MINUTE N° :
TRIBUNAL JUDICIAIRE
DE LYON
POLE SOCIAL - CONTENTIEUX GENERAL
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
JUGEMENT DU :
MAGISTRAT :
ASSESSEURS :
DÉBATS :
PRONONCE :
AFFAIRE :
NUMÉRO R.G :
03 Septembre 2024
Julien FERRAND, président
Gilles GUTIERREZ, assesseur collège employeur
Emmanuelle GIRAUD, assesseur collège salarié
assistés lors des débats et du prononcé du jugement par Maëva GIANNONE, greffière
tenus en audience publique le 07 Mai 2024
jugement, réputé contradictoire, rendu en premier ressort le 03 Septembre 2024 par le même magistrat
Madame [Y] [K] C/ Société SARL [5] (LA [6])
N° RG 19/02148 - N° Portalis DB2H-W-B7D-UB7U
DEMANDERESSE
Madame [Y] [K], demeurant [Adresse 2]
représentée par Maître Jean-Philippe MOREL, avocat au barreau de DIJON, substitué par Maître PIN-BARRAZ Clément, avocat au barreau de LYON
DÉFENDERESSE
Société SARL [5] (LA [6]), dont le siège social est sis [Adresse 1]
représentée par Maître Mathilde de BERNON, de la SELARL ALAGY BRET ET ASSOCIES, avocate au barreau de LYON, substituée par Maître CHAUFOUR Anne-Laure, avocate au barreau de LYON
PARTIE INTERVENANTE
CPAM DU RHONE, dont le siège social est sis [Adresse 7]
non comparante, ni représentée
Notification le :
Une copie certifiée conforme à :
[Y] [K]
Société SARL [5] (LA [6])
CPAM DU RHONE
la SELARL [3], vestiaire : 11
Me Jean-Philippe MOREL
Une copie revêtue de la formule exécutoire :
Me Jean-Philippe MOREL
Une copie certifiée conforme au dossier
FAITS, PROCÉDURE ET PRÉTENTIONS DES PARTIES
Par jugement du 11 janvier 2022, auquel il sera renvoyé pour l'exposé des faits et des prétentions initiales des parties, le pôle social du tribunal judiciaire de Lyon :
- a dit que la société [5] a commis une faute inexcusable responsable de l'accident du travail dont Madame [Y] [K] a été victime le 6 juin 2017 ;
- a dit que la rente dont Madame [Y] [K] est bénéficiaire sera fixée au taux maximal légal ;
- a alloué à Madame [Y] [K] une provision de 5.000,00 € à valoir sur la réparation de son préjudice ;
- a dit que la Caisse Primaire d'Assurance Maladie du Rhône doit faire l'avance de l'indemnité provisionnelle à charge pour elle de recouvrer la somme auprès de l'employeur ;
- avant dire droit sur l'indemnisation, a ordonné l'expertise médicale de Madame [Y] [K] et désigné pour y procéder Monsieur le Docteur [V] ;
- a dit que la Caisse Primaire d'Assurance Maladie doit faire l'avance des frais de l'expertise médicale, à charge pour elle de les recouvrer auprès de l'employeur ;
- a dit que la CPAM du Rhône pourra recouvrer à l'encontre de la société [5] l'intégralité des sommes dont elle serait susceptible de faire l'avance, au titre de la majoration de la rente versée à Madame [Y] [K] ainsi que des montants alloués à cette dernière en réparation des préjudices reconnus ;
- a dit n'y avoir lieu à exécution provisoire ;
- a condamné la société [5] à payer à Madame [Y] [K] une indemnité de 2 000,00 € en application de l'article 700 du Code de procédure civile ;
- a laissé les dépens à la charge de la société [5].
Le Docteur [C] a été désigné aux fins de réaliser l'expertise susvisée en remplacement du Docteur [V] empêché.
Le Docteur [C] a transmis son rapport d'expertise du 21 octobre 2022 dont les conclusions sont les suivantes :
- déficit fonctionnel temporaire total : 5 jours d'hospitalisation, du 6 au 8 juin 2017, le 29 mai 2018 et le 30 juin 2021 ;
- déficit fonctionnel temporaire partiel : 3 semaines à 25 % après chaque intervention, 12 semaines à 15 % après chaque intervention et 7 semaines à 10 % ;
- assistance par une tierce personne : 1 heure par jour pour une durée de 30 jours après chaque intervention, soit une durée totale de 60 heures ;
- souffrances endurées : 4/7 ;
- préjudice esthétique : 2/7 ;
- préjudice d'agrément : Madame [K] explique n'avoir pas repris la pratique du dessin, de la peinture, de la broderie, du badminton et de l'équitation ;
- aménagement du logement et du véhicule : sans objet ;
- préjudice sexuel : sans objet ;
- aucune perte de chance de promotion professionnelle.
