N° RG 23/02270 - N° Portalis DBX6-W-B7H-XT36
INCIDENT
TRIBUNAL JUDICIAIRE
DE BORDEAUX
5EME CHAMBRE CIVILE
50D
N° RG 23/02270 - N° Portalis DBX6-W-B7H-XT36
Minute n° 2024/00
AFFAIRE :
[N] [W], [T] [L]
C/
S.E.L.A.R.L. [D] [S] ET ASSOCIES, S.A.R.L. CHANTIERS [E]
Grosse Délivrée
le :
à
Avocats :
Me Marielle LORCY
Me Lucie TEYNIE
ORDONNANCE DU JUGE DE LA MISE EN ETAT
Le HUIT AOUT DEUX MIL VINGT QUATRE
Nous, Madame Marie WALAZYC, Vice-Présidente,
Juge de la Mise en Etat de la 5EME CHAMBRE CIVILE,
Isabelle SANCHEZ, Greffier lors des débats et Pascale BUSATO, Greffier lors du prononcé
DÉBATS
A l’audience d’incident du 18 juin 2024
Vu la procédure entre :
DEMANDEURS AU FOND
DEMANDEURS A L’INCIDENT
Madame [N] [W]
née le 03 Septembre 1970 à BORDEAUX (33000)
30 rue Cazeau Vieil
33460 ARSAC
représentée par Me Marielle LORCY, avocat au barreau de BORDEAUX
Monsieur [T] [L]
né le 18 Novembre 1967 à MARMANDE (47200)
30 rue Cazeau Vieil
33460 ARSAC
représenté par Me Marielle LORCY, avocat au barreau de BORDEAUX
DEFENDERESSES AU FOND
S.E.L.A.R.L. [D] [S] ET ASSOCIES es qualité de liquidateur de la SARL CHANTIERS [E] désigné par décision du tribunal de commerce de DOUAI en date du 4 octobre 2023
257 rue Saint Julien
59500 DOUAI
défaillant
DEMANDERESSE A L’INCIDENT
S.A.R.L. CHANTIERS [E], immaticulée au RCS de DOUAI sous le n°382 583 532
20 rue Albert Charton
59552 COURCHELETTES
représentée par Me Lucie TEYNIE, avocat au barreau de BORDEAUX
*******
EXPOSE DES FAITS ET DE LA PROCEDURE
Au cours de l’année 2006, madame [N] [W] et monsieur [T] [L] (ci-après : « les consorts [W]/ [L]) ont acquis une péniche de type « Freycinet », pour un usage exclusif de logement. Considérant que la partie avant de ce bateau était endommagée lors de l’achat, ils se sont rapprochés de la SARL CHANTIERS [E] exerçant une activité de chantier naval afin d’effectuer des travaux de réparation.
La SARL CHANTIER [E] a effectué les travaux de découpe de la partie endommagée du bateau et de pose d’une doublante, à la suite desquels elle a émis cinq factures entre les mois de juillet et octobre 2006 pour un montant total de 34.498,93 euros.
Depuis l’acquisition en 2006 et les travaux effectués la même année, le bateau est resté amarré au port de Bordeaux. Il a été mis en cale sèche le 30 mai 2022.
A cette date, estimant avoir identifié des malfaçons consécutives aux travaux réalisés en 2006, les consorts [W]/[L] ont demandé, vainement, à la SARL CHANTIERS [E] de prendre en charge le montant des nouveaux travaux réalisés à leur demande par la société CONCEPT METAL.
Par acte délivré le 14 mars 2023, les consorts [W]/ [L] ont fait assigner la SARL CHANTIERS [E] devant le tribunal judiciaire de Bordeaux sur le fondement des articles L.5113-4 à L.5113-6 du code des transports et de l’article 1147 du code civil, dans sa version en vigueur en 2006, aux fins de la voir condamner à leur verser la somme de 124.495 euros assortie des intérêts au taux légal à compter du 7 décembre 2022, à titre de dommages et intérêts, d’ordonner la capitalisation des intérêts par application de l’article 1343-2 du code civil et de la voir condamner à leur verser la somme de 3.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’aux entiers dépens de l’instance.
