SOC.
JL10
COUR DE CASSATION
______________________
Arrêt du 29 avril 2025
Cassation partielle
sans renvoi
M. HUGLO, conseiller doyen
faisant fonction de président
Arrêt n° 410 FS-B
Pourvois n°
J 23-20.501
K 23-20.502
N 23-20.504
Q 23-20.506
R 23-20.507
S 23-20.508
T 23-20.509
U 23-20.510
V 23-20.511
W 23-20.512
X 23-20.513
Z 23-20.515 JONCTION
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, DU 29 AVRIL 2025
La société Fives, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 11], a formé les pourvois n° J 23-20.501, K 23-20.502, N 23-20.504, Q 23-20.506, R 23-20.507, S 23-20.508, T 23-20.509, U 23-20.510, V 23-20.511, W 23-20.512, X 23-20.513 et Z 23-20.515 contre douze arrêts rendus le 30 juin 2023 par la cour d'appel de Douai (chambre sociale, prud'hommes), dans les litiges l'opposant respectivement :
1°/ à la société Fonderie et aciérie de [Localité 15], société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 6],
2°/ à M. [D] [U], domicilié [Adresse 13],
3°/ à M. [S] [G], domicilié [Adresse 10],
4°/ à M. [A] [E], domicilié [Adresse 4],
5°/ à M. [P] [K] [F], domicilié [Adresse 14],
6°/ à M. [T] [W], domicilié [Adresse 5],
7°/ à M. [B] [Z], domicilié [Adresse 2],
8°/ à M. [S] [L], domicilié [Adresse 3],
9°/ à M. [I] [Y], domicilié [Adresse 8],
10°/ à M. [H] [O], domicilié [Adresse 7],
11°/ à M. [M] [J], domicilié [Adresse 9],
12°/ à M. [X] [V], domicilié [Adresse 12],
13°/ à M. [C] [N], domicilié [Adresse 1],
défendeurs à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de ses pourvois, un moyen commun de cassation.
Les dossiers ont été communiqués au procureur général.
Sur le rapport de M. Leperchey, conseiller référendaire, les observations de la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet, avocat de la société Fives, de la SARL Le Prado - Gilbert, avocat de la société Fonderie et aciérie de [Localité 15], et l'avis de M. Charbonnier, avocat général, après débats en l'audience publique du 18 mars 2025 où étaient présents M. Huglo, conseiller doyen faisant fonction de président, M. Leperchey, conseiller référendaire rapporteur, Mme Capitaine, conseiler doyen, Mmes Degouys, Lacquemant, Nirdé-Dorail, Palle, Ménard, Filliol, conseillers, Mmes Valéry, Pecqueur, M. Chiron, conseillers référendaires, M. Charbonnier, avocat général, et Mme Pontonnier, greffier de chambre,
la chambre sociale de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Jonction
1. En raison de leur connexité, les pourvois n° J 23-20.501, K 23-20.502, N 23-20.504, Q 23-20.506, R 23-20.507, S 23-20.508, T 23-20.509, U 23-20.510, V 23-20.511, W 23-20.512, X 23-20.513 et Z 23-20.515 sont joints.
Faits et procédure
2. Selon les arrêts attaqués (Douai, 30 juin 2023), M. [U] a travaillé dans l'usine de [Localité 15] du 1er avril 1981 au 14 mars 2013 et exerçait en dernier lieu les fonctions de soudeur. Il a été successivement le salarié de la société Fives Lille Cail devenue société Fives Cail Babcock, elle-même devenue FCB, du 1er avril 1981 au 31 août 1985, puis salarié de la société Fonderies ateliers de Marquise du 1er septembre 1985 au 31 août 1988 et enfin de la société Fonderie et aciérie de [Localité 15] du 1er septembre 1988 au 14 mars 2013.
3. Il a saisi avec d'autres salariés la juridiction prud'homale le 30 mai 2013, notamment en indemnisation d'un préjudice d'anxiété et d'un préjudice lié au bouleversement subi dans ses conditions d'existence.
4. Parallèlement, le ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social, saisi le 14 octobre 2015 d'une demande d'inscription de l'établissement Fonderie et aciérie de [Localité 15] sur la liste des établissements susceptibles d'ouvrir droit à l'allocation de cessation anticipée d'activité, a rendu une décision de rejet implicite, puis a notifié le 6 juin 2016 une décision de rejet exprès. Cette décision a été contestée devant le tribunal administratif de Lille, lequel a débouté les requérants de leur demande par jugement devenu définitif du 31 janvier 2018.
