COMM.
MB
COUR DE CASSATION
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Arrêt du 28 mai 2025
Rejet
M. VIGNEAU, président
Arrêt n° 287 F-B
Pourvoi n° Z 24-10.054
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, FINANCIÈRE ET ÉCONOMIQUE, DU 28 MAI 2025
M. [C] [Z], domicilié [Adresse 2], a formé le pourvoi n° Z 24-10.054 contre l'ordonnance rendue le 20 décembre 2023 par la cour d'appel de Bastia (contentieux), dans le litige l'opposant à l'Autorité des marchés financiers, dont le siège est [Adresse 1], défenderesse à la cassation.
Le demandeur invoque, Ã l'appui de son pourvoi, deux moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Ducloz, conseiller, les observations de la SCP Spinosi, avocat de M. [Z], de la SCP Ohl et Vexliard, avocat de l'Autorité des marchés financiers, et l'avis de M. Bonthoux, avocat général, après débats en l'audience publique du 1er avril 2025 où étaient présents M. Vigneau, président, Mme Ducloz, conseiller rapporteur, M. Ponsot, conseiller doyen, et M. Doyen, greffier de chambre,
la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'ordonnance attaquée, rendue par le premier président d'une cour d'appel (Bastia, 20 décembre 2023) et les productions, les 11 mars et 28 mai 2014, le secrétaire général de l'Autorité des marchés financiers (l'AMF) a ouvert une enquête sur le marché des titres Peugeot et Alstom et des instruments financiers qui leur sont liés, à compter du 1er janvier 2013.
2. Le 8 décembre 2014, le secrétaire général de l'AMF a saisi un juge des libertés et de la détention d'une demande motivée d'autorisation de ses enquêteurs à effectuer des visites au domicile de M. [Z] et au siège social de la société dont il est l'associé et où il exerce son activité professionnelle, et à procéder à la saisie de toutes pièces ou documents utiles à la manifestation de la vérité. Il était invoqué, au soutien de cette demande, les données de connexion obtenues, sur le fondement de l'article L. 621-10 du code monétaire et financier, dans sa rédaction issue de la loi n° 2013-672 du 26 juillet 2013, par les enquêteurs de l'AMF auprès d'opérateurs de services de communications électroniques et relatives à la ligne téléphonique de M. [Z] et de deux autres personnes.
3. Par une ordonnance du 8 décembre 2014, le juge des libertés et de la détention a autorisé les enquêteurs de l'AMF à effectuer ces opérations de visite domiciliaire et de saisies, lesquelles ont eu lieu le 9 décembre 2014.
4. Soutenant que les enquêteurs de l'AMF n'avaient pas eu régulièrement accès aux données de connexion présentées au soutien de la demande d'autorisation des visites et saisies, M. [Z] a formé appel de l'ordonnance du juge des libertés et de la détention et a demandé la rétractation de cette ordonnance ainsi que l'annulation subséquente des visites et saisies.
Examen des moyens
Sur le premier moyen et sur le second moyen, pris en sa troisième branche
5. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces griefs qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le second moyen, pris en ses première et deuxième branches
Enoncé du moyen
6. M. [Z] fait grief à l'ordonnance de rejeter sa demande en annulation des opérations de visite domiciliaire et de saisies du 9 décembre 2014 , alors :
« 1° / que l'absence de contrôle préalable effectué par une juridiction ou une entité administrative indépendante sur l'exercice par les enquêteurs de l'AMF de leur droit d'accès aux données de connexion conservées et traitées par les opérateurs de télécommunications dans le cadre de l'article L. 34-1 du code des postes et des communications électroniques, prévu par l'article L. 621-10 du code monétaire et financier, dans sa rédaction applicable au litige, méconnaît les exigences découlant de l'article 15 de la directive 2002/58/CE du 12 juillet 2002 concernant le traitement des données à caractère personnel et la protection de la vie privée dans le secteur des communications électroniques, telle que modifiée par la directive 2009/136/CE du Parlement européen et du Conseil du 25 novembre 2009, lu à la lumière des articles 7, 8 et 11, ainsi que de l'article 52, § 1, de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ; qu'en l'espèce, en jugeant qu'une décision autorisant l'accès par les enquêteurs de l'AMF aux données de connexion dont la conservation et le traitement a été permis par les ordinateurs, téléphones portables ou autres appareils saisis au cours des opérations litigieuses a été prise par un juge des libertés et de la détention, qui a exercé un contrôle de proportionnalité et de légalité", cependant que ce dernier peut seulement, sur le fondement de l'article L. 621-12 du code monétaire et financier, autoriser les enquêteurs de l'AMF à effectuer des visites en tous lieux ainsi qu'à procéder à la saisie de documents et au recueil, dans les conditions et selon les modalités mentionnées aux articles L. 621-10 et L. 621-11, des explications des personnes sollicitées sur place", et non