Par conclusions spécialement adressées au juge de la mise en état le 4 juillet 2023, la SARL CHANTIERS [E] a soulevé un incident de mise en état.
Par jugement en date du 4 octobre 2023, le tribunal de commerce de Douai a ouvert une procédure de liquidation judiciaire à l’égard de cette société et désigné la SELARL [D] [S] ET ASSOCIES en qualité de liquidateur judiciaire.
Par courrier en date du 13 novembre 2023, le conseil de madame [N] [W] et de monsieur [T] [L] a procédé à une déclaration de créances auprès du liquidateur judiciaire de la SARL CHANTIERS [E] pour un montant de 127.549,94 euros. Cette déclaration de créances a été notifiée par voie électronique le 4 janvier 2024.
Par acte délivré le 18 janvier 2024, les consorts [W]/ [L] ont appelé en intervention forcée la SELARL [D] [S] ET ASSOCIES. Ils sollicitent ainsi que le jugement à intervenir lui soit rendu commun et opposable et que la somme de 124.495 euros outre les intérêts légaux à compter du 7 décembre 2022 soit fixée à titre de créance au passif de la SARL CHANTIERS [E]. Enfin, ils réclament la condamnation de tout succombant à leur verser la somme de 3.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, ainsi qu’aux dépens.
La SELARL [D] [S] ET ASSOCIES n’a pas constitué avocat.
L’incident a été évoqué à l’audience du 18 juin 2024.
PRETENTIONS ET MOYENS DES PARTIES SUR L’INCIDENT
Par conclusions d’incident notifiées par voie électronique le 4 juillet 2023, maintenues après reprise de l’instance du fait de l’intervention forcée de son liquidateur, la SARL CHANTIERS [E] sollicite du juge de la mise en état de constater que l’action introduite en 2013 par les consorts [W]/ [L] en vue de l’indemnisation des prétendues malfaçons du fait de travaux réalisés entre les mois de juillet et octobre 2006 sur le bateau est prescrite.
La SARL CHANTIERS [E] sollicite à titre subsidiaire, si le juge de la mise en état considérait les articles L.5513-3 et L.5513-4 applicables en l’espèce, de juger que « le délai annal de l’article L.5513-4 est enfermé dans le délai de prescription de droit commun ».
La SARL CHANTIERS [E] demande enfin que les consorts [W]/ [L] soient condamnés à lui verser la somme de 3.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, outre les dépens de l’instance.
Au soutien de sa demande d’irrecevabilité, la SARL CHANTIERS [E] fait valoir, au visa des articles 31, 122 et 789 du code de procédure civile ainsi que 1710 et 2224 du code civil, que le contrat qu’elle a conclu avec madame [N] [W] et monsieur [T] [L] est un contrat de louage d’ouvrage et les actions en responsabilité dérivant de ce contrat sont soumises au délai de prescription quinquennale.
Elle conclut qu’en l’espèce, les travaux qu’elle a réalisés « ont été terminés au plus tard » le 31 octobre 2006 et que toute action dirigée à son encontre du fait de son intervention sur le bateau [F] est prescrite depuis le 1er novembre 2006.
La SARL CHANTIERS [E] ajoute que les consorts [W]/ [L] ont manqué à leur obligation légale d’obtention d’un titre de navigation prévu par l’article L. 4121-1 du code des transports et de réalisation d’une expertise à sec tous les dix ans en vertu des articles D. 4221-40 et D. 4221-47 du même code et qu’ils « auraient dû être en mesure de découvrir les prétendus désordres au plus tard en 2016 ».
En réponse aux arguments soutenus par ces derniers visant à écarter le moyen tiré de la prescription quinquennale, la SARL CHANTIERS [E] réplique que les dispositions des articles L.5113-4 et suivant du code des transports relatives à la garantie des vices cachés due par le constructeur sont inapplicables en l’espèce car elles visent uniquement les constructeurs de navires et non de bateaux.