Examen du moyen
Sur le moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
5. La société Fives fait grief aux arrêts de rejeter sa demande de mise hors de cause, de recevoir la société Fonderie et aciérie de [Localité 15] en son appel en garantie à son encontre, de dire qu'elle devra garantir la société Fonderie et aciérie de [Localité 15] des condamnations prononcées à son encontre à hauteur de 90 % et de l'y condamner en tant que de besoin, alors « que le nouvel employeur est tenu au paiement des dettes et obligations nées postérieurement à la modification juridique intervenue dans la personne de l'employeur ; que le préjudice d'anxiété ne résulte pas de la seule exposition à un risque créé par l'amiante, mais est constitué par les troubles psychologiques qu'engendre la connaissance de ce risque par le salarié ; que le cédant ne peut donc être tenu de garantir le cessionnaire des condamnations prononcées à l'encontre de ce dernier en réparation du préjudice d'anxiété subi par un salarié lorsque la connaissance par le salarié du risque encouru est née postérieurement au transfert du contrat de travail ; qu'en l'espèce, après avoir accueilli la demande de dommages-intérêts des salariés en réparation d'un préjudice d'anxiété, la cour d'appel a retenu que ''l'article L. 1224-2 du code du travail (anciennement l'article L. 122-12-1) n'emporte pas substitution mais adjonction de débiteurs en vue d'offrir une garantie supplémentaire aux salariés transférés'', que, ''pour les dettes antérieures au transfert, le salarié peut agir indifféremment contre le nouvel employeur ou contre l'ancien, les deux employeurs étant tenus in solidum pour les conséquences des manquements du cédant aux obligations résultant du contrat de travail, et le salarié peut ne mettre en cause que le nouvel employeur, même si la créance invoquée est la conséquence d'un manquement du cédant aux obligations résultant du contrat de travail'' et, enfin, que ''le nouvel employeur peut se faire rembourser par ce dernier la fraction des sommes correspondant à la période antérieure au transfert représentant le temps pendant lequel le salarié était au service de l'ancien employeur'' ; qu'après avoir estimé que ''la part de responsabilité de la société Fonderie et aciérie de [Localité 15], au vu de la durée d'utilisation fautive de l'amiante la concernant, doit être limitée à 10 %'', elle en a déduit que ''la société Fives (
) devra garantir la société Fonderie et aciérie de [Localité 15] des condamnations prononcées à son encontre à concurrence de 90 %'' ; qu'en statuant ainsi quand elle avait constaté ''que, jusqu'au 01.09.1988, le salarié n'était pas en mesure d'être suffisamment informé sur les risques auxquels il était exposé dans sa vie professionnelle pour en avoir une conscience libre et éclairée sur le sujet et donc de saisir la juridiction prud'homale d'une action en réparation d'un préjudice d'anxiété à l'encontre de son employeur, préjudice spécifique qui n'a été reconnu que plus tardivement par la jurisprudence'' et que, ''par suite, le droit à réparation dont bénéficie (le salarié) est postérieur au dernier changement d'employeur'', ce dont il s'évinçait que le préjudice d'anxiété invoqué par les salariés ne constituait pas une créance due à la date du transfert de leurs contrats de travail le 1er septembre 1988 et que la société Fives n'était, en conséquence, pas tenue de garantir la société Fonderie et aciérie de [Localité 15] des condamnations prononcées à ce titre à son encontre, la cour d'appel a violé l'article L. 1224-2 du code du travail, l'article L. 4121-1 du même code en sa rédaction applicable au litige et l'article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998. »
Réponse de la Cour
Vu les articles L. 122-12, alinéa 2, et L. 122-12-1 du code du travail, le premier dans sa rédaction issue de la loi n° 73-4 du 2 janvier 1973, le deuxième dans sa rédaction issue de la loi n° 85-98 du 25 janvier 1985, devenus L. 1224-1 et L. 1224-2 du code du travail, et l'article L. 232-1 du code du travail, dans sa rédaction issue de la loi n° 73-4 du 2 janvier 1973, devenu L. 4121-1 du code du travail :
6. Il se déduit des deux premiers textes que, sauf collusion frauduleuse entre les employeurs successifs, seul le nouvel employeur est tenu envers le salarié aux obligations et au paiement des créances résultant de la poursuite du contrat de travail après le transfert.
7. Il résulte du troisième que le salarié qui justifie d'une exposition à l'amiante, générant un risque élevé de développer une pathologie grave, peut agir contre son employeur, en application des règles de droit commun régissant l'obligation de sécurité de l'employeur, pour manquement de ce dernier à cette obligation.
8. Le préjudice d'anxiété, qui ne résulte pas de la seule exposition à un risque créé par l'amiante, est constitué par les troubles psychologiques qu'engendre la connaissance de ce risque par les salariés. Il naît, pour le salarié qui ne bénéficie pas de l'allocation de cessation anticipée d'activité prévue par l'article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998, à la date à laquelle celui-ci a eu connaissance du risque élevé de développer une pathologie grave résultant de son exposition à l'amiante.