A l'audience du 7 mai 2024, Madame [Y] [K] demande :
- que la majoration de la rente soit fixée à son maximum ou qu'il soit constaté qu'elle a été fixée à son taux maximum légal ;
- que la caisse primaire d'assurance maladie et la société [5] soient condamnées in solidum au paiement des indemnités pour les préjudices subis à hauteur des sommes suivantes :
- frais de déplacement : 1 000 €
- assistance d'une tierce personne : 1 620 €
- assistance à expertise : 500 €
- déficit fonctionnel temporaire : 878,85 €
- souffrances endurées : 20 000 €
- déficit fonctionnel permanent : 30 600 €
- préjudice esthétique : 10 000 €
- préjudice d'agrément : 10 000 €
- à titre subsidiaire, qu'un complément d'expertise soit ordonné pour déterminer le déficit fonctionnel permanent ;
- que la société [5] soit condamnée au paiement de la somme de 3 000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile.
Elle fait notamment valoir :
- qu'elle a dû exposer des frais de déplacements pour les soins et consultations ;
- que le taux de 14 % pour le déficit fonctionnel permanent après amputation de l'index droit est cohérent au regard des douleurs, de l'aspect esthétique de sa main et des conséquences tant physiques que morales ;
- qu'elle a été contrainte de mettre un terme à ses activités créatives et sportives qu'elle pratiquait avec passion.
La société [5] soulève l'irrecevabilité de la demande de majoration de la rente compte tenu de l'autorité de chose jugée attachée au jugement du 11 janvier 2022.
Elle formule les offres indemnitaires suivantes :
- assistance à expertise : 500 €
- assistance d'une tierce personne : 900 €
- déficit fonctionnel temporaire : 813,75 €
- souffrances endurées : 8 000 €
- préjudice esthétique : 2 000 €
Elle conclut au rejet des demandes au titre des frais de déplacement, qui ne sont pas justifiés, du déficit fonctionnel permanent, qui n'a pas été évalué et qui se distingue du taux d'incapacité permanente partielle, sauf à ordonner un complément d'expertise pour évaluer ce préjudice, et du préjudice d'agrément en l'absence de preuve de la pratique d'activités et de gêne ou d'impossibilité retenue par l'expert.
La caisse primaire d'assurance maladie du Rhône n'a pas comparu.
MOTIFS DE LA DÉCISION
En application de l'article L 452-3 du code de la sécurité sociale, la victime d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle imputable à la faute inexcusable de l'employeur peut prétendre à l'indemnisation des souffrances physiques et morales, du préjudice esthétique, du préjudice d'agrément et du préjudice résultant de la perte ou de la diminution de ses possibilités de promotion professionnelle.
Par décision n° 2010-08 QPC du 18 juin 2010, le conseil constitutionnel a reconnu au salarié victime d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle imputable à la faute inexcusable de l'employeur le droit de réclamer devant les juridictions de sécurité sociale la réparation de l'ensemble des dommages non couverts par le livre IV du code de la sécurité sociale.
Par deux arrêts prononcés en Assemblée plénière le 20 janvier 2013, la Cour de cassation a jugé que la rente versée aux victimes d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle ne répare pas le déficit fonctionnel permanent.
Ce préjudice résulte de la réduction définitive après consolidation du potentiel physique et psychosensoriel ou intellectuel du fait de l'atteinte à l'intégrité anatomo-physiologique, à laquelle s'ajoutent les phénomènes douloureux et les répercussions psychologiques, notamment le préjudice moral et les troubles dans les conditions d'existence personnelles, familiales et sociales de la victime.
Employée en qualité de cuisinière par la société [5] qui exerce une activité de restauration, Madame [K], alors âgée de 23 ans, droitière, a été blessée le 6 juin 2017 alors qu'elle utilisait un hachoir à viande. L'accident a entraîné une amputation de l'index droit et une plaie pulpo-unguéale du pouce droit, une rechute le 31 octobre 2017 pour syndrome dépressif post traumatique, et une nouvelle rechute le 16 avril 2019 pour névrome et fibrome du moignon du doigt II de la main droite et syndrome dépressif réactionnel.
Les soins ont essentiellement consisté en trois interventions chirurgicales avec hospitalisation, un traitement antalgique prolongé, un suivi psychiatrique avec prescriptions d'antidépresseur et anxiolytique et des séances de rééducation fonctionnelle.
