LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 1
MY1
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 9 avril 2025
Rejet
Mme CHAMPALAUNE, président
Arrêt n° 241 F-D
Pourvoi n° Y 23-22.998
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 9 AVRIL 2025
La Fondation de la [6], dont le siège est [Adresse 1], a formé le pourvoi n° Y 23-22.998 contre l'arrêt rendu le 28 septembre 2023 par la cour d'appel de Colmar (2e chambre civile), dans le litige l'opposant :
1°/ à Mme [C] [O], Veuve [R],
2°/ à M. [H] [R],
3°/ à M. [J] [R],
tous trois domiciliés [Adresse 5], pris tant en leur nom personnel qu'en qualité d'ayants droit d'[P] [R],
4°/ à M. [F] [Z], domicilié [Adresse 1],
5°/ à M. [V] [B], domicilié [Adresse 3],
6°/ à Mme [G] [N], domiciliée [Adresse 4],
7°/ à la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) du Haut-Rhin, dont le siège est [Adresse 2], représentée par la CPAM du Bas-Rhin,
défendeurs à la cassation.
M. [B] a formé un pourvoi incident contre le même arrêt.
La demanderesse au pourvoi principal invoque, à l'appui de son recours, deux moyens de cassation.
Le demandeur au pourvoi incident invoque, à l'appui de son recours, un moyen unique de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Bacache-Gibeili, conseiller, les observations de la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat de la Fondation de la [6], de la SARL Cabinet Rousseau et Tapie, avocat de M. [B], de la SARL Le Prado - Gilbert, avocat de M. [Z], de la SCP Richard, avocat de Mme [N], de la SAS Zribi et Texier, avocat de Mme [O] et de MM. [H] et [J] [R], pris tant en leur nom personnel qu'en qualité d'ayants droit d'[P] [R], et l'avis de M. Aparisi, avocat général référendaire, après débats en l'audience publique du 25 février 2025 où étaient présentes Mme Champalaune, président, Mme Bacache-Gibeili, conseiller rapporteur, Mme Duval-Arnould, conseiller doyen, et Mme Ben Belkacem, greffier de chambre,
la première chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Colmar, 28 septembre 2023), le 20 mars 2013, [P] [R], présentant des anomalies cardiaques et des problèmes pulmonaires, a été transféré par le SAMU au sein de l'unité de soins intensifs de cardiologie de la Fondation de la [6] (la clinique). En état de choc à son arrivée, il a été pris en charge par M. [Z], médecin de garde, qui a contacté le service de réanimation du centre hospitalier de [Localité 7] pour son transfert, lequel a sollicité, au préalable, la réalisation d'un scanner thoraco-abdomino-pelvien. M. [Z] a été remplacé par Mme [N] pour la garde de nuit.
2. Le scanner a été réalisé au sein du service de radiologie par M. [B], radiologue. Après l'injection du produit de contraste, [P] [R] a fait un
arrêt cardiaque et a été réanimé par Mme [N] avec l'aide de M. [Z] puis transféré en réanimation au centre hospitalier de [Localité 7]. Les 27 et 28 mars 2013, un état de mort cérébrale a été constaté et [P] [R] est demeuré en état de coma végétatif.
3. Le 10 février 2014, Mme [O], son épouse, et MM. [J] et [H] [R], leurs enfants (les consorts [R]), ont saisi la Commission de Conciliation et d'Indemnisation des accidents médicaux de [Localité 8] (CCI) qui a désigné un collège d'experts dont le rapport a été remis le 18 août 2016 et rendu son avis le 15 novembre 2016.
4. Le 10 novembre 2017, [P] [R] est décédé.
5. Le 4 avril 2019, à la suite d'un échec de la procédure de règlement amiable, les consorts [R] ont, en leur nom propre et en qualité d'ayants droit d'[P] [R], assigné la clinique, MM. [Z] et [B] et Mme [N], en responsabilité et indemnisation, et mis en cause la caisse primaire d'assurance maladie du Haut-Rhin (la caisse), qui a sollicité le remboursement de ses débours.
