LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 1
MY1
COUR DE CASSATION
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Arrêt du 7 mai 2025
Cassation partielle
Mme CHAMPALAUNE, président
Arrêt n° 274 F-D
Pourvoi n° H 24-20.135
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 7 MAI 2025
La société Bank Audi S.A.L., société de droit libanais, dont le siège est [Adresse 1] (Liban), a formé le pourvoi n° H 24-20.135 contre l'arrêt rendu le 3 juillet 2024 par la cour d'appel de Paris (pôle 5, chambre 6), dans le litige l'opposant à M. [R] [F], domicilié [Adresse 2] (Liban), défendeur à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, deux moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Corneloup, conseiller, les observations de la SCP Alain Bénabent, avocat de la société Bank Audi S.A.L., de la SARL Corlay, avocat de M. [F], et l'avis de Mme Cazaux-Charles, avocat général, après débats en l'audience publique du 11 mars 2025 où étaient présentes Mme Champalaune, président, Mme Corneloup, conseiller rapporteur, Mme Guihal, conseiller doyen, et Mme Vignes, greffier de chambre,
la première chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 3 juillet 2024), M. [R] [F], citoyen saoudien domicilié à Beyrouth au Liban, est actionnaire et dirigeant de la société saoudienne [F] Group.
2. Le 3 juin 2019, M. [F] a souscrit un contrat de prêt personnel, pour une durée de six mois, dont l'échéance a été prorogée au 12 septembre 2020, auprès de la société anonyme Bank Audi France, filiale française de la société libanaise Bank Audi S.A.L. (la société Basal).
3. Ce prêt a été conclu sous réserve d'un dépôt, par M. [F], à hauteur de 115 % du montant du prêt, sur son compte épargne n° 003496060003 ouvert dans les livres de la société Basal, auprès de laquelle M. [F] avait souscrit, le 19 septembre 2016, un contrat général pour l'ouverture et le fonctionnement des comptes.
4. L'article X du chapitre 6 des conditions générales figurant dans le contrat général pour l'ouverture et le fonctionnement des comptes du 19 septembre 2016 stipule :
« Nonobstant les stipulations du Paragraphe 1 de l'Article 1 du Chapitre 6 des présentes Conditions générales, ces Conditions générales sont soumises et doivent être interprétées conformément au droit libanais. Les tribunaux de Beyrouth ont compétence exclusive pour connaître de tous litiges découlant de ces Conditions générales et de leurs annexes ou des Comptes du Client ou des autres titulaires de Comptes et de toutes circonstances en lien avec ou résultant des Comptes. La Banque dispose toutefois du droit d'initier une action à l'encontre du Client, du Titulaire de la carte, l'Utilisateur Secondaire ou ses ayants-droits devant tout autre tribunal du Liban ou à l'étranger. »
5. Le 30 septembre 2020, M. [F] a assigné la société Basal devant le juge des référés de Beyrouth, afin que cette dernière soit condamnée à transférer au profit de la société Bank Audi France le solde de son compte épargne n° 003496060003, en vue d'un remboursement du prêt par compensation avec le gage espèce constitué sur le compte dédié ouvert dans les livres de la société Basal.
6. Le 13 janvier 2021, M. [F] a assigné la société Bank Audi France devant le tribunal de commerce de Paris afin qu'elle soit condamnée à recevoir paiement par compensation du prêt personnel souscrit, au remboursement du solde des sommes données en garantie et à la restitution des sommes prélevées par elle au titre des intérêts de retard à taux majoré.
7. Le 11 avril 2022, le juge des référés de Beyrouth a rejeté la demande de M. [F], qui a interjeté appel contre cette décision.
8. Le 27 novembre 2022, M. [F] a assigné la société Basal en intervention forcée devant le tribunal de commerce de Paris, afin qu'elle soit condamnée à lui verser, à titre principal, dans l'hypothèse où le tribunal de commerce ordonnerait la compensation demandée dans l'instance principale par M. [F], la différence entre le montant disponible sur son compte épargne n° 003496060003 et la somme affectée au remboursement du prêt qu'il a souscrit auprès de la société Bank Audi France, et, à titre subsidiaire, dans l'hypothèse où le tribunal de commerce n'ordonnerait pas la compensation, la somme disponible sur son compte épargne n° 003496060003.
