SOC.
ZB1
COUR DE CASSATION
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Arrêt du 18 juin 2025
Cassation partielle
M. HUGLO, conseiller doyen
faisant fonction de président
Arrêt n° 671 FS-B
Pourvoi n° R 23-14.297
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, DU 18 JUIN 2025
La société Entre Parenthèse, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 1], a formé le pourvoi n° R 23-14.297 contre l'arrêt rendu le 19 janvier 2023 par la cour d'appel de Chambéry (chambre sociale), dans le litige l'opposant :
1°/ à Mme [S] [Z], domiciliée [Adresse 2],
2°/ à la société Lagardère Travel Retail France, société en nom collectif, dont le siège est [Adresse 3],
défenderesses à la cassation.
Mme [Z] a formé un pourvoi incident contre le même arrêt.
La demanderesse au pourvoi principal invoque, à l'appui de son recours, un moyen de cassation.
La demanderesse au pourvoi incident invoque, à l'appui de son recours, un moyen de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Maitral, conseiller référendaire, les observations de la SCP L. Poulet-Odent, avocat de la société Entre Parenthèse, de la SCP Poupet & Kacenelenbogen, avocat de Mme [Z], de la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet, avocat de la société Lagardère Travel Retail France, et l'avis de Mme Grivel, avocat général, après débats en l'audience publique du 20 mai 2025 où étaient présents M. Huglo, conseiller doyen faisant fonction de président, Mme Maitral, conseiller référendaire rapporteur, Mme Mariette, conseiller doyen, MM. Barincou, Seguy, Mmes Douxami, Panetta, Brinet, conseillers, Mme Prieur, MM. Carillon, Redon, conseillers référendaires, Mme Grivel, avocat général, et Mme Pontonnier, greffier de chambre,
la chambre sociale de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Chambéry,19 janvier 2023), Mme [Z] a été engagée le 27 décembre 1990, par la société Lagardère Travel Retail France qui exploitait au sein de l'hôpital de [Localité 4], une cafétéria et un point presse, pour assurer la gestion de ce point de vente en qualité de gérante de succursale en application des dispositions des articles L. 7321-1 et suivants du code du travail.
2. La concession de la société Lagardère Travel Retail France avec l'hôpital est arrivée à son terme le 31 janvier 2020 au profit de la société Entre Parenthèse qui a remporté l'appel d'offres du concédant.
3. Le 1er février 2020, la société Entre Parenthèse a ainsi repris l'exploitation de la cafétéria presse ainsi que les contrats de tous les salariés qui y étaient affectés, à l'exception de celui de Mme [Z] (la gérante).
4. Cette dernière a alors saisi la juridiction prud'homale afin qu'il soit constaté le transfert de son contrat à la société Entre Parenthèse et d'obtenir paiement de diverses sommes au titre de la rupture de son contrat en faisant valoir que le refus de reprendre son contrat s'analysait en un licenciement sans cause réelle et sérieuse.
Examen des moyens
Sur le moyen du pourvoi principal, pris en sa quatrième branche
5. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce grief qui est irrecevable.
Sur le moyen du pourvoi principal, pris en ses trois premières branches
Enoncé du moyen
6. La société Entre Parenthèse fait grief à l'arrêt de dire que le contrat d'engagement de la gérante lui avait été transféré au 1er février 2020 par application de l'article L. 1224-1 du code du travail et de juger qu'étaient dus en leur principe une indemnité compensatrice de préavis, des congés payés afférents et des dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, alors :
« 1°/ que les dispositions relatives aux relations individuelles de travail, prévues par la première partie du code du travail, dont font partie celles de l'article L. 1224-1 relatives aux transferts des contrats de travail, sont applicables aux gérants de succursale assimilés à des chefs d'établissement, "dans la mesure où elles s'appliquent aux chefs d'établissement" ; que cette règle ne prévoit donc pas une application de principe de ces dispositions aux gérants chefs d'établissement, mais l'application de celles-là seules qui peuvent être appliquées à des chefs d'établissement ; qu'en affirmant dès lors que "les relations individuelles de travail prévues par la première partie du code du travail dont fait partie l'article L. 1224-1 (
) s'appliquent en principe aux chefs d'établissement, directeurs ou gérants et aux chefs d'établissement qui gèrent leur personnel de manière autonome sans être liés par le chef d'entreprise fournissant les marchandises", la cour a violé l'article L. 7321-3 du code du travail, ensemble l'article L. 1224-1 du même code ;