Examen des moyens
Sur le second moyen du pourvoi principal
6. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le premier moyen du pourvoi principal
Enoncé du moyen
7. La clinique fait grief à l'arrêt de dire qu'elle a commis une faute ayant causé à [P] [R], avec les fautes imputées à MM. [Z] et [B] et Mme [N], une perte de chance de ne pas être dans un état de coma végétatif jusqu'au 10 novembre 2017, dans une proportion de 56 % et de ne pas décéder, de dire que sa responsabilité s'établit à hauteur de 25 % et de la condamner au paiement de différentes sommes aux consorts [R] et à la caisse, alors :
« 1°/ que, hors le cas où leur responsabilité est encourue en raison du défaut d'un produit de santé, les établissements dans lesquels sont réalisés des actes individuels de prévention, de diagnostic ou de soins ne sont responsables des conséquences dommageables de tels actes qu'en cas de faute ; qu'en vertu du contrat d'hospitalisation et de soins le liant à son patient, l'établissement de santé privé est tenu de procurer au patient des soins qualifiés, en organisant le service de manière à mettre à sa disposition des médecins qualifiés; qu'en décidant que constituait une faute d'organisation de la clinique l'absence de mise en place d'un protocole opérationnel relatif aux opérations de transfert intra hospitalier, dépourvue de tout caractère obligatoire, au motif inopérant qu'un tel protocole avait été immédiatement mis en oeuvre après l'accident de M. [R], la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique ;
2°/ que, hors le cas où leur responsabilité est encourue en raison du défaut d'un produit de santé, les établissements dans lesquels sont réalisés des actes individuels de prévention, de diagnostic ou de soins ne sont responsables des conséquences dommageables de tels actes qu'en cas de faute en lien de causalité avec le préjudice subi ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a constaté que l'accident était dû à un défaut de communication entre deux médecins libéraux membres du même cabinet de radiologie lors du changement de garde, à l'origine d'un défaut de surveillance du patient ventilé lors de sa prise en charge dans le cadre du transfert intra hospitalier et de l'examen clinique ; qu'en se bornant à affirmer, pour retenir la responsabilité de la clinique, qu'elle avait méconnu son obligation de définir les procédures opérationnelles, sans indiquer en quoi la mise en place d'un protocole destiné à rappeler aux médecins libéraux les recommandations de sécurité qu'ils connaissaient ou auraient dû connaître et qui n'avaient pas été mises en place du seul fait d'un manque de communication entre praticiens d'un même cabinet, aurait été de nature à éviter l'accident, la cour d'appel a statué par des motifs impropres à établir le lien de causalité entre l'absence de mise en place par la clinique d'un protocole opérationnel et le dommage dont il était demandé réparation, privant sa décision de base légale au regard de l'article L. 1142-1 du code de la santé publique ;
3°/ que le juge ne peut procéder par voie de simple affirmation sans indiquer l'origine de ses constatations de fait ; qu'en affirmant en l'espèce, qu' "il appartenait au Diaconat, qui est un établissement hospitalier, et non pas un simple hôtel, de faire en sorte que la sécurité des grands malades soignés au sein de son établissement soit assurée, et qu'y soit affectés des médecins et infirmières en nombre suffisants pour faire face à leurs obligations d'assurer la cohérence et la coordination des soins", quand aucune pièce versée aux débats n'établissait un manque de personnel, la cour d'appel a méconnu l'article 455 du code de procédure civile ».
Réponse de la Cour
8. En premier lieu, après avoir retenu, par motifs propres et adoptés, fondés sur le rapport d'expertise, que, dans le service de radiologie, la surveillance d'[P] [R] n'avait pas été efficiente, que sa prise en charge n'avait pas été conforme au moment des changements de garde ayant entraîné une rupture de la chaîne des soins et que, lors de son transfert, celui-ci n'avait pas bénéficié des règles de sécurité permettant d'éviter et de contrôler un événement indésirable grave, en l'absence de médecin et de protocole écrit pour le transfert d'un patient intubé et ventilé, la cour d'appel a pu en déduire, par ces seuls motifs et, abstraction faite du motif critiqué par la première branche, qu'un défaut d'organisation du service était imputable à la clinique, lié à l'absence de cohérence et de coordination des interventions des médecins et de définitions des procédures opérationnelles.
9. En second lieu, dès lors qu'elle a retenu, par motifs adoptés, que l'état végétatif dans lequel s'était trouvé [P] [R] était la conséquence de l'évolution de l'arrêt cardiaque par anoxie cérébrale et que cet arrêt, constaté et traité tardivement, avait augmenté le risque de mortalité, la cour d'appel, qui n'était pas tenue de suivre les parties dans le détail de leur argumentation, a pu admettre un lien causal entre le manquement imputé à la clinique et la perte de chance retenue.