Enfin, la SARL CHANTIERS [E] conclut que s’il était retenu que le contrat conclu avec les consorts [W]/ [L] était un contrat de construction et de réparation navale au sens des articles L.5113-2 et suivants du code des transports, le délai de prescription annale courant à compter de la découverte du vice caché ne pourrait « être utilement invoqué qu’à l’intérieur du délai de droit commun de l’article L.110-4 du code de commerce » et se réfère à un arrêt de la Chambre commerciale de la Cour de Cassation. La SARL CHANTIERS [E] en déduit que si l’action dirigée à son encontre était considérée comme relevant du droit maritime, elle serait en tout état de cause prescrite au 1er novembre 2011. Elle estime donc que cette action serait tardive et introduite au-delà du délai établi par l’article 2224 du code civil.
Par conclusions d’incident notifiées par voie électronique les 8 avril 2024 et 4 juin 2024, madame [X] [W] et monsieur [T] [L] demandent au juge de la mise en état de les déclarer recevables et bien fondés en toutes leurs demandes et de condamner la SARL CHANTIERS [E] à leur verser la somme de 500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
Les conclusions d’incident notifiées par voie électronique le 4 juin 2024 ont été signifiées par voie de commissaire de justice le même jour à la SELARL [D] [S] ET ASSOCIES.
Les consorts [W]/ [L] contestent le moyen tiré de la prescription invoqué par la SARL CHANTIERS [E] en faisant valoir, au visa des articles 2224 et 2232 du code civil ainsi que de l’article L.110-4 I du code de commerce relatif à la prescription des obligations nées entre commerçants et non commerçants, que le point de départ de la prescription extinctive est désormais unifié quel que soit le fondement textuel.
Ils soutiennent que selon un arrêt récent rendu par la chambre mixte de la Cour de cassation (en date du 21 juillet 2023, n°20-10.763), « le point de départ de la prescription extinctive des articles 2224 du code civil et L.110-4 I du code de commerce se confond désormais avec le point de départ du délai pour agir prévu à l’article 1648, alinéa 1, du code civil, à savoir la découverte du vice ».
Les défendeurs à l’incident affirment qu’ils ont découvert les malfaçons lors de la mise en cale sèche du bateau durant le mois de juillet 2022 et qu’en conséquence, le délai d’action de droit commun expirera au mois de juillet 2027. Madame [N] [W] et monsieur [T] [L] rappellent que l’assignation a été délivrée le 14 mars 2023 à la SARL CHANTIERS [E], soit antérieurement à l’expiration du délai de prescription et qu’en tout état de cause la délivrance de cette assignation est intervenue avant l’expiration du délai butoir de vingt ans.
Bien que régulièrement assigné, la SELARL [D] [S] ET ASSOCIES n’a pas constitué avocat. Il y a donc lieu de statuer par ordonnance réputée contradictoire.
MOTIVATION
En vertu de l’article 789 6°) du code de procédure civile, le juge de la mise en état est seul compétent pour statuer jusqu’à son dessaisissement pour statuer sur les fins de non-recevoir.
Sur la prescription de l’action
Les consorts [W] et [L] fondent leur action sur la garantie des vices cachés prévue par les articles L. 5113-4 à L. 5113-6 du code des transports ainsi que sur la responsabilité contractuelle sur le fondement de l’article 1147 du code civil dans sa rédaction en vigueur en 2006.
L’article 2224 du code civil dispose que les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire du droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer.
En vertu de l’article L.110-4 I du code de commerce, « les obligations nées à l'occasion de leur commerce entre commerçants ou entre commerçants et non-commerçants se prescrivent par cinq ans si elles ne sont pas soumises à des prescriptions spéciales plus courtes ».
Par ailleurs, l’action en garantie des vices cachés engagée à l’encontre du constructeur ou de l’entreprise qui a procédé à la réparation d’un navire doit être engagée, à peine de prescription, dans l’année qui suit la découverte du vice, en application des articles L. 5113-4 à L. 5113-6 du code des transports précités.
