N° X 24-84.089 F-B
N° 00558
ECF
6 MAI 2025
REJET
M. BONNAL président,
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE,
DU 6 MAI 2025
La société [6] a formé un pourvoi contre l'arrêt de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Versailles, en date du 5 juillet 2024, qui, dans l'information suivie contre elle des chefs de rétribution inexistante ou insuffisante du travail d'une personne vulnérable ou dépendante, soumission d'une telle personne à des conditions de travail ou d'hébergement contraires à la dignité humaine et travail forcé, aggravés, a prononcé sur sa demande d'annulation de pièces de la procédure.
Par ordonnance du 12 novembre 2024, le président de la chambre criminelle a prescrit l'examen immédiat du pourvoi.
Des mémoires, en demande et en défense, ainsi que des observations complémentaires ont été produits.
Sur le rapport de M. Seys, conseiller, les observations de la SCP Spinosi, avocat de la société [6], les observations de la SCP Bauer-Violas, Feschotte-Desbois et Sebagh, avocat de l'association [4], MM. [D] [P] [B] [E], [F] [Z] [G], [U] [T], [O] [Y], [V] [RG], [J] [WS], [I] [C] [K], [R] [N] [H], [W] [X], [A] [NN], [L] [C] [S], [AS] [C] [M] et du [1], et les conclusions de M. Lagauche, avocat général, après débats en l'audience publique du 25 mars 2025 où étaient présents M. Bonnal, président, M. Seys, conseiller rapporteur, Mme Labrousse, conseiller de la chambre, et Mme Pinna, greffier de chambre,
la chambre criminelle de la Cour de cassation, composée en application de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure ce qui suit.
2. La société de droit français [6] ([6]) est chargée, au sein du groupe [5], qui la détient en totalité, des activités de construction de grands ouvrages en France et à l'étranger.
3. La société [3] ([3]) était, au moment des faits, une société par actions de droit qatari, détenue à 49 % par la société [6] et à hauteur de 51 % par la société [2].
4. La société [3], qui avait son siège social à Doha, était dirigée par une personne qui, par ailleurs, était membre du comité de direction de la société [6].
5. En novembre 2014, une délégation, composée notamment de représentants d'une fédération syndicale internationale et de membres de l'association [4], s'est rendue au Qatar pour visiter divers chantiers de travaux publics.
6. Le 24 mars 2015, une plainte a été déposée contre la société [6] et les dirigeants français de la société [3] devant le procureur de la République qui, le 25 avril suivant, a ouvert une enquête préliminaire et, le 31 janvier 2018, pris une décision de classement sans suite.
7. Les 25 septembre 2018 et 8 mars 2019, l'association [4] et l'un des salariés concernés, puis le [1] et plusieurs autres salariés étrangers ont porté plainte et se sont constitués partie civile devant le juge d'instruction.
8. Par réquisitoire introductif du 5 décembre 2019, une information a été ouverte contre personne non dénommée des chefs de réduction en servitude, traite d'êtres humains et travail forcé.
9. À l'issue de son interrogatoire de première comparution, le 9 novembre 2022, la société [6] a été mise en examen des chefs de rétribution inexistante ou insuffisante du travail d'une personne vulnérable ou dépendante, soumission d'une telle personne à des conditions de travail ou d'hébergement incompatibles avec la dignité humaine et travail forcé, chacun de ces délits étant aggravé par la circonstance de la pluralité de victimes.
10. Le 9 mai 2023, la société [6] a saisi la chambre de l'instruction d'une requête aux fins d'annulation, notamment, de sa mise en examen.
Examen des moyens
Sur le second moyen
11. Il n'est pas de nature à permettre l'admission du pourvoi au sens de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale.
