LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
SOC.
CZ
COUR DE CASSATION
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Arrêt du 18 juin 2025
Rejet
Mme OTT, conseiller le plus ancien
faisant fonction de président
Arrêt n° 678 F-D
Pourvoi n° N 23-23.471
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, DU 18 JUIN 2025
La société Renault, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 1], a formé le pourvoi n° N 23-23.471 contre l'arrêt rendu le 12 octobre 2023 par la cour d'appel de Versailles (6e chambre), dans le litige l'opposant à Mme [S] [M], domiciliée [Adresse 2], défenderesse à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, un moyen de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Chamley-Coulet, conseiller référendaire, les observations de la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat de la société Renault, de la SARL Thouvenin, Coudray et Grévy, avocat de Mme [M], et l'avis écrit de Mme Laulom, avocat général, après débats en l'audience publique du 21 mai 2025 où étaient présents Mme Ott, conseiller le plus ancien faisant fonction de président, Mme Chamley-Coulet, conseiller référendaire rapporteur, Mme Bérard, conseiller, et Mme Jouanneau, greffier de chambre,
la chambre sociale de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Versailles, 12 octobre 2023) statuant en matière de référé, Mme [M] a été engagée par la société Renault le 16 novembre 1998 en qualité d'apprentie à la direction informatique. Elle exerçait en dernier lieu les fonctions de directrice conseil au sein de la direction conseil interne.
2. Invoquant une discrimination en raison de son genre et de ses origines, la salariée a saisi la juridiction prud'homale, le 21 octobre 2022, afin d'obtenir de l'employeur la communication de diverses pièces sur le fondement de l'article 145 du code de procédure civile.
Examen du moyen
Enoncé du moyen
3. L'employeur fait grief à l'arrêt de lui ordonner de remettre à la salariée l'ensemble des documents suivants : les contrats de travail, les avenants et certains bulletins de salaire de douze salariés identifés sur une période comprise entre 1998 et 2021, la liste des avantages consentis, les lettres de transparence de 2020-2021 concernant ces salariés, ainsi que les informations du bilan social de 2014 à 2023 portant sur les promotions, rémunérations et formations, d'actualiser la communication au mois de juin 2023 ou à l'année 2023 et d'ordonner la remise des documents sous astreinte, alors « qu'il appartient au juge saisi d'une demande de communication de pièces sur le fondement de l'article 145 du code de procédure civile, d'abord, de rechercher si cette communication est nécessaire à l'exercice du droit à la preuve de la discrimination alléguée et proportionnée au but poursuivi et s'il existe ainsi un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, ensuite, si les éléments dont la communication est demandée sont de nature à porter atteinte à la vie personnelle d'autres salariés, de vérifier quelles mesures sont indispensables à l'exercice du droit à la preuve et proportionnées au but poursuivi, au besoin en cantonnant le périmètre de la production de pièces sollicitées ; qu'au titre du contrôle de nécessité et de proportionnalité des mesures au regard des intérêts légitimes de l'employeur, le juge doit en particulier s'assurer que les demandes portant sur la communication de documents d'information soient toutes relatives à des salariés occupant des fonctions de niveau comparable en termes notamment de qualification, de classification et d'ancienneté ; qu'en l'espèce, la société Renault faisait valoir que la demande de communication de pièces portant sur un nombre considérable de documents et sur une période de temps très étendue était disproportionnée au regard de la faiblesse des éléments produits par la salariée, dès lors que les salariés au regard desquels Mme [M] entendait comparer sa situation n'occupaient pas des fonctions de niveau comparable en termes notamment de qualification, de classification et d'ancienneté ; qu'en affirmant, d'une part, que "Mme [M] produit des éléments qui laissent supposer une disparité inexpliquée par des éléments objectifs, qu'effectivement il apparaît qu'elle est la seule femme noire au sein du comité de direction et qu'à valeur égale, son travail est moins bien rémunéré que ses collègues hommes et que sa collègue femme non racisée" pour en déduire que la communication d'éléments détenus par l'employeur seul était "nécessaire" et, d'autre part, que la communication sollicitée était "proportionnée" eu égard aux "restrictions liées au respect de la vie privée des collaborateurs concernés? " et au caractère "indispensable à l'exercice du droit à la preuve" de la communication de l'intégralité des pièces sur toute la période considérée sans qu'il n'y ait "lieu à réduction du périmètre de la production des pièces sollicitées", lorsqu'elle ne pouvait affirmer la proportionnalité de la mesure au regard de l'atteinte portée aux intérêts de l'employeur sans à aucun moment vérifier que la demande portait uniquement sur des documents se rapportant à des salariés placés dans une situation comparable à celle de Mme [M] en termes notamment de qualification, de classification et d'ancienneté, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 145 du code de procédure civile, des articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 9 du code civil et 9 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
4. Selon l'article 145 du code de procédure civile, s'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé. Il résulte par ailleurs des articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 9 du code civil et 9 du code de procédure civile, que le droit à la preuve peut justifier la production d'éléments portant atteinte à la vie personnelle à la condition que cette production soit indispensable à l'exercice de ce droit et que l'atteinte soit proportionnée au but poursuivi.