9. Pour rejeter la demande de la société Fives tendant à sa mise hors de cause et dire qu'elle devra garantir la société Fonderie et aciérie de [Localité 15] des condamnations prononcées à son encontre à hauteur de 90 %, les arrêts retiennent que l'article L. 1224-2, anciennement L. 122-12-1, du code du travail n'emporte pas substitution mais adjonction de débiteurs en vue d'offrir une garantie supplémentaire aux salariés transférés et qu'il en résulte que, pour les dettes antérieures au transfert, le salarié peut agir indifféremment contre le nouvel employeur ou contre l'ancien, les deux employeurs étant tenus in solidum des conséquences des manquements du cédant aux obligations résultant du contrat de travail.
10. Les arrêts ajoutent que le salarié peut ne mettre en cause que le nouvel employeur, même si la créance invoquée est la conséquence d'un manquement du cédant aux obligations résultant du contrat de travail, mais que le nouvel employeur peut se faire rembourser par ce dernier la fraction des sommes correspondant à la période antérieure au transfert représentant le temps pendant lequel le salarié était au service de l'ancien employeur.
11. Les arrêts relèvent enfin que l'amiante a été utilisée sous différentes formes dans l'entreprise de [Localité 15] de 1977 à 1991, que la substitution de l'amiante a été entamée en 1996 au niveau des briques de coffrage de moule, et qu'aucun élément ne permet de justifier de l'utilisation de l'amiante dans l'entreprise après 1991.
12. Les arrêts en déduisent que la part de responsabilité de la société Fonderie et aciérie de [Localité 15] doit être limitée à 10 % au vu de la durée d'utilisation de l'amiante dans l'usine de [Localité 15] à laquelle le salarié était affecté, le surplus étant mis à la charge de la société Fives.
13. En statuant ainsi, alors qu'elle avait constaté que, jusqu'au 1er septembre 1988, les salariés n'étaient pas en mesure d'être suffisamment informés sur les risques auxquels ils avaient été exposés dans leur vie professionnelle pour en avoir une conscience libre et éclairée, et que les contrats de travail avaient été transférés à la société Fonderie et aciérie de [Localité 15] à cette date, de sorte que le préjudice d'anxiété des salariés était né après ce transfert, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a violé les textes susvisés.
Portée et conséquences de la cassation
14. Après avis donné aux parties, conformément à l'article 1015 du code de procédure civile, il est fait application des articles L. 411-3, alinéa 2, du code de l'organisation judiciaire et 627 du code de procédure civile.
15. L'intérêt d'une bonne administration de la justice justifie, en effet, que la Cour de cassation statue au fond.
16. Le dommage subi par les salariés étant né après le transfert des contrats de travail, il y a lieu de rejeter la demande d'appel en garantie formée par la société Fonderie et aciérie de [Localité 15] à l'encontre de la société Fives.
17. En application de l'article 624 du code de procédure civile, la cassation des chefs de dispositif de l'arrêt rejetant les demandes de la société Fives tendant à sa mise hors de cause, recevant la société Fonderie et aciérie de [Localité 15] en son appel en garantie à l'encontre de celle-ci et disant qu'elle devra garantir la société Fonderie et aciérie de [Localité 15] des condamnations prononcées à son encontre à hauteur de 90 % entraîne la cassation des chefs de dispositif la condamnant, in solidum avec la société Fonderie et aciérie de [Localité 15], aux dépens d'appel et au paiement d'une somme en application de l'article 700 du code de procédure civile, qui s'y rattachent par un lien de dépendance nécessaire.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'ils rejettent les demandes de la société Fives tendant à sa mise hors de cause, reçoivent la société Fonderie et aciérie de [Localité 15] en ses appels en garantie à l'encontre de la société Fives, disent que la société Fives devra garantir la société Fonderie et aciérie de [Localité 15] des condamnations prononcées à son encontre à hauteur de 90 % et l'y condamnent en tant que de besoin, et en ce qu'ils condamnent la société Fives, in solidum avec la société Fonderie et aciérie de [Localité 15], aux dépens d'appel et au paiement des sommes en application de l'article 700 du code de procédure civile, les arrêts rendus le 30 juin 2023, entre les parties, par la cour d'appel de Douai ;
DIT n'y avoir lieu à renvoi ;
Déboute la société Fonderie et aciérie de [Localité 15] de ses demandes d'appel en garantie formée contre la société Fives et au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
Déboute MM. [U], [G], [E], [F], [W], [Z], [L], [Y], [O], [J], [V] et [N] de leurs demandes à l'encontre de la société Fives au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamne la société Fonderie et aciérie de [Localité 15] aux dépens de la procédure engagée contre la société Fives, en ce compris ceux exposés devant le conseil de prud'hommes et la cour d'appel ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite des arrêts partiellement cassés ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé publiquement le vingt-neuf avril deux mille vingt-cinq par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.