N° P 25-80.290 F-B
N° 00544
ECF
25 MARS 2025
CASSATION
M. BONNAL président,
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE,
DU 25 MARS 2025
M. [N] [S] a formé un pourvoi contre l'arrêt de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris, 5e section, en date du 2 janvier 2025, qui, dans la procédure d'extradition suivie contre lui à la demande du gouvernement de la Fédération de Russie, a rejeté sa demande de mise en liberté.
Un mémoire a été produit.
Sur le rapport de Mme Merloz, conseiller référendaire, les observations de la SCP Spinosi, avocat de M. [N] [S], et les conclusions de Mme Djemni-Wagner, avocat général, après débats en l'audience publique du 25 mars 2025 où étaient présents M. Bonnal, président, Mme Merloz, conseiller rapporteur, Mme Labrousse, conseiller de la chambre, et Mme Pinna, greffier de chambre,
la chambre criminelle de la Cour de cassation, composée en application de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure ce qui suit.
2. Le 6 septembre 2018, M. [N] [S], de nationalité russe, a été placé sous écrou extraditionnel en exécution d'une demande d'arrestation provisoire délivrée par les autorités russes, aux fins de poursuites, sur le fondement d'un mandat d'arrêt du 25 novembre 2015, pour des faits qualifiés de participation aux activités d'une organisation terroriste en ayant suivi un entraînement en vue d'activités terroristes, punis d'une peine de réclusion criminelle à perpétuité.
3. M. [S] n'a pas consenti à son extradition.
4. Le 23 septembre 2020, la chambre de l'instruction a émis un avis favorable à la demande d'extradition.
5. Le 17 juin 2022, le Premier ministre a pris un décret d'extradition, le recours contre ce décret ayant été rejeté par le Conseil d'Etat le 17 février 2023.
6. Par déclaration au greffe de la chambre de l'instruction du 16 décembre 2024, M. [S] a formé une demande de mise en liberté.
Examen du moyen
Enoncé du moyen
7. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a rejeté la demande de mise en liberté de M. [S], alors :
« 1°/ que de première part, les décisions autorisant l'extradition de l'exposant ayant été rendues antérieurement à la dégradation de la situation des droits de l'homme en Russie intervenu en 2022, il appartenait à la chambre de l'instruction, saisie d'un moyen en ce sens, de tenir compte de ce changement de circonstances, lequel faisait obstacle à l'exécution de l'extradition en raison d'un risque d'atteinte aux droits fondamentaux et d'en tirer les conséquences en suspendant les effets de la décision devenue, en l'état, inexécutable et, partant, en ordonnant sa remise en liberté d'office ; qu'en jugeant « inopérant » le moyen tiré du changement de circonstances intervenu depuis les dernières décisions judiciaires aux motifs que « les développements présentés par la défense de [N] [S] sur la dégradation de la situation des droits de l'Homme en Russie, notamment dans le système carcéral, ont pour objet de remettre en cause des décisions judiciaires définitives et un décret d'extradition lui-même définitif et ne se rapportent pas à la situation carcérale actuelle de [N] [S] », la chambre de l'instruction a méconnu les articles 2, 3 et 5 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, préliminaire, 591 et 593 du code de procédure pénale ;
3°/ que de troisième part, le caractère indéterminé du délai de reprise de la procédure d'extradition en raison d'une situation géopolitique conflictuelle « inchangée à ce jour » constitue une privation de liberté injustifiée ; que pour rejeter la demande de mise en liberté formée par l'intéressé, qui invoquait le manque de diligence dans la procédure d'extradition ainsi que la durée excessive de sa privation de liberté, sans rechercher, ainsi qu'elle y avait été invitée, s'il n'était pas dépourvu de perspectives concrètes de parvenir, dans un délai à la fois précis et raisonnable, au terme de la procédure d'extradition, la chambre de l'instruction a de plus fort méconnu les articles 5 § 1 f) de la Convention, 696-18, 696-19, 591 et 593 du code de procédure pénale ;
4°/ que de quatrième part, une situation géopolitique conflictuelle et la gravité des faits reprochés à la personne placée sous écrou extraditionnel ne peuvent être pris en compte pour justifier la passivité des autorités dans la conduite de la procédure d'extradition ; qu'en rejetant la demande de mise en liberté formée par l'intéressé, qui invoquait la durée excessive de sa privation de liberté et arguait de la carence des autorités, aux motifs que « la durée de la privation de liberté doit s'apprécier à l'aune de cette situation diplomatique et des faits reprochés à la personne dont l'extradition a été accordée » et qu'eu égard à la situation géopolitique actuellement inchangée à ce jour entre la France et la Russie et à la gravité des faits reprochés, « la durée de son écrou extraditionnel n'est pas déraisonnable », critères inopérants, la chambre de l'instruction a, une fois encore, méconnu les articles 5 § 1 f) de la Convention, 696-18, 696-19, 591 et 593 du code de procédure pénale. »
Réponse de la Cour
Sur le moyen, pris en sa première branche
8. Le demandeur ne saurait se faire un grief de ce que l'arrêt attaqué a jugé inopérants les développements qu'il a présentés au soutien de sa demande de mise en liberté, relatifs à la dégradation de la situation des droits de l'homme en Russie, notamment dans le système carcéral.