Examen des moyens
Sur le second moyen
9. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Mais sur le premier moyen, pris en ses première à troisième branches
Enoncé du moyen
10. La société Basal fait grief à l'arrêt de dire que la clause attributive de juridiction, stipulée à l'article X du chapitre 6 des conditions générales de la société de droit libanais Basal du 19 septembre 2016, est inapplicable au litige, de se déclarer compétent pour connaître de la présente instance, et de renvoyer en conséquence l'examen de l'affaire au tribunal de commerce de Paris, alors :
« 1°/ que le juge ne peut interpréter les clauses claires et précises d'une convention à peine de dénaturation ; qu'en l'espèce, pour écarter le jeu de la clause attributive de juridiction donnant compétence aux tribunaux libanais pour statuer sur le litige opposant la société Bank Audi S.A.L. à M. [F], la cour d'appel a cru pouvoir affirmer que le compte litigieux intitulé ¿¿Term Deposit'', grevé dans son fonctionnement par sa nature de garantie en espèce ¿ ne figure pas au rang de ceux cités ou envisagés dans la convention d'ouverture de compte » ; qu'en statuant ainsi, cependant qu'il ressortait des termes clairs et précis des conditions générales de la convention d'ouverture de compte du 19 septembre 2016 contenant la clause attributive de juridiction, qu'elle s'appliquait aux « comptes de dépôt », entendus comme « un ou plusieurs comptes de dépôt créditeurs à vue ou à terme », permettant au titulaire de « bloquer ces comptes à titre de nantissement » ou « à des fins particulières telles que compte séquestre ou compte fiduciaire (?) en vertu d'un contrat spécial signé avec la banque à cet effet », ce qui correspondait précisément aux caractéristiques du compte objet du litige, la cour d'appel a violé le principe selon lequel le juge ne peut, à peine de dénaturation, interpréter les clauses claires et précises d'une convention ;
2°/ que le juge ne peut interpréter les clauses claires et précises d'une convention à peine de dénaturation ; qu'en l'espèce, pour juger que les conditions générales de la convention d'ouverture de compte et plus particulièrement la clause attributive de juridiction ne s'appliquaient pas au compte litigieux en raison du caractère bloqué de ce compte, la cour a, par motifs adoptés, cru pouvoir retenir, que « le document conditions générales auxquelles il est fait référence (pièce Basal 1 bis) a pour titre "conditions générales pour l'ouverture et le fonctionnement des comptes et les conditions générales pour les services bancaires électroniques", avec des articles adaptés à des comptes de dépôt qui connaissent des mouvements, traitant de différents sujets relatifs aux moyens de paiement, et sans signification concernant un compte bloqué constitué à titre de garantie » et que « les conditions générales produites s'appliquent à des comptes de dépôt classiques, susceptibles d'être mouvementés, en particulier par des moyens informatiques, et non à un compte ad hoc créé pour héberger des fonds nantis » ; qu'en statuant ainsi, cependant qu'il ressortait des termes clairs et précis des conditions générales de la convention d'ouverture de compte du 19 septembre 2016 contenant la clause attributive de juridiction, qu'elle s'appliquait aux « comptes de dépôt », entendus comme « un ou plusieurs comptes de dépôt créditeurs à vue ou à terme », permettant au titulaire de « bloquer ces comptes à titre de nantissement » ou « à des fins particulières telles que compte séquestre ou compte fiduciaire (?) en vertu d'un contrat spécial signé avec la banque à cet effet », ce qui correspondait précisément aux caractéristiques du compte objet du litige, la cour d'appel a créé une distinction entre les « comptes de dépôt » classiques et les
« comptes de dépôt » constitués à titre de garantie, distinction à laquelle la convention elle-même ne procédait pas, et a violé le principe selon lequel le juge ne peut, à peine de dénaturation, interpréter les clauses claires et précises d'une convention ;