L'expert retient au titre des séquelles, outre la perte des trois phalanges de l'index droit, une baisse de mobilité de l'enroulement du pouce droit de 14 %, une importante baisse de la force de serrage de 67 %, des douleurs neuropathiques liées à la présence d'un névrome récidivant, un retentissement dans les gestes du quotidien avec perte de dextérité et un traumatisme psychologique persistant.
Sur la majoration de rente :
Par jugement du 11 janvier 2022, le tribunal a dit que la rente dont Madame [Y] [K] est bénéficiaire sera fixée au taux maximal légal. Eu égard à l'autorité de chose jugée attachée à cette décision, la nouvelle demande du même chef est irrecevable.
Sur le déficit fonctionnel temporaire :
Ce poste de préjudice a pour objet d'indemniser l'invalidité subie par la victime dans sa sphère personnelle jusqu'à sa consolidation. Cette invalidité correspond aux périodes d'hospitalisation de la victime, mais aussi à la perte de qualité de vie et à celle des joies usuelles de la vie courante que rencontre la victime durant la convalescence, la privation temporaire des activités privées ou d'agrément auxquelles la victime se livrait habituellement et le préjudice sexuel avant consolidation.
Les parties s'accordent sur l'évaluation du déficit fonctionnel temporaire effectuée par l'expert sur les trois périodes concernées, et divergent sur le montant de l'indemnité journalière, qui sera fixée à la somme sollicitée à hauteur de 27 €, soit une indemnisation de 878,85 €.
Sur les souffrances endurées :
Ce poste de préjudice a pour objet de réparer toutes les souffrances physiques et psychiques, ainsi que les troubles associés que doit endurer la victime par suite de l'atteinte à son intégrité physique jusqu'à la consolidation, étant précisé que les souffrances endurées après la consolidation sont indemnisées au titre du déficit fonctionnel permanent.
L'expert judiciaire a chiffrées les souffrances endurées par Madame [K] à 4/7.
Eu égard aux douleurs tant physiques que psychologiques, aux soins qui ont été détaillés par l'expert, et à leur durée jusqu'à la consolidation, les souffrances endurées par la victime seront indemnisées à hauteur de 20 000 €.
Sur le préjudice d'agrément :
Ce poste de préjudice répare l'impossibilité ainsi que les limitations ou les difficultés pour la victime de pratiquer régulièrement une activité spécifique sportive ou de loisirs.
L'expert a exposé les doléances de Madame [K] qui déclare avoir dû arrêter ses activités créatives et sportives, à savoir le dessin, la peinture, la broderie, le badminton et l'équitation.
La pratique antérieure de ces activités et leur arrêt sont confirmés par l'attestation établie par son oncle, Monsieur [S] [K]. La restriction importante de ces activités est établie au regard des séquelles physiques retenues par l'expert.
Ce poste de préjudice sera indemnisé à hauteur de 10 000 €.
Sur le préjudice esthétique :
Ce poste de préjudice a pour objet de réparer l'altération de l'apparence physique de la victime avant et après la consolidation.
Le principe du préjudice esthétique n'est pas discuté. Evalué à 2/7 par l'expert, il sera indemnisé à hauteur de 4 000 €.
Sur les frais d'assistance par une tierce personne :
Dans le cas où la victime a besoin, du fait de son incapacité temporaire totale ou partielle, d'être assistée avant la consolidation par une tierce personne, elle a le droit à l'indemnisation du coût du recours à cette tierce personne.
Les frais d'assistance tierce personne à titre temporaire ne sont pas couverts au titre du livre IV et doivent être indemnisés sans être pour autant réduits en cas d'assistance par un membre de la famille, ni subordonnés à la production de justificatifs des dépenses effectives.
Les parties s'accordent sur les conclusions de l'expert retenant la nécessité d'une assistance pour une durée globale de 90 heures. Elles divergent sur le coût horaire, qui sera fixé à 18 €, soit une indemnisation de 1 620 €.
Sur les frais de déplacement :
Les frais de transport de la victime et la prise en charge des frais nécessités par le traitement, la réadaptation fonctionnelle ou la rééducation relèvent des frais couverts par le livre IV du code de la sécurité sociale, visés notamment par l'article L. 431-1 du code de la sécurité sociale, qu'ils soient antérieurs ou postérieurs à la consolidation, et ne peuvent dès lors faire l'objet d'une indemnisation complémentaire.
Madame [K] sera dès lors déboutée de sa demande au titre de ces frais.
Sur les frais d'assistance à l'expertise :
Les frais d'assistance à expertise sont indemnisables, dès lors qui ne sont pas couverts par les dispositions du Livre IV du code de la sécurité sociale.
Il sera fait droit à la demande à hauteur de 500 €, conforme à l'offre de la société [5].