Sur le premier moyen
Enoncé du moyen
12. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a rejeté le moyen de nullité tiré de l'excès de pouvoir des mises en examen notifiées à [6] pour les délits prévus et réprimés par les articles 225-13 et 225-14 du code pénal, en se fondant sur la compétence territoriale des juridictions françaises, en application de l'article 113-2 du code pénal, alors :
« 1°/ que, en énonçant que « ces conditions de recrutement étaient connues de [6] et du groupe [5], comme cela ressort, en particulier, des déclarations de la directrice de l'innovation sociale du groupe [5] depuis mars 2014, laquelle évoque le paiement par [5], et non par [3], des frais de billets, visas et démarches administratives des personnes recrutées par [3] », lorsqu'il ressort au contraire de la procédure, et tout particulièrement de l'audition de Madame [XH], que les frais étaient payés par [3], et non par [6] ou par [5], la chambre de l'instruction, qui a dénaturé les déclarations de la directrice de l'innovation sociale du groupe [5], s'est donc prononcée en contradiction avec les éléments de la procédure, en violation des articles 591 et 593 du Code de procédure pénale ;
2°/ qu'en outre, la loi pénale française est applicable à une infraction commise à l'étranger dès lors qu'un de ses faits constitutifs a eu lieu sur le territoire national ; que cela suppose, dans l'hypothèse où est mise en examen une société mère de droit français pour des faits délictueux prétendument commis par une de ses filiales étrangères, à l'étranger, sur des victimes étrangères, qu'un fait constitutif des infractions poursuivies ait été accompli en France ; qu'en se fondant sur la supposée connaissance « des conditions de recrutement » et des « conditions de vie des personnes ainsi embauchées » par l'exposante société mère afin de retenir la compétence territoriale des juridictions françaises pour connaître des délits de travail non rémunéré ou assorti d'une rémunération sans rapport avec l'importance du travail accompli et de travail incompatible avec la dignité humaine prétendument commis par sa filiale étrangère, [3], à l'étranger, et au préjudice des salariés de cette filiale, lorsqu'une telle connaissance ne peut être considérée comme étant un fait constitutif de ces infractions, en ce qu'elle ne participe pas de leur matérialité, la chambre de l'instruction a violé l'article 113-2 du Code pénal ;
3°/ qu'au surplus, la loi pénale française est applicable à une infraction commise à l'étranger dès lors qu'un de ses faits constitutifs a eu lieu sur le territoire national ; que cela suppose, dans l'hypothèse où est mise en examen une société mère de droit français pour des faits délictueux prétendument commis par une de ses filiales étrangères, à l'étranger, sur des victimes étrangères, qu'un fait constitutif des infractions poursuivies ait été accompli en France ; qu'en retenant le fait que « plusieurs salariés de [6] ont travaillé au sein de sa filiale [3] » pour établir que des « éléments de faits constitutifs » ont eu lieu « sur le territoire français justifiant la compétence du juge d'instruction pour les délits dénoncés de travail non rémunéré ou assorti d'une rémunération sans rapport avec l'importance du travail accompli et de travail incompatible avec la dignité humaine », lorsqu'une telle circonstance ne peut être considérée comme étant un fait constitutif des infractions poursuivies, en ce qu'elle ne participe pas de leur matérialité, la chambre de l'instruction a violé l'article 113-2 du Code pénal ;
4°/ qu'en tout état de cause, en retenant que « le groupe [5] » aurait eu connaissance des « conditions de recrutement » ainsi que des « conditions de vie des personnes ainsi embauchées » mais aussi « l'implication directe du groupe [5] auprès de ses différentes entités présentes à l'étranger » et les engagements éthiques pris par ce groupe pour fonder la compétence territoriale des juridictions françaises, la chambre de l'instruction a opéré une confusion entre, d'un côté, le « groupe [5] » et, de l'autre, la société [6], et n'a donc pas établi la commission, en France, et par la société [6], d'un fait constitutif des délits poursuivis, de sorte qu'elle n'a pas justifié sa décision au regard des articles 113-2 du Code pénal, ensemble 591 et 593 du Code de procédure pénale ;
5°/ qu'enfin, en énonçant, sans aucune justification, que la société [6] étant en charge de « l'embauche du personnel pour les travaux concernés », lorsqu'une telle affirmation s'inscrit en contradiction avec les constatations de l'arrêt dont il résulte au contraire que les décisions relatives au recrutement des salariés et à leurs conditions de travail étaient prises par la société [3], la chambre de l'instruction n'a pas justifié sa décision et s'est prononcée par des motifs contradictoires, en violation des articles 591 et 593 du Code de procédure pénale. »
Réponse de la Cour
13. Pour dire que le juge d'instruction est notamment saisi des faits de rétribution inexistante ou insuffisante du travail d'une personne vulnérable ou dépendante et soumission d'une telle personne à des conditions de travail ou d'hébergement indignes et que la loi française leur est applicable, l'arrêt attaqué énonce que le Qatar a ratifié plusieurs conventions de l'Organisation internationale du travail, notamment, le 12 mars 1998, la convention n° 29 sur le travail forcé, le 18 août 1976, la convention n° 81 sur l'inspection du travail et, le 2 février 2007, la convention n° 105 sur l'abolition du travail forcé.
