CIV. 3
JL
COUR DE CASSATION
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Arrêt du 5 juin 2025
Cassation partielle
Mme TEILLER, président
Arrêt n° 282 FS-B
Pourvoi n° T 23-23.775
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 5 JUIN 2025
1°/ M. [J] [E],
2°/ Mme [H] [C], épouse [E],
tous deux domiciliés [Adresse 3],
ont formé le pourvoi n° T 23-23.775 contre l'arrêt rendu le 28 septembre 2023 par la cour d'appel de Douai (3e chambre), dans le litige les opposant :
1°/ à Mme [W] [E], épouse [V], domiciliée [Adresse 2],
2°/ à la société Tata Steel Maubeuge, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 1],
défenderesses à la cassation.
La société Tata Steel Maubeuge a formé un pourvoi incident contre le même arrêt.
Les demandeurs au pourvoi principal invoquent, à l'appui de leur recours, quatre moyens de cassation.
La demanderesse au pourvoi incident invoque, à l'appui de son recours, un moyen de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Abgrall, conseiller, les observations de la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet, avocat de M. et Mme [E], de la SAS Boulloche, Colin, Stoclet et Associés, avocat de la société Tata Steel Maubeuge, et l'avis de Mme Delpey-Corbaux, avocat général, après débats en l'audience publique du 29 avril 2025 où étaient présents Mme Teiller, président, Mme Abgrall, conseiller rapporteur, M. Boyer, conseiller doyen, MM. Pety, Brillet, Mmes Foucher-Gros, Guillaudier, conseillers, M. Zedda, Mmes Vernimmen, Rat, Bironneau, M. Cassou de Saint-Mathurin, conseillers référendaires, Mme Delpey-Corbaux, avocat général, et Mme Maréville, greffier de chambre,
la troisième chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Désistement partiel
1. Il est donné acte à M. et Mme [E] du désistement de leur pourvoi en ce qu'il est dirigé contre Mme [W] [E].
Faits et procédure
2. Selon l'arrêt attaqué (Douai, 28 septembre 2023), par arrêté du 30 janvier 1978, le préfet de la région Nord Pas-de-Calais a autorisé la société La Fabrique de fer de Maubeuge, aux droits de laquelle se trouve la société Tata Steel Maubeuge, à exploiter, dans une ancienne carrière d'argile, une décharge destinée à recevoir le sulfate de fer provenant de la neutralisation des bains de décapage des bobines d'acier fabriquées dans ses ateliers.
3. Après la cessation de l'exploitation en 1992, par arrêté du 16 décembre 1997, le préfet a ordonné la remise en état de la décharge et prescrit des mesures de réhabilitation qui ont été achevées en mars 1999.
4. Invoquant une pollution de ses parcelles et de la rivière l'Hogneau lui causant préjudice pour son exploitation bovine, M. [E] a obtenu, par ordonnance de référé du 12 juillet 2001, la désignation d'un expert.
5. Faisant valoir la persistance de la pollution et des préjudices en résultant, M. et Mme [E] et leur fille, Mme [W] [E] (les consorts [E]), ont obtenu la désignation d'un nouvel expert par ordonnance de référé du 17 juillet 2009, puis après contestation du rapport, celle de deux autres experts, qui ont déposé leurs rapports le 4 mai 2015 et le 12 juin 2017.
6. Par acte du 24 janvier 2019, les consorts [E] ont assigné la société Tata Steel Maubeuge, sur le fondement du trouble anormal de voisinage, en indemnisation de leurs préjudices et dépollution de leurs parcelles.
