N° Q 23-82.468 F-D
N° 00419
SB4
1ER AVRIL 2025
CASSATION PARTIELLE
REJET
M. BONNAL président,
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE,
DU 1ER AVRIL 2025
M. [C] [J], partie civile, et la société [1], partie intervenante, ont formé des pourvois contre l'arrêt de la cour d'appel de Caen, chambre correctionnelle, en date du 24 mars 2023, qui, dans la procédure suivie contre M. [N] [U] du chef de blessures involontaires, a prononcé sur les intérêts civils.
Les pourvois sont joints en raison de la connexité.
Des mémoires ont été produits, en demande et en défense.
Sur le rapport de M. Sottet, conseiller, les observations de la SCP Boutet et Hourdeaux, avocat de la société [1], et les observations de la SARL Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat de M. [C] [J], et les conclusions de M. Bigey, avocat général, après débats en l'audience publique du 4 mars 2025 où étaient présents M. Bonnal, président, M. Sottet, conseiller rapporteur, M. Coirre, conseiller de la chambre, et Mme Bendjebbour, greffier de chambre,
la chambre criminelle de la Cour de cassation, composée en application de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.
2. [C] [J], âgé de quinze ans, a été victime d'un accident de la circulation à la suite duquel M. [N] [U] a été déclaré coupable de blessures involontaires et responsable des blessures causées à la victime, qui a été reçue en sa constitution de partie civile.
3. Par jugement ultérieur sur l'action civile, le tribunal correctionnel a alloué diverses sommes à M. [J] en réparation de son préjudice corporel.
4. La société [1], assureur de M. [U], et les parties civiles ont relevé appel de ce jugement.
Examen des moyens
Sur le deuxième moyen, le troisième moyen, pris en sa troisième branche, proposés pour M. [J] et le moyen, pris en ses deuxième et troisième branches proposé pour la société [1],
5. Les griefs ne sont pas de nature à permettre l'admission du pourvoi au sens de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale.
Sur le premier moyen proposé pour M. [J] et le moyen, pris en sa première branche proposé pour la société [1],
Enoncé des moyens
6. Le moyen proposé pour M. [J] critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a fixé les préjudices de M. [J] à la somme de 1 352 859,07 euros et a condamné M. [U] à payer à M. [J], en deniers ou quittances, la somme complémentaire de 822 129,06 euros en réparation de ces préjudices, provisions non déduites, alors « que le préjudice résultant d'une infraction doit être réparé dans son intégralité, sans perte ni profit pour la victime ; qu'en jugeant, pour limiter l'indemnisation des pertes de revenus de M. [J] à 600 euros par mois, qu'il serait « apte à effectuer une activité professionnelle sous une forme adaptée à son handicap », que « l'avenir professionnel de M. [C] [J] est celui d'un jeune homme exerçant des missions intérimaires ou un métier rémunéré aux alentours du salaire minimum qui est actuellement de 1 353,07 euros par mois », et que « l'accident du 4 juin 2015 n'a entraîné qu'une incapacité partielle à exercer un travail rémunéré à hauteur du SMIC », cependant qu'il résultait de ses propres constatations que M. [J], âgé de 15 ans à la date de l'accident, était inapte au métier de mécanicien agricole auquel il se destinait, qu'il avait stoppé sa scolarité, qu'il était « exclu, sans l'avoir intégré, du monde du travail » (arrêt, p. 5 et 6), et que, de fait, il n'exerçait pas d'activité professionnelle, la cour d'appel, qui devait réparer intégralement un préjudice de perte de revenus que la jeune victime n'avait pas à limiter dans l'intérêt du responsable en modifiant son orientation professionnelle, a violé le principe susvisé. »
7. Le moyen proposé pour la société [1] critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a fixé les préjudices de M. [J] à la somme de 1 352 859,07 euros et la créance de l'organisme social à celle de 152 670,94 euros et a condamné la société [1] au doublement des intérêts au taux légal sur la somme de 683 400,95 euros à compter du 7 juin 2019 jusqu'au jour de la décision définitive, alors :
« 1°/ que si les juges du fond apprécient souverainement le préjudice causé par une infraction et le montant des dommages et intérêts attribués à celle-ci en réparation du préjudice résultant pour elle de l'infraction constatée, il en va différemment lorsque cette appréciation est déduite de motifs insuffisants, contradictoires ou erronés ; que l'incidence professionnelle doit être indemnisée en fonction de l'analyse de chacune des composantes de ce poste et non à compter d'une perte annuelle de revenus ou d'un taux donné de déficit fonctionnel permanent, le coût des incidences périphériques du dommage touchant à la sphère professionnelle, en cas de séquelles en partie ou totalement invalidantes, ne pouvant être le décalque de la rémunération ; qu'en évaluant cependant ce préjudice à une part du salaire minimum évaluée à 20 %, la cour d'appel, qui a ainsi ce faisant considéré deux fois des pertes de gains professionnels par ailleurs indemnisées, s'est prononcée par des motifs ne permettant pas de s'assurer qu'elle a accordé une réparation sans perte ni profit pour la victime et méconnu les articles 2, 591 et 593 du code de procédure pénale. »
Réponse de la Cour
8. Les moyens sont réunis.
9. Pour allouer à M. [J] la somme de 436 812 euros au titre de la perte de gains professionnels futurs, l'arrêt attaqué énonce que la partie civile a eu un parcours scolaire moyen et envisageait une formation de mécanicien agricole avant l'accident.
10. Le juge ajoute que le rapport d'expertise mentionne une fatigabilité, une lenteur, des troubles de l'attention et de la concentration qui constituent des restrictions d'accès à l'emploi.
11. Il en déduit que M. [J], qui ne peut exercer une activité professionnelle que sous une forme adaptée à son handicap, présente une incapacité partielle à bénéficier d'une rémunération équivalente au SMIC.