Selon le dernier état de la jurisprudence en la matière, issu de l’arrêt de la Chambre mixte de la Cour de cassation du 21 juillet 2023 (pourvoi n°20-10.763), le point de départ glissant de la prescription extinctive des articles 2224 du code civil et L. 110-4, I, du code de commerce se confond désormais avec le point de départ du délai pour agir prévu à l'article 1648, alinéa 1er, du code civil, à savoir la découverte du vice. L’article 1648 du code civil étant l’article relatif à la garantie des vices cachés de droit commun, il y a lieu d’appliquer cette jurisprudence également à l’action introduite sur le fondement des dispositions précitées du code des transport prévoyant un délai plus court de prescription et étendant le champ de l’action au réparateur. Cet arrêt a par ailleurs précisé que l’encadrement dans le temps de cette action est assuré par l’article 2232 du code civil, qui prévoit un délai butoir de 20 ans à compter de la naissance du droit, à savoir en matière de garantie des vices cachés, le jour de la vente ou, en l’espèce, le jour de l’achèvement des travaux.
Dès lors que la demande en paiement formée par les consorts [W] et [L] est fondée à la fois sur la garantie des vices cachés prévue par le code des transports et sur la responsabilité contractuelle, le point de départ de la prescription de droit commun est identique à celui de la prescription abrégée prévue par le code des transports, soit la découverte du vice. Son terme est le délai butoir de 20 ans prévu par l’article 2232 du code civil et rappelé ci-dessus.
Si la SARL CHANTIERS [E] conteste l’opérance des dispositions du code du transport au motif que la garantie des vices cachés n’est applicable qu’à la construction et aux réparations de navire et que les parties ne sont pas liées par un contrat de construction et réparation navale mais par un contrat de louage d’ouvrage, il convient de souligner qu’il s’agit là de déterminer si les conditions de fond de mise en œuvre de la garantie des vices cachés sont réunies et que cela n’emporte aucune conséquence sur la détermination du point de départ de la prescription extinctive de l’action.
En l’espèce, il ressort des pièces produites que le bateau a été mis en cale sèche au mois de juillet 2022 et que c’est à ce moment là que les consorts [W]/[L] ont constatés des désordres au niveau des soudures et de l’étanchéité du bateau.
L’assignation a été délivrée le 14 mars 2023, soit moins d’un an après la découverte du vice. En outre, les travaux à l’origine des prétendus vices ont été achevés en 2006, point de départ du délai butoir. En conséquence, l’action fondée tant sur les vices cachés que sur la responsabilité contractuelle ne peut être déclarée prescrite.
La fin de non-recevoir soulevée doit être rejetée.
Sur les frais de la procédure d’incident
En application de l’article 790 du code de procédure civile, le juge de la mise en état peut statuer sur les dépens et les demandes formées par application de l’article 700 du code de procédure civile.
Dépens
En vertu de l’article 696 du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision n’en mette la totalité ou une fraction à la charge d’une autre partie.
En l’espèce, la procédure se poursuivant, les dépens seront réservés.
Frais irrépétibles
En application de l’article 700 du code du procédure civile, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l’autre partie la somme qu’il détermine au titre des frais exposés et non compris dans les dépens […]. Dans tous les cas, le juge tient compte de l’équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut même d’office, pour des raisons tirées des mêmes considérations dire qu’il n’y a pas lieu à ces condamnations. Les parties peuvent produire les justificatifs des sommes qu’elles demandent.
En l’espèce, les dépens étant réservés, il y a lieu de réserver également les demandes formées au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
Le juge de la mise en état, statuant par ordonnance réputée contradictoire, susceptible de recours selon les modalités de l’article 795 du code de procédure civile, prononcée par mise à disposition au greffe,
ECARTE la fin de non recevoir tirée de la prescription soulevée par la SARL CHANTIERS [E] ;
RESERVE les dépens et les demandes formées au titre de l’article 700 du code de procédure
RENVOIE l’affaire à la mise en état continue du 30 octobre 2024 pour éventuelles nouvelles conclusions du demandeur.
La présente décision a été signée par madame Marie WALAZYC, Juge de la mise en état, et par madame Pascale BUSATO, Greffier.
LE GREFFIER LE JUGE DE LA MISE EN ETAT
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