Sur le déficit fonctionnel permanent :
Ce poste tend à indemniser la réduction définitive après consolidation du potentiel physique, psychosensoriel, ou intellectuel résultant de l'atteinte à l'intégrité anatomo-physiologique, à laquelle s'ajoutent les phénomènes douloureux et les répercussions psychologiques, et notamment le préjudice moral et les troubles dans les conditions d'existence.
Il s'agit, pour la période postérieure à la consolidation, de la perte de qualité de vie, des souffrances après consolidation et des troubles ressentis par la victime dans ses conditions d'existence du fait des séquelles qu'elle conserve.
Ce préjudice, distinct de ceux indemnisés par la rente versée aux victimes d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle, a été reconnu par les arrêts prononcés en Assemblée plénière le 20 janvier 2013.
La mission d'expertise ordonnée par jugement du 11 janvier 2022 ne pouvait dès lors prévoir l'évaluation de ce préjudice.
Un complément d'expertise est nécessaire aux fins d'évaluer ce poste de préjudice.
Sur les autres demandes :
La caisse primaire d'assurance maladie du Rhône devra faire l'avance de l'intégralité des sommes revenant à la victime en réparation de ses préjudices et au titre des frais d'expertise et de la majoration de la rente ou du capital, et dispose du droit d'en recouvrer le montant sur l'employeur.
Compte tenu du complément d'expertise ordonné, il sera sursis à statuer sur le surplus des demandes.
PAR CES MOTIFS
Le pôle social du tribunal judiciaire de Lyon, statuant par jugement mis à disposition, réputé contradictoire et en premier ressort,
Vu le jugement du pôle social du tribunal judiciaire de Lyon du 11 janvier 2022,
Déclare irrecevable la demande de Madame [Y] [K] relative à la majoration de la rente eu égard à l'autorité de la chose jugée résultant du jgt susvisé qui a fait droit à sa demande du même chef ;
Fixe le montant des indemnités revenant à Madame [Y] [K] aux sommes suivantes :
- souffrances endurées : 20 000 €
- préjudice esthétique : 4 000 €
- déficit fonctionnel temporaire : 878,85 €
- tierce personne : 1 620 €
- frais d'assistance à expertise : 500 €
- préjudice d'agrément : 10 000 €
soit une indemnisation s'élevant à 36 998,85 €, dont il convient de déduire la provision allouée à hauteur de 5 000 €, soit un solde de 31 998,85 € ;
Déboute Madame [Y] [K] de sa demande au titre des frais de déplacement ;
Dit que la caisse primaire d'assurance maladie du Rhône doit faire l'avance de l'intégralité des sommes revenant à la victime en réparation de ses préjudices et au titre des frais d'expertise et de la majoration de rente à charge pour elle de les recouvrer auprès de l'employeur ;
Sursoit à statuer sur l'indemnisation du déficit fonctionnel permanent ;
Avant dire droit :
Ordonne un complément d'expertise :
Désigne pour y procéder Madame le Docteur [H] [C], expert près la Cour d'appel de LYON demeurant [Adresse 4] ;
Lui donne mission complémentaire, après avoir convoqué les parties, de :
- dire si Madame [Y] [K] subit, du fait de l'accident du travail du 6 juin 2017, et après consolidation un déficit fonctionnel permanent défini comme une altération permanente d'une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles ou mentales, ainsi que des douleurs permanentes ou tout autre trouble de santé entraînant une limitation d'activité ou restriction de participation à la vie en société, et en évaluer l'importance et en chiffrer le taux ;
Dit que l'expert devra prendre en considération les observations ou réclamations des parties, qu'il devra les joindre à son avis lorsqu'elles sont écrites et que les parties le demandent, et qu'il devra faire mention des suites qu'il leur aura données ;
Dit qu'il pourra, pour ce faire, adresser un pré-rapport aux parties et rappelle que lorsqu'il a fixé aux parties un délai pour formuler leurs observations ou réclamations, l'expert n'est pas tenu de prendre en compte celles qui auraient été faites après l'expiration de ce délai, à moins qu'il n'existe une cause grave et dûment justifiée, auquel cas il en fait rapport au juge ;
Dit que l'expert déposera son rapport au Greffe du Pôle Social du Tribunal Judiciaire de Lyon dans le délai de six mois à compter de sa saisine et en transmettra une copie à chacune des parties ;
Sursoit à statuer sur les autres demandes ;
Réserve les dépens.
Ainsi jugé et mis à disposition au greffe du tribunal le 3 septembre 2024, et signé par le président et la greffière.
LA GREFFIERE LE PRÉSIDENT