12. Il chiffre en conséquence la perte de gains professionnels futurs à la somme mensuelle de 600 euros, qu'il totalise pour la période courant de la date de consolidation au jour de la décision, puis capitalise pour la période postérieure.
13. Pour allouer à M. [J] la somme de 141 862,39 euros au titre de l'incidence professionnelle, l'arrêt attaqué énonce que la partie civile va devoir exercer une activité professionnelle en milieu adapté et sera privée de toute possibilité de progression de carrière et d'épanouissement professionnel.
14. Le juge en conclut que ce poste de préjudice doit être évalué sur la base de 20 % du salaire minimum, soit 270,60 euros par mois, qu'il totalise pour la période courant de la date de consolidation au jour de la décision, puis capitalise pour la période postérieure.
15. En se déterminant ainsi, la cour d'appel, qui a réparé des préjudices distincts en retenant souverainement la méthode et le mode de calcul qui lui paraissaient appropriés, sans considérer que la victime devait minorer son préjudice, a justifié sa décision.
16. Dès lors, les moyens doivent être écartés.
Mais sur le troisième moyen, pris en ses première, deuxième et quatrième branches, proposé pour M. [J]
Enoncé du moyen
17. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a condamné la société [1] au doublement des intérêts au taux légal sur la somme de 683 400,95 euros à compter du 7 juin 2019 jusqu'au jour de la décision définitive, les intérêts devant être capitalisés selon les modalités prévues par l'article 1343-2 du code civil, alors :
« 1°/ qu'une offre d'indemnité doit être faite à la victime qui a subi une atteinte à sa personne dans le délai maximum de huit mois à compter de l'accident ; que cette offre peut avoir un caractère provisionnel lorsque l'assureur n'a pas, dans les trois mois de l'accident, été informé de la consolidation de l'état de la victime ; qu'en faisant courir les intérêts doublés auxquels elle condamnait la société [1] depuis le 7 juin 2019, sans rechercher si une offre provisionnelle suffisante et comprenant tous les éléments indemnisables du préjudice avait été présentée à M. [J] dans les huit mois de l'accident survenu le 4 juin 2015, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 211-9 et L. 211-13 du code des assurances ;
2°/ que l'assureur est tenu de formuler une offre d'indemnisation comprenant tous les éléments indemnisables du préjudice ; qu'en jugeant que l'assureur pouvait se dispenser de formuler une offre d'indemnisation portant sur le préjudice professionnel, dès lors que les experts s'étaient estimé, en l'état, dans l'incapacité de déterminer le retentissement professionnel des séquelles conservées par M. [J], la cour d'appel a violé les articles L. 211-9 et L. 211-13 du code des assurances ;
4°/ qu'en toute hypothèse, en cas de circonstances non imputables à l'assureur, le juge peut uniquement réduire la pénalité prévue par l'article L. 211-13 du code des assurances ; qu'en excluant purement et simplement certains chefs de préjudice de l'assiette de la pénalité qu'elle infligeait, la cour d'appel a violé l'article L. 211-13 du code des assurances. »
Réponse de la Cour
Vu les articles L. 211-9 et L. 211-13 du code des assurances :
18. Il résulte de ces textes que l'assureur qui garantit la responsabilité du conducteur d'un véhicule impliqué dans un accident de la circulation est tenu de présenter à la victime une offre d'indemnité comprenant tous les éléments indemnisables du préjudice et que lorsque l'offre n'a pas été faite dans les huit mois de l'accident, le montant de l'indemnité offerte par l'assureur ou allouée par le juge à la victime produit intérêts de plein droit, au double du taux de l'intérêt légal, à compter de l'expiration du délai et jusqu'au jour de l'offre ou du jugement devenu définitif.
19. Pour débouter M. [J] de sa demande d'assortir l'indemnité accordée d'intérêts au double du taux légal à compter du 4 février 2016 et limiter cette sanction à la somme de 683 400,95 euros, à compter du 7 juin 2019 jusqu'au jour de la décision définitive, l'arrêt attaqué énonce que l'expertise amiable sur la base de laquelle les parties ont chiffré leurs prétentions, dressée le 7 janvier 2019, a réservé les postes afférents au retentissement professionnel.
20. En statuant ainsi, sans rechercher si une offre provisionnelle suffisante et comprenant tous les éléments indemnisables du préjudice avait été présentée à la victime dans les huit mois de l'accident, la cour d'appel a méconnu les textes susvisés.
21. La cassation est par conséquent encourue de ce chef.
Portée et conséquences de la cassation
22. La cassation sera limitée aux dispositions limitant la condamnation de la société [1] au doublement des intérêts au taux légal à la somme de 683 400,95 euros à compter du 7 juin 2019 jusqu'au jour de la décision définitive, dès lors que les autres dispositions n'encourent pas la censure.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
Sur le pourvoi formé la société [1] :
Le REJETTE ;
Sur le pourvoi formé par M. [J] :
CASSE et ANNULE l'arrêt susvisé de la cour d'appel de Caen, en date du 24 mars 2023, mais en ses seules dispositions limitant la condamnation de la société [1] au doublement des intérêts au taux légal à la somme de 683 400,95 euros à compter du 7 juin 2019 jusqu'au jour de la décision définitive, toutes autres dispositions étant expressément maintenues ;
Et pour qu'il soit à nouveau jugé, conformément à la loi, dans les limites de la cassation ainsi prononcée,
RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel de Caen, autrement composée, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;
FIXE à 2 500 euros la somme que la société [1] devra verser à M. [J] en application de l'article 618-1 du code de procédure pénale ;
ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la cour d'appel de Caen et sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement annulé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président en son audience publique du premier avril deux mille vingt-cinq.