10. Inopérant en sa troisième branche qui critique un motif surabondant, le moyen n'est pas fondé sur le surplus.
Sur le moyen du pourvoi incident
Enoncé du moyen
11. M. [B] fait grief à l'arrêt de dire qu'il a commis une faute, ayant causé à [P] [R], avec les fautes imputées à la clinique, M. [Z] et Mme [K], une perte de chance de ne pas être dans un état de coma végétatif jusqu'au 14 novembre 2017, dans une proportion de 56 % et de ne pas décéder, de dire que sa responsabilité s'établit à hauteur de 4 % et de le condamner au paiement de différentes sommes aux consorts [R] et à la caisse, alors :
« 1° / que le juge ne peut se fonder uniquement sur un rapport d'expertise amiable non corroboré par des éléments de preuve extrinsèques ; que pour retenir la responsabilité du docteur [B] à hauteur de 4 % des dommages survenus, les juges du fond se sont fondés exclusivement sur le rapport d'expertise amiable du 15 novembre 2016 établi à la demande de la commission régionale de conciliation et d'indemnisation dans le cadre d'une procédure de règlement amiable ; qu'en statuant ainsi, sur la base de ce seul rapport, dont elle avait par ailleurs relevé qu'il n'était pas corroboré par l'avis de la commission d'indemnisation qui n'avait retenu aucune responsabilité à la charge du docteur [B], la cour d'appel a violé l'article 16 du code de procédure civile ;
2°/ qu'une partie ne peut être condamnée à indemniser un préjudice sans que ne soit constatée sa faute, le lien de causalité entre celle-ci et le préjudice subi, et la réalité de ce préjudice ; que dans ses conclusions d'appel, le docteur [B] soutenait qu'il n'avait commis aucune faute à l'origine du préjudice d'[P] [R] et de ses ayants droits et que son intervention avait au contraire permis de diagnostiquer un arrêt cardiorespiratoire, augmentant ainsi les chances de survie du patient et que s'il avait refusé de pratiquer le scanner, le diagnostic en eût été retardé ; qu'en se bornant à entériner le rapport d'expertise diligenté dans le cadre de
a procédure amiable engagée devant la commission régionale de conciliation et d'indemnisation, sans caractériser l'existence d'une faute du docteur [B] en relation de causalité avec le préjudice d'[P] [R] et de ses ayants droits, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1147 devenu 1231-1 du code civil ;
3°/ que tout jugement doit être motivé, à peine de nullité ; qu'en l'espèce, dans ses conclusions d'appel, le docteur [B] soutenait que le rapport d'expertise avait constaté que les causes possibles de la décompensation cardio-respiratoire brutale d'[P] [R] étaient un débranchement du respirateur ou extubation lors des manoeuvres de transfert sur la table de radiologie qui n'a toutefois pas été constaté, une tamponnade compte tenu de l'imagerie, des échographies objectivant un épanchement compressif de 22 mm, un infarctus du myocarde, une complication digestive sous-jacente, une hypoxie par pneumopathie bilatérale et un choc septique, si bien qu'aucune de ces causes n'était liée à la réalisation du scanner lui-même et qu'il en résultait que le refus du docteur [B] de réaliser le scanner n'aurait pas permis d'éviter l'arrêt cardio-circulatoire qui serait survenu en tout état de cause, les experts ayant même constaté que ce refus aurait eu pour conséquence d'en retarder le diagnostic ; qu'en s'abstenant de répondre à ce moyen péremptoire des conclusions du docteur [B], la cour d'appel a méconnu l'article 455 du code de procédure civile ;
4°/ que tout jugement doit être motivé, à peine de nullité ; qu'en l'espèce, dans ses conclusions d'appel, le docteur [B] soutenait qu'un refus de réaliser le scanner aurait été contraire aux obligations déontologiques du médecin, énumérées aux articles R. 4127-8, R. 4127-9 et R. 4127-47 du code de la santé publique, qui impliquent notamment d'apporter les soins nécessaires à une personne en péril ; qu'en s'abstenant de répondre à ce moyen péremptoire des conclusions du docteur [B], la cour d'appel a de nouveau méconnu l'article 455 du code de procédure civile ».
Réponse de la Cour
12. En premier lieu, si le juge ne peut se fonder exclusivement sur une expertise non judiciaire réalisée à la demande de l'une des parties, même si celles-ci étaient présentes, il en va autrement lorsque l'expertise est diligentée à la demande d'une CCI dans le cadre de la procédure de règlement amiable, compte tenu des conditions et garanties posées par les articles L. 1142-9 et suivants du code de la santé publique.
13. En second lieu, la cour d'appel a relevé, conformément au rapport d'expertise diligenté par la CCI, que M. [B] avait accepté de réaliser un scanner alors que M. [R] était en urgence vitale, sans encadrement ni surveillance médicale, et retenu qu'avant de procéder à l'examen qui lui était demandé, il aurait dû faire venir Mme [N] dans son service.
14. Elle a pu, sans avoir à solliciter d'autres preuves, ni suivre les parties dans le détail de leur argumentation, retenir une faute de M. [B] consistant à avoir réalisé l'examen dans les conditions relevées sans la présence du médecin de garde, en relation de causalité avec les préjudices allégués.
15.Le moyen n'est donc pas fondé.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne la Fondation de la [6] et M. [B] aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du neuf avril deux mille vingt-cinq.