l'accès aux données de connexion conservées par les appareils ainsi saisis ; en retenant encore, pour faire échapper l'ordonnance attaquée à l'annulation, qu'il convient de se référer à la nature des agissements de la personne concernée, à l'importance du dommage qui en résulte, des circonstances de la commission des faits et de la durée de la peine encourue", pour en déduire au cas présent que les griefs […] d'inconventionnalité sont inopérants et ils seront écartés" et débouter M. [Z] de toutes ses demandes, le premier président de la cour d'appel a violé l'article L. 621-12 du code monétaire et financier ainsi que de l'article 15 de la directive 2002/58/CE du 12 juillet 2002, lu à la lumière des articles 7, 8 et 11, ainsi que de l'article 52, § 1, de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ;
2°/ que l'absence de contrôle préalable effectué par une juridiction ou une entité administrative indépendante sur l'exercice par les enquêteurs de l'AMF de leur droit d'accès aux données de connexion conservées et traitées par les opérateurs de télécommunications dans le cadre de l'article L. 34-1 du code des postes et des communications électroniques prévu par l'article L. 621-10 du code monétaire et financier dans sa rédaction applicable au litige méconnaît les exigences découlant de l'article 15 de la directive 2002/58/CE du 12 juillet 2002 concernant le traitement des données à caractère personnel et la protection de la vie privée dans le secteur des communications électroniques, telle que modifiée par la directive 2009/136/CE du Parlement européen et du Conseil du 25 novembre 2009, lu à la lumière des articles 7, 8 et 11, ainsi que de l'article 52, § 1, de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ; qu'en l'espèce, en jugeant que les faits suspectés sont des faits de criminalité grave", et en se fondant à ce titre sur les sanctions administratives […] de 100 millions d'euros ou au décuple des profits éventuellement réalisés […] manifestement importantes ainsi que sur "les sanctions pénales", en l'occurrence un emprisonnement encouru de 5 ans et 100 millions d'euros d'amende", cependant que les sanctions administratives, qui seules pouvaient être prises en considération pour apprécier les actes des enquêteurs de l'AMF, ne peuvent justifier, par nature, un accès de ces derniers aux données de connexion litigieuses en l'absence de contrôle préalable effectué par une juridiction ou une entité administrative indépendante, la première présidente de la cour d'appel a violé l'article L. 621-12 du code monétaire et financier ainsi que de l'article 15 de la directive 2002/58/CE du 12 juillet 2002, lu à la lumière des articles 7, 8 et 11, ainsi que de l'article 52, § 1, de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. »
Réponse de la Cour
7. En premier lieu, la Cour de cassation juge que, s'il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE, arrêt du 21 décembre 2016, Tele2 Sverige AB, C-203/15 ; arrêt du 6 octobre 2020, La Quadrature du Net e.a., French Data Network e.a, C-511/18, C-512/18, C-520/18 ; arrêt du 2 mars 2021, H.K./Prokuratuur, C-746/18 ; arrêt du 5 avril 2022, Commissioner of An Garda Siochana, C-140/20) que doivent être écartés, comme contraires au droit de l'Union européenne, l'article L. 34-1, III, du code des postes et communications électroniques, dans sa rédaction issue de la loi n° 2013-1168 du 18 décembre 2013, ainsi que l'article R. 10-13 dudit code, en ce qu'ils imposaient aux opérateurs de services de communications électroniques une conservation généralisée et indifférenciée, à titre préventif, des données de trafic et de localisation notamment aux fins de lutte contre les abus de marché, quel que soit leur degré de gravité, en revanche, le droit de l'Union européenne, qui autorise la délivrance d'une injonction tendant à la conservation rapide des données relatives au trafic et des données de localisation stockées par les opérateurs, soit pour leurs besoins propres, soit au titre d'une obligation de conservation imposée aux fins de sauvegarde de la sécurité nationale, permet d'accéder auxdites données pour l'élucidation d'une infraction pénale déterminée relevant de la criminalité grave. Une telle mesure de conservation rapide peut être ordonnée dès le premier stade d'une enquête, serait-elle administrative, portant sur un éventuel acte de criminalité grave, tant lorsque cet acte a déjà pu être constaté que lorsque son existence peut, au terme d'un examen objectif de l'ensemble des circonstances pertinentes, être raisonnablement soupçonnée. En application de ces principes, les demandes adressées, en exécution des dispositions de l'article L. 621-10 du code monétaire et financier, dans sa rédaction issue de la loi n° 2013-672 du 26 juillet 2013, par les enquêteurs de l'AMF, pour les strictes nécessités d'une enquête déterminée portant sur un abus de marché relevant de la criminalité grave, aux opérateurs de communications électroniques, peuvent être interprétées