9. En effet, la chambre de l'instruction statuant sur une demande de mise en liberté formée en application de l'article 696-19 du code de procédure pénale ne saurait, sans excéder son office, prendre en compte un changement de circonstances intervenu dans l'Etat requérant, susceptible d'exposer la personne recherchée à une violation de ses droits fondamentaux, dès lors qu'il a été définitivement statué sur la demande d'extradition et que, de surcroît, le décret d'extradition est exécutoire, la décision d'un éventuel retrait dudit décret relevant de la seule compétence du gouvernement.
Mais sur le moyen, pris en ses troisième et quatrième branches
Vu les articles 5, § 1, f) de la Convention européenne des droits de l'homme et 593 du code de procédure pénale :
10. Il résulte du premier de ces textes que, si le déroulement d'une procédure d'extradition justifie une privation de liberté, c'est à la condition que cette procédure soit menée avec la diligence requise.
11. Selon le second, tout arrêt de la chambre de l'instruction doit comporter les motifs propres à justifier la décision. L'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence.
12. Pour rejeter la demande de mise en liberté présentée par le demandeur, l'arrêt attaqué énonce qu'il appartient à l'administration centrale de mettre à exécution le décret d'extradition, exécutoire depuis le 17 février 2023, et relève que les relations diplomatiques de la France avec la Fédération de Russie sont, depuis cette date, fortement affectées par la guerre en Ukraine, cette situation géopolitique étant constitutive d'un cas de force majeure au sens de l'article 696-18 du code de procédure pénale.
13. Les juges ajoutent que cette situation de force majeure ne peut cependant être tenue pour définitive et qu'il leur appartient de rechercher si, au regard de la durée de l'écrou extraditionnel, d'une part, et des garanties de représentation et du risque de fuite, d'autre part, M. [S] doit être maintenu en détention.
14. Ils énoncent en substance, concernant la durée de l'écrou extraditionnel, que la procédure a été menée avec la diligence requise jusqu'au 23 février 2023, date à laquelle le Conseil d'Etat a rejeté le recours formé par M. [S] contre le décret d'extradition, la remise effective de l'intéressé se heurtant à la situation géopolitique, inchangée à ce jour.
15. Ils en déduisent que le caractère déraisonnable et non proportionné de la durée de la privation de liberté doit s'apprécier à l'aune de cette situation diplomatique et des faits reprochés à la personne dont l'extradition a été accordée.
16. Ils observent à cet égard que l'intéressé est recherché pour des faits d'une particulière gravité, relatifs à son adhésion à une organisation reconnue comme terroriste et à sa formation aux fins de la commission d'actes terroristes, qui, s'ils sont contestés, lui font néanmoins encourir une peine de réclusion criminelle à perpétuité.
17. Ils ajoutent que M. [S] ne présente pas de garanties de représentation en ce qu'il refuse son extradition, qu'il n'a communiqué aucune information quant à la situation de sa famille, le domicile de son épouse et de ses enfants, ni même le pays dans lequel ils résideraient actuellement, qu'il est en situation irrégulière en France et n'y justifie d'aucune adresse et n'a aucune ressource ni soutien familial ou amical, offrant uniquement de se domicilier chez son avocat et un possible hébergement dans un hôtel pendant quatre jours.
18. Ils en concluent que, au regard de l'ensemble de ces éléments, la durée de l'écrou extraditionnel n'est pas déraisonnable.
19. En se déterminant ainsi, la chambre de l'instruction n'a pas justifié sa décision pour les motifs qui suivent.
20. En premier lieu, la chambre de l'instruction ne pouvait énoncer que la remise effective de l'intéressé se heurtait à un cas de force majeure inchangé au jour où elle statuait, étant précisé que ledit cas est prévu à l'article 18, § 5, de la Convention européenne d'extradition, seul applicable, sans rechercher s'il existait des perspectives concrètes de parvenir, dans un futur quantifiable et un délai raisonnable, au terme de la procédure d'extradition, alors que l'intéressé était placé sous écrou extraditionnel depuis plus de six ans et que plus de deux ans se sont écoulés depuis le décret d'extradition.
21. En second lieu, la chambre de l'instruction ne pouvait justifier la durée du placement sous écrou extraditionnel au regard de la gravité des faits, alors que l'intéressé est recherché aux fins de poursuites et non d'exécution de peine, qu'il bénéficie de la présomption d'innocence et que les autorités nationales doivent en conséquence faire preuve d'une diligence particulière afin de protéger les droits de l'intéressé.
22. Par conséquent, la cassation est encourue de ces chefs, sans qu'il y ait lieu d'examiner l'autre grief.
Portée et conséquences de la cassation
23. La cassation ainsi prononcée pour insuffisance de motivation n'emportant pas remise en cause du titre de détention, elle n'entraînera pas la mise en liberté de l'intéressé.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE et ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt susvisé de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris, en date du 2 janvier 2025, et pour qu'il soit à nouveau jugé, conformément à la loi ;
DIT n'y avoir lieu à remise en liberté de M. [S] ;
RENVOIE la cause et les parties devant la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris, autrement composée, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;
ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris et sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt annulé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-cinq mars deux mille vingt-cinq.