2°/ que les dispositions relatives aux relations individuelles de travail, prévues par la première partie du code du travail, dont font partie celles de l'article L. 1224-1 relatives aux transferts de contrats de travail, sont applicables aux gérants de succursale assimilés à des chefs d'établissement, "dans la mesure où elles s'appliquent aux chefs d'établissement" ; que ce texte exprime ainsi une réserve et une condition justifiées par la nature particulière du statut du gérant de succursale, à raison de sa qualité assimilée à celle d'un chef d'établissement ; qu'il s'ensuit que la circonstance qu'aucun texte ne précise rien au sujet du transfert des contrats de travail du dirigeant ou du gérant salarié assimilé à un chef d'établissement devait conduire la cour, tout au contraire, à constater que rien ne justifiait que les règles de l'article L. 1224-1 du code du travail lui fussent applicables ; qu'en se déterminant dès lors comme elle l'a fait, la cour n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, en violation des articles L. 7321-3 et L. 1224-1 du code du travail ;
3°/ que les gérants de succursale qui ne répondent pas aux conditions de l'article L. 7321-3 alinéa 1 du code du travail sont, en vertu de l'alinéa 2 du même texte, assimilés à des chefs d'établissements ; qu'en vertu de ce principe d'assimilation, ce même texte indique que les dispositions relatives aux relations individuelles de travail prévues par la première partie du même code, dont celles de l'article L. 1221-4 relatives aux transferts de contrats de travail, sont applicables auxdits gérants "dans la mesure où elles s'appliquent aux chefs d'établissement, directeurs ou gérants salariés" ; qu'il s'ensuit que le juge ne peut appliquer ces dispositions au gérant de succursale ainsi assimilé à un chef d'établissement, tel que Mme [Z], dont il a été constaté qu'elle exploitait le point de vente, recrutait le personnel, le dirigeait et le rémunérait, sans avoir explicitement constaté qu'elles étaient applicables à un chef d'établissement ; qu'en l'espèce, pour décider que les dispositions de l'article L. 1224-1 du code du travail étaient applicables à Mme [Z], la cour s'est bornée à relever "qu'aucune disposition spéciale relative au transfert des contrats de travail ne s'appliquent au dirigeant ou gérant salarié, de sorte que le droit commun de l'article L. 1224-1 du code du travail s'applique à ses travailleurs, et aux chefs d'établissement non salarié comme le prévoit l'article L. 7321-3 du code du travail" ; qu'en se déterminant ainsi, sans avoir relevé aucune disposition permettant de justifier que les règles de l'article L. 1224-1 du code du travail étaient applicables à un chef d'établissement, et donc à Mme [Z] en sa qualité de gérant de succursale assimilé à un chef d'établissement, la cour a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 7321-3 et L. 1224-1 du code du travail. »
Réponse de la Cour
7. Selon l'article L. 7321-3 du code du travail, le chef d'entreprise qui fournit les marchandises ou pour le compte duquel sont recueillies les commandes ou sont reçues les marchandises à traiter, manutentionner ou transporter n'est responsable de l'application aux gérants salariés de succursales des dispositions du livre Ier de la troisième partie relatives à la durée du travail, aux repos et aux congés et de celles de la quatrième partie relatives à la santé et à la sécurité au travail que s'il a fixé les conditions de travail, de santé et de sécurité au travail dans l'établissement ou si celles-ci ont été soumises à son accord. Dans le cas contraire, ces gérants sont assimilés à des chefs d'établissement. Leur sont applicables, dans la mesure où elles s'appliquent aux chefs d'établissement, directeurs ou gérants salariés, les dispositions relatives aux relations individuelles de travail prévues à la première partie.
8. La Cour de Justice de l'Union européenne a jugé (CJUE, arrêt du 13 juin 2019, Cátia Correia Moreira / Município de Portimão, C-317/18) que l'article 2, paragraphe 1, sous d), de la directive 2001/23 du Conseil du 12 mars 2001 concernant le rapprochement des législations des Etats membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transfert d'entreprise, d'établissement ou de parties d'entreprises ou d'établissements, se borne à exiger qu'une personne soit protégée en tant que travailleur, dans le cadre de la législation nationale concernée, sans pour autant insister sur un certain contenu ou une certaine qualité de protection (point 46) ; que rendre pertinentes des différences entre les travailleurs, selon le contenu ou la qualité de leur protection en vertu de la législation nationale priverait la directive 2001/23 d'une partie de son effet utile (point 47) ; qu'il convient, par ailleurs, de relever que la directive 2001/23, ainsi qu'il découle de son considérant 3, vise à assurer le maintien des droits des travailleurs en cas de changement de chef d'entreprise et non, le cas échéant, à étendre leurs droits. Ainsi, cette directive se borne à garantir que la protection dont une personne bénéficie, en vertu de la législation nationale concernée, ne se détériore pas du seul fait du transfert (point 48) ; qu'en effet, l'objet de ladite directive est de garantir, autant que possible, la continuation des contrats ou des relations de travail, sans modification, avec le cessionnaire, afin d'empêcher que les travailleurs concernés soient placés dans une position moins favorable du seul fait du transfert (point 49) ; qu'il s'ensuit que la directive 2001/23 assure que la protection spécifique, prévue par une législation nationale, sera maintenue sans que son contenu ou sa qualité en soit affectés (point 50).