Examen des moyens
Sur les premier à quatrième moyens du pourvoi principal
7. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces moyens qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Mais sur le moyen du pourvoi incident
Enoncé du moyen
8. La société Tata Steel Maubeuge fait grief à l'arrêt de la déclarer intégralement responsable du trouble anormal de voisinage constitué par la pollution de plusieurs parcelles appartenant aux consorts [E], de dire n'y avoir lieu à prononcer un partage de responsabilité, de la condamner, en conséquence, à payer à M. et Mme [E] certaines sommes en réparation de leurs préjudices matériels et moral, et de rejeter sa demande en remboursement de la provision versée, alors « que la faute de la victime est une cause d'exonération partielle de responsabilité lorsqu'elle a contribué à la réalisation du dommage ; que l'arrêt attaqué alloue à M. et Mme [E] une indemnité de 247 000 euros au titre de la production laitière entre 1991-1992 et 2002, une indemnité de 2 081 640 euros pour les pertes subies au titre de l'élevage bovin entre 1991-1992 et 2015 et 100 000 euros au titre de la perte de valeur génétique du cheptel, et refuse de procéder à un partage de responsabilité, après avoir pourtant relevé que M. et Mme [E] avaient persisté à faire pâturer, sur les terres qu'ils savaient polluées depuis 2002, les bêtes exploitées dans le cadre d'une activité viande, ce qui ne s'imposait pas alors qu'ils disposaient par ailleurs de 37 hectares de terres situées sur trois autres communes et non concernées par la pollution et que alors même qu'ils « invoquent eux-mêmes la persistance de la pollution et de ses conséquences sanitaires au-delà de la période de 2006-2009, initialement retenue comme date du retour à la normale, ils ont poursuivi le pâturage de leur cheptel sur les parcelles situées dans la zone la plus polluée », avant d'ajouter que l'examen comparé des exploitations en 2009 et 2013 révélait que les consorts [E] n'avaient pas augmenté le pâturage de leurs bovins sur les parcelles polluées à compter de leur connaissance de la pollution et de ses effets de sorte que la société Tata Steel Maubeuge ne démontrait aucune aggravation du préjudice subi par les consorts [E], qui résulterait du refus de ces derniers de prendre des mesures conservatoires ou préparatoires, et que la seule circonstance qu'ils aient maintenu leur cheptel sur les parcelles polluées ne pouvait leur être reprochée pour diminuer leur droit à indemnisation dès lors qu'en l'absence de preuve d'une aggravation du préjudice résultant de leur propre fait, ils n'avaient aucune obligation de minimiser leur préjudice dans l'intérêt du pollueur ; qu'en statuant ainsi, quand il résultait des énonciations de l'arrêt que les consorts [E] avaient persisté à faire pâturer leur bêtes sur des terres qu'ils savaient polluées depuis 2002, et ce jusqu'en 2020, ou à tout le moins jusqu'en 2013, contribuant ainsi à leur propre dommage, la cour d'appel a violé l'article 1382, devenu 1240, du code civil. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 1240 du code civil :
9. Il résulte de ce texte que si la victime n'est pas tenue de limiter son préjudice dans l'intérêt du responsable, sa faute, lorsqu'elle a contribué à l'aggravation du dommage, diminue son droit à réparation.
10. Pour refuser de procéder à un partage de responsabilité entre la société Tata Steel Maubeuge et les consorts [E], l'arrêt retient que le seul fait pour ces derniers d'avoir maintenu le pâturage de leur cheptel sur les parcelles polluées après l'année 2004, date à laquelle ils ont eu connaissance de l'existence et des effets de la pollution sur leurs bêtes, même s'ils disposaient d'autres parcelles non polluées pouvant les accueillir, n'a pas aggravé leur préjudice puisqu'ils n'ont pas augmenté le pâturage de leurs bovins sur les parcelles polluées et qu'en l'absence de preuve d'une telle aggravation, les consorts [E] n'avaient aucune obligation de minimiser leur préjudice dans l'intérêt du pollueur.
11. En statuant ainsi, alors qu'elle avait retenu que ce comportement était fautif et qu'il résultait de ses propres constatations que cette faute se trouvait en lien, à compter de l'année 2004, avec la persistance de la surmortalité du cheptel jusqu'au jour où elle statuait, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE le pourvoi principal ;
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il dit n'y avoir lieu à prononcer un partage de responsabilité, condamne la société Tata Steel Maubeuge à payer à M. [J] [E] et Mme [H] [E] la somme de 247 000 euros au titre de la perte de production laitière entre 1991-1992 et 2002, de 2 081 640 euros au titre de la perte de production « atelier animaux », de 100 000 euros au titre de la perte de valeur génétique du cheptel et de 25 000 euros à chacun au titre de leur préjudice moral, dit que les intérêts au taux légal courent à compter du 19 janvier 2021 sur la somme de 1 200 000 euros et à compter de l'arrêt sur le solde de la condamnation, rejette la demande de remboursement de la provision versée, l'arrêt rendu le 28 septembre 2023, entre les parties, par la cour d'appel de Douai ;
Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Douai autrement composée ;
Condamne M. et Mme [E] aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, troisième chambre civile, et prononcé publiquement le cinq juin deux mille vingt-cinq par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.