14. Les juges relèvent qu'il n'est pas nécessaire que les faits concernés soient incriminés dans les mêmes termes en France et au Qatar, pays qui réprime les atteintes à la dignité de la personne en raison des conditions de travail et d'hébergement contraires à la dignité de la personne. Ils ajoutent que la poursuite des deux délits susvisés ne peut toutefois être exercée qu'à la requête du ministère public, et à la condition d'avoir été précédée d'une plainte de la victime ou d'une dénonciation officielle de l'Etat concerné.
15. Ils observent par ailleurs que des plaintes avec constitution de partie civile ont été déposées, notamment par certains des salariés étrangers concernés, et suivies de réquisitions d'informer du procureur de la République.
16. Ils décrivent les faits dont, à la suite des plaintes susvisées, le juge d'instruction est saisi et, relevant que le ministère public n'a pas restreint la saisine du magistrat instructeur, constatent que ce dernier n'en a pas excédé le cadre.
17. En l'état de ces seuls motifs, la chambre de l'instruction a justifié sa décision, pour les motifs qui suivent.
18. D'une part, elle a, conformément aux exigences de l'article 113-6, alinéa 2, du code pénal, par des motifs relevant de son appréciation souveraine, vérifié que l'exigence de réciprocité d'incrimination, discutée pour seulement deux des trois délits pour lesquels la société [6] a été mise en examen, était remplie.
19. D'autre part, appliquant l'article 113-8 du code précité, elle s'est assurée que les faits avaient été dénoncés par leurs victimes et que cette dénonciation avait été suivie de réquisitions du ministère public.
20. En effet, le procureur de la République, bien que saisi d'une plainte avec constitution de partie civile, avait la faculté de prendre des réquisitions de refus d'informer puisque les deux plaintes, seraient-elles même déposées avec constitution de partie civile, ne pouvaient mettre en mouvement l'action publique en application de l'article 113-8 du code pénal, de sorte que les poursuites ont bien été mises en oeuvre à sa requête.
21. Ensuite, constatant que lesdites réquisitions ne limitaient pas la saisine du magistrat, elle a, sans opérer de confusion entre les sociétés susvisées ou les témoins entendus, décrit les faits dont celui-ci était saisi pour en déduire que ce dernier n'avait pas excédé sa saisine.
22. Ainsi, le moyen, inopérant en ses deuxième, troisième et quatrième branches, qui critiquent des motifs surabondants de l'arrêt attaqué, doit être rejeté pour le surplus.
23. Par ailleurs, l'arrêt est régulier en la forme.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE le pourvoi ;
FIXE à 2 500 euros la somme globale que la société [6] devra payer aux parties représentées par la SCP Bauer-Violas, Feschotte-Desbois et Sebagh, en application de l'article 618-1 du code de procédure pénale ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président en son audience publique du six mai deux mille vingt-cinq.