5. Il appartient dès lors au juge saisi d'une demande de communication de pièces sur le fondement de l'article 145 du code de procédure civile, d'abord, de rechercher si cette communication n'est pas nécessaire à l'exercice du droit à la preuve de la discrimination alléguée et proportionnée au but poursuivi et s'il existe ainsi un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, ensuite, si les éléments dont la communication est demandée sont de nature à porter atteinte à la vie personnelle d'autres salariés, de vérifier quelles mesures sont indispensables à l'exercice du droit à la preuve et proportionnées au but poursuivi, au besoin en cantonnant d'office le périmètre de la production de pièces sollicitées au regard notamment des faits invoqués au soutien de la demande en cause et de la nature des pièces sollicitées.
6. Il lui appartient également, eu égard aux articles 5 et 6 du Règlement n° 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, de veiller au principe de minimisation des données à caractère personnel, en ordonnant, au besoin d'office, l'occultation, sur les documents à communiquer par l'employeur au salarié demandeur, de toutes les données à caractère personnel des salariés de comparaison non indispensables à l'exercice du droit à la preuve et proportionnées au but poursuivi ; pour ce faire, il lui incombe de s'assurer que les mentions, qu'il spécifiera comme devant être laissées apparentes, sont adéquates, pertinentes et strictement limitées à ce qui est indispensable à la comparaison entre salariés en tenant compte du ou des motifs allégués de discrimination.
7. Il lui appartient enfin de faire injonction aux parties de n'utiliser les données personnelles des salariés de comparaison, contenues dans les documents dont la communication est ordonnée, qu'aux seules fins de l'action en discrimination.
8. D'une part, la cour d'appel a constaté par motifs propres et adoptés que la salariée était légitime à comparer sa situation avec celle de salariés occupant un poste similaire au sein du comité de direction ou ayant des postes de direction au sein du groupe, soit douze salariés seulement parmi les vingt-quatre auxquels entendait se comparer la salariée, qu'à cet égard, les incohérences et erreurs que la salariée a trouvées dans les tableaux communiqués par l'employeur, ou le manque de pertinence des analyses que celui-ci propose, imposent d'obtenir la communication intégrale des pièces justificatives de la situation de ces salariés et qu'il n'y a pas lieu de réduire la production aux seuls contrats de travail et avenants éventuels des salariés occupant le poste de directeur au 1er février 2019, date de nomination de la salariée, la discrimination alléguée concernant l'intégralité de sa carrière.
9. D'autre part, la cour d'appel a retenu qu'eu égard au respect de la vie privée des salariés concernés, il convenait d'occulter les mentions du numéro de sécurité sociale, du relevé d'identité bancaire, de l'adresse du salarié, du taux imposable et du salaire après impôts, pour l'ensemble des documents communiqués et que, dans ces conditions, la communication sollicitée était indispensable à l'exercice du droit à la preuve et proportionnée au but poursuivi.
10. La cour d'appel, qui a procédé à la recherche prétendument omise, a légalement justifié sa décision.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne la société Renault aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société Renault et le condamne à payer à Mme [M] la somme de 3 000 euros ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé publiquement le dix-huit juin deux mille vingt-cinq par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.