3°/ que le juge ne peut interpréter les clauses claires et précises d'une convention à peine de dénaturation ; qu'en l'espèce, pour écarter le jeu de la clause attributive de juridiction donnant compétence aux tribunaux libanais pour statuer sur le litige opposant la société Bank Audi S.A.L. à M. [F], la cour a cru pouvoir affirmer qu'« il n'est pas établi qu'il était de la commune intention des parties, en dépit de la généralité de la clause qui ne vise toutefois que les conditions générales qui la contiennent lesquelles n'envisagent pas la constitution d'une garantie, qu'elle [la clause attributive de compétence] s'appliquerait audit gage-espèce » ; qu'en statuant ainsi, cependant qu'il résultait des termes clairs et précis de la clause attributive de compétence logée dans les conditions générales de la convention d'ouverture de comptes, que loin de viser les seules conditions générales, elle portait sur « tous litiges découlant de ces conditions générales et de leurs annexes ou des comptes du client ou des autres titulaires de comptes et de toutes circonstances en lien avec ou résultant des comptes », lesquels comprenaient les « comptes de dépôt » constitués à titre de garantie, la cour d'appel a violé le principe selon lequel le juge ne peut, à peine de dénaturation, interpréter les clauses claires et précises d'une convention. »
Réponse de la Cour
Vu l'obligation pour le juge de ne pas dénaturer l'écrit qui lui est soumis :
11. Pour dire que la société Basal ne peut valablement opposer à M. [F] la clause attributive de juridiction, stipulée à l'article X du chapitre 6 de ses conditions générales du 19 septembre 2016, dès lors que le sort de la garantie constituée par le compte gage espèce n'entre pas dans son champ d'application, l'arrêt, après avoir constaté que le compte, exclusivement constitué pour la garantie en faveur de la société Bank Audi France, ne figure pas au rang de ceux cités ou envisagés dans la convention d'ouverture de compte, ajoute que la clause attributive de juridiction ne vise que les conditions générales qui la contiennent, lesquelles n'envisagent pas la constitution d'une garantie.
12. Par motifs adoptés, l'arrêt retient, d'une part, que le document sur lequel se fonde la société Basal a pour titre « conditions générales pour l'ouverture et le fonctionnement des comptes et les conditions générales pour les services bancaires électroniques », avec des articles adaptés à des comptes de dépôt qui connaissent des mouvements, traitant de différents sujets relatifs aux moyens de paiement, et sans signification concernant un compte bloqué constitué à titre de garantie, et, d'autre part, que les conditions générales produites s'appliquent à des comptes de dépôt classiques, susceptibles d'être mouvementés, et non à un compte ad hoc créé pour héberger des fonds nantis, de sorte qu'elles sont inapplicables au compte bloqué.
13. En statuant ainsi, alors que, d'une part, les conditions générales produites par la société Basal comportent au chapitre 2 un article III-1, qui stipule que « le client peut ouvrir auprès de la banque un ou plusieurs comptes de dépôt créditeurs à vue ou à terme. Il peut bloquer ces comptes à titre de nantissement au profit de la banque, pour couvrir une créance due par lui ou par des tiers. Ces comptes peuvent également être bloqués à des fins particulières telles que compte séquestre ou compte fiduciaire. Le blocage du compte se fait en vertu d'un contrat spécial signé avec la banque à cet effet », et que, d'autre part, la clause attributive de juridiction stipule que « les tribunaux de Beyrouth ont compétence exclusive pour connaître de tous litiges découlant de ces conditions générales et de leurs annexes ou des comptes du client ou des autres titulaires de comptes et de toutes circonstances en lien avec ou résultant des comptes », de sorte que la garantie constituée par le compte gage espèce entre dans le champ d'application de la clause attributive de juridiction, la cour d'appel, qui a dénaturé les termes clairs et précis des conditions générales, a violé le principe susvisé.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il dit que la clause attributive de juridiction, stipulée à l'article X du chapitre 6 des conditions générales de la société de droit libanais Bank Audi S.A.L. du 19 septembre 2016, est inapplicable au litige, se déclare compétent pour connaître de la présente instance, et renvoie en conséquence l'examen de l'affaire au tribunal de commerce de Paris, l'arrêt rendu le 3 juillet 2024, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;
Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Versailles ;
Condamne M. [F] aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par M. [F] et le condamne à payer à la société Bank Audi S.A.L. la somme de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé publiquement le sept mai deux mille vingt-cinq par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.