couverts par le livre IV de la sécurité sociale.
L'expert aura dès lors pour mission de déterminer l'ensemble des préjudices subis non couverts par le livre IV du code de la sécurité sociale sans qu'il ne soit nécessaire à Monsieur [B] à ce stade de la procédure de discuter de l'étendue de l'indemnisation à laquelle il peut prétendre et de justifier de l'étendue de ses préjudices.
Il est précisé que la fixation de la date de consolidation relève de la prérogative du médecin conseil de l'organisme social, et que lorsqu'elle est devenue définitive, elle doit être considérée comme acquise, l'expert n'ayant pas à se prononcer sur ce point.
La Caisse Primaire d'Assurance Maladie du Rhône doit faire l'avance des frais d'expertise médicale et de la provision. Subrogée dans les droits de l'assuré, elle pourra procéder au recouvrement des sommes avancées directement auprès de l'employeur comprenant les frais d'expertise.
S'agissant des décisions rendues en matière de sécurité sociale, l'exécution provisoire est facultative, en application de l'article R.142-10-6 du code de la sécurité sociale.
En l'espèce, la nécessité de devoir ordonner l'exécution provisoire n'est pas démontrée. Il n'y a donc pas lieu d'ordonner l'exécution provisoire de la présente décision.
La société [6] sera condamnée à payer à Monsieur [B] la somme de 2 000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
Le pôle social du tribunal judiciaire de Lyon, statuant par jugement mis à disposition, réputé contradictoire et en premier ressort,
Dit que l'accident du travail dont Monsieur [T] [B] a été victime le 24 juillet 2019 est imputable à la faute inexcusable de la société [6] venant aux droits de la société [5] ;
Alloue à Monsieur [T] [B] une provision de 1 000 € à valoir sur l'indemnisation de ses préjudices ;
Dit que la Caisse Primaire d'Assurance Maladie du Rhône doit faire l'avance de l'indemnité provisionnelle à charge pour elle de recouvrer la somme auprès de l'employeur ;
Avant-dire droit sur l'indemnisation :
Ordonne une expertise médicale de Monsieur [B] ;
Désigne pour y procéder Madame le Docteur [H] [N] [V], [Adresse 3] ;
Lui donne mission, après avoir convoqué les parties, de :
- se faire communiquer le dossier médical de Monsieur [B],
- examiner Monsieur [B],
- détailler les lésions provoquées par l'accident du travail du 24 juillet 2019 ;
- décrire précisément les séquelles consécutives à cet accident et indiquer les actes et gestes devenus limités ou impossibles,
- indiquer la durée de la période pendant laquelle la victime a été dans l'incapacité totale de poursuivre ses activités personnelles,
- indiquer la durée de la période pendant laquelle la victime a été dans l'incapacité partielle de poursuivre ses activités personnelles et évaluer le taux de cette incapacité,
- dire si l'état de la victime a nécessité l'assistance constante ou occasionnelle d'une tierce personne avant la consolidation par la sécurité sociale, et, dans l'affirmative, préciser la nature de l'assistance et sa durée quotidienne,
- dire si la victime subit, du fait de l'accident, et après consolidation, un déficit fonctionnel permanent défini comme une altération permanente d'une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles ou mentales, ainsi que des douleurs permanentes ou tout autre trouble de santé entraînant une limitation d'activité ou restriction de participation à la vie en société, en évaluer l'importance et en chiffrer le taux,
- dire si l'état de la victime nécessite ou a nécessité un aménagement de son logement,
- dire si l'état de la victime nécessite ou a nécessité un aménagement de son véhicule,
- donner tous éléments pour apprécier si la victime a perdu une chance de promotion professionnelle,
- évaluer les souffrances physiques et morales consécutives à la maladie,
- évaluer le préjudice esthétique consécutif à la maladie,
- évaluer le préjudice d'agrément consécutif à la maladie,
- évaluer le préjudice sexuel consécutif à la maladie,
- donner tous éléments pour apprécier si la victime subit une perte de chance de réaliser un projet de vie familiale,
- dire si la victime subit des préjudices exceptionnels et s'en expliquer,
- dire si l'état de la victime est susceptible de modifications,
Rappelle que la consolidation de l'état de santé de Monsieur [T] [B] résultant de l'accident du travail du 24 juillet 2019 a été fixée par la caisse primaire d'assurance maladie à la date du 12 mars 2020 et qu'il n'appartient pas à l'expert de se prononcer sur ce point ;
Dit que l'expert devra prendre en considération les observations ou réclamations des parties, qu'il devra les joindre à son avis lorsqu'elles sont écrites et que les parties le demandent, et qu'il devra faire mention des suites qu'il leur aura données ;
Dit qu'il pourra pour ce faire adresser un pré-rapport aux parties et rappelle que lorsqu'il a fixé aux parties un délai pour formuler leurs observations ou réclamations, l'expert n'est pas tenu de prendre en compte celles qui auraient été faites après l'expiration de ce délai, à moins qu'il n'existe une cause grave et dûment justifiée, auquel cas il en fait rapport au juge ;
Dit que l'expert déposera son rapport au greffe du pôle social du tribunal judiciaire de Lyon dans le délai de six mois à compter de sa saisine et en transmettra une copie à chacune des parties ;
Dit que la caisse primaire d'assurance maladie doit faire l'avance des frais de l'expertise médicale ;
Dit que la caisse primaire d'assurance maladie du Rhône pourra recouvrer auprès de la société [6] l'intégralité des sommes allouées à Monsieur [B] en réparation de ses préjudices personnels dont elle fera l'avance, comprenant la provision allouée, et les frais d'expertise ;
Condamne la société [6] à restituer à la Caisse Primaire d'Assurance Maladie du Rhône l'intégralité des sommes dues au titre de la faute inexcusable dont elle aura fait l'avance ;
Condamne la société [6] à payer à Monsieur [T] [B] la somme de 2 000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile ;
Réserve les dépens ;
Ainsi jugé et mis à disposition au greffe du tribunal le 3 septembre 2024, et signé par le président et la greffière.
LA GREFFIERE LE PRÉSIDENT