comme valant injonction de conservation rapide. Toutefois, la faculté offerte aux enquêteurs de l'AMF d'obtenir des données de connexion sans contrôle préalable par une juridiction ou une autre autorité administrative indépendante n'est pas conforme aux exigences du droit de l'Union. Il appartient alors à la juridiction saisie d'un moyen de nullité critiquant la régularité de l'accès des enquêteurs de l'AMF aux données de connexion, dans l'hypothèse où le requérant a intérêt et qualité pour agir, de vérifier l'existence du grief allégué, laquelle est établie lorsque les éléments de fait justifiant la nécessité d'une telle mesure d'investigation ne répondent pas à un critère de gravité suffisant ou lorsque la conservation rapide desdites données et l'accès à celles-ci excèdent les limites du strict nécessaire. S'agissant de la gravité des faits, il appartient encore à la juridiction de motiver sa décision au regard de la nature des agissements de la personne concernée, de l'importance du dommage qui en résulte, des circonstances de la commission des faits et de la durée de la peine encourue. Dans cette appréciation, les juges peuvent se référer aux critères figurant au considérant 11 de la directive 2014/57/UE du Parlement européen et du Conseil du 16 avril 2014 relative aux sanctions pénales applicables aux abus de marché, parmi lesquels l'incidence sur l'intégrité du marché, le bénéfice réel ou potentiel engrangé ou la perte évitée, l'importance du préjudice causé au marché ou la valeur globale des instruments financiers négociés, ainsi que la commission de l'infraction dans le cadre d'une organisation criminelle (Crim, 10 mai 2023, pourvois n° 19-80.900 et 19-80.901,19-80.908, 19-82.221, 19-82.222 et 19-82.223).
8. En second lieu, il résulte de l'article L. 465-3-6 du code monétaire et financier qu'une enquête de l'AMF peut, le cas échéant, donner lieu à des poursuites pénales. Il s'ensuit qu'il y a lieu de prendre en compte, pour apprécier la gravité des faits objet de l'enquête, les sanctions pénales pouvant être prononcées au titre de ceux-ci.
9. L'ordonnance retient, par motif propres et adoptés, que les faits faisant l'objet de l'enquête de l'AMF étaient susceptibles de constituer des délits ou des manquements d'initiés relatifs aux titres Peugeot et Alstom, que M. [Z] a, le 5 décembre 2013, cependant que l'information relative à un nouveau partenariat du groupe Peugeot avec la société Dongfeng, accompagné d'une augmentation de capital et d'un avertissement sur les résultats annuels de l'exercice 2013 n'avait pas encore été rendue publique, pris une position vendeuse à découvert sur des contracts for differences (CFD) ayant pour sous-jacent le titre Peugeot, qu'il a intégralement rachetée le 12 décembre 2013. L'ordonnance relève que M. [Z] a, le 23 avril 2014, alors que l'information relative à l'offre ferme d'un rachat des activités énergie du groupe Alstom par le groupe General Electric n'avait pas encore été rendue publique, pris une position acheteuse sur des CFD ayant pour sous-jacent le titre Alstom, qu'il a intégralement revendue le 30 avril 2014, et retient que ces opérations ont permis à M. [Z] de réaliser un bénéfice de 180 000 euros, qu'elles sont les seules qu'il ait réalisées sur les titres Peugeot et Alstom et, plus généralement sur des valeurs françaises, que le choix de l'instrument financier, à fort effet de levier, les quantités achetées et le moment, très opportun, des transactions leur confèrent un caractère objectivement suspect, et que l'écoute des enregistrements téléphoniques entre M. [Z] et son courtier ont révélé qu'il avait passé les ordres litigieux sur les conseils d'une tierce personne. L'ordonnance ajoute que les faits litigieux se sont potentiellement poursuivis sur plusieurs mois entre décembre 2013 et avril 2014, qu'ils apparaissent concertés et qu'ils ont eu une incidence sur l'intégrité du marché en créant un déséquilibre entre les investisseurs, que les délits d'initiés portent atteinte à l'intégrité des marchés financiers et qu'ils sont sanctionnés pénalement d'une peine de cinq ans d'emprisonnement et de 100 millions d'euros d'amende.
10. De ces énonciations, constatations et appréciations, dont il résulte que les faits à l'origine de la demande des enquêteurs de l'AMF d'accès aux données de connexion répondaient à un critère de gravité suffisant, l'arrêt a exactement retenu que ces données avaient été obtenues dans des conditions régulières au regard des dispositions du droit interne et du droit de l'Union européenne, invoquées par le moyen.
11. Le moyen, n'est donc pas fondé.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne M. [Z] aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par M. [Z] et le condamne à payer à l'Autorité des marchés financiers la somme de 5 000 euros ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, et prononcé publiquement le vingt-huit mai deux mille vingt-cinq par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.