9. Il en résulte que l'article L. 1224-1 du code du travail, qui fait partie des dispositions du titre II du livre deuxième de la première partie de ce code relatif à la formation et l'exécution du contrat de travail, est applicable aux gérants de succursale assimilés à des chefs d'établissement dès lors qu'il s'applique aux chefs d'établissement, aux dirigeants et aux gérants salariés, aucun texte n'excluant de son champ d'application ces catégories de travailleurs.
10. C'est dès lors à bon droit que la cour d'appel, après avoir constaté que la gérante était assimilée à un chef d'établissement, a retenu que la société Entre Parenthèse avait, à tort, refusé de poursuivre son contrat et que ce refus s'analysait en une rupture aux torts de cette société produisant les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse.
11. Le moyen n'est donc pas fondé.
Mais sur le moyen du pourvoi incident, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
12. La gérante fait grief à l'arrêt de condamner la société Entre Parenthèse à lui payer les seules sommes de 23 713 euros à titre d'indemnité légale de licenciement, de 5 286 euros à titre d'indemnité compensatrice de préavis et de 528,60 euros de congés payés afférents, alors « que la reconnaissance exprimée par l'employeur d'une qualification supérieure au salarié à celle qui résulte des fonctions réellement exercées par ce dernier s'impose à lui ; que pour la débouter de ses demandes en paiement d'une indemnité conventionnelle de licenciement et de l'indemnité de préavis prévues pour les cadres relevant de la convention collective du personnel des entreprises de restauration, la cour d'appel a affirmé que si elle était chef d'établissement et était considérée comme un cadre par la société Lagardère Travel Retail France, il reste que la chambre sociale de la Cour de cassation juge que les gérants de succursale ne peuvent demander le bénéfice des dispositions d'une convention collective applicable aux cadres, en l'absence de tout lien de subordination ; qu'en statuant ainsi, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales qui s'évinçaient de ses constatations dont il résultait que la société Lagardère lui avait reconnu la qualité de cadre, et violé l'article 1134, devenu 1103, du code civil, ensemble les articles 12 et 13 de la convention collective nationale de la restauration rapide. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 1103 du code civil :
13. Aux termes de ce texte, les contrats légalement formés tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits.
14. Pour limiter le montant des indemnités de rupture allouées à la gérante, l'arrêt retient que si elle était chef d'établissement et était considérée comme un cadre par la société Lagardère Travel Retail France, il reste que la Cour de cassation juge que les gérants de succursale ne peuvent demander le bénéfice des dispositions d'une convention collective applicable aux cadres, en l'absence de tout lien de subordination et que tel était le cas de l'intéressée.
15. Il en conclut qu'elle est mal fondée à demander une indemnité conventionnelle de licenciement et une durée de préavis de trois mois prévue pour les cadres relevant de la convention collective du personnel des entreprises de la restauration rapide.
16. En statuant ainsi, alors qu'il ressortait de ses constatations que la société Lagardère Travel Retail France avait reconnu à l'intéressée la qualification de cadre et était donc tenue par cet engagement, de sorte que la rupture injustifiée du contrat d'engagement transféré à la société Entre Parenthèse obligeait celle-ci au paiement des indemnités de rupture prévues pour les cadres par la convention collective applicable, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
Portée et conséquences de la cassation
17. La cassation prononcée n'emporte pas celle des chefs de dispositif de l'arrêt condamnant la société Entre Parenthèse aux dépens ainsi qu'au paiement d'une somme en application de l'article 700 du code de procédure civile, justifiés par d'autres dispositions de l'arrêt non remises en cause.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur l'autre grief, la Cour :
REJETTE le pourvoi principal ;
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il condamne la société Entre Parenthèse à payer à Mme [Z] les sommes de 23 713 euros à titre d'indemnité légale de licenciement, de 5 286 euros à titre d'indemnité compensatrice de préavis et de 528,60 euros de congés payés afférents, l'arrêt rendu le 19 janvier 2023, entre les parties, par la cour d'appel de Chambéry ;
Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Grenoble ;
Condamne la société Entre Parenthèse aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande de la société Entre Parenthèse et la condamne à payer à Mme [Z] et à la société Lagardère Travel Retail France la somme de 3 000 euros chacune ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé publiquement le dix-huit juin deux mille vingt-cinq par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.