LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 1
MY1
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 12 mars 2025
Rejet
Mme CHAMPALAUNE, président
Arrêt n° 162 F-D
Pourvoi n° P 22-17.166
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 12 MARS 2025
La société CSF, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 2], a formé le pourvoi n° P 22-17.166 contre l'arrêt rendu le 5 avril 2022 par la cour d'appel de Pau (2e chambre, section 1), dans le litige l'opposant à la société Codis Aquitaine, société anonyme, dont le siège est [Adresse 1], défenderesse à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, trois moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Tréard, conseiller, les observations de la SCP L. Poulet-Odent, avocat de la société CSF, de la SCP Foussard et Froger, avocat de la société Codis Aquitaine, après débats en l'audience publique du 21 janvier 2025 où étaient présentes Mme Champalaune, président, Mme Tréard, conseiller rapporteur, Mme Guihal, conseiller doyen, et Mme Vignes, greffier de chambre,
la première chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Pau, 5 avril 2022), la société Codis Aquitaine (la société Codis) et la société Logis, à laquelle se trouve substituée la société CSF (la société CSF) ont conclu le 15 mai 2001 un contrat d'approvisionnement contenant, en son article 18 relatif au règlement des litiges, une clause compromissoire et prévoyant, en outre, en cas de contestation relative au prix des marchandises, la saisine du président du tribunal de commerce de Pau, par voie de requête, aux fins de désignation d'un expert qualifié, indépendant des parties contractantes.
2. Se plaignant d'avoir découvert à la faveur d'une sentence rendue en 2007 des taux de marges pratiqués sur les prix fournisseurs contraires aux conditions tarifaires contractuelles, la société Codis a obtenu, par une ordonnance rendue sur requête du 14 janvier 2008, devenue définitive, la désignation d'un expert, en application des stipulations du contrat.
3. L'expert ayant demandé à être déchargé de sa mission, un nouvel expert a été désigné pour son remplacement par une ordonnance du juge chargé du contrôle des expertises de ce tribunal.
4. Sur recours en rétractation de la société CSF, la cour d'appel a constaté le 8 décembre 2020 la caducité de la désignation du nouvel expert pour défaut de consignation de la provision dans les délais prescrits et dit n'y avoir lieu à relever la société Codis de cette caducité.
5. Faisant valoir que l'arrêt n'avait pas jugé caduque la mesure d'expertise ordonnée le 14 janvier 2008 mais seulement la désignation de l'ancien expert, la société Codis a, par requête du 1er février 2021, saisi le président du tribunal de commerce d'une nouvelle demande de remplacement de l'expert sur le fondement de l'article 18 du contrat.
6. La société CSF, ayant sollicité la rétractation de l'ordonnance faisant droit à cette demande, a été déboutée par une ordonnance du 21 septembre 2021.
Sur le troisième moyen, pris en sa quatrième branche et le quatrième moyen
7. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces moyens qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le deuxième moyen, qui est préalable
Enoncé du moyen
8. La société CSF fait grief à l'arrêt de confirmer l'ordonnance du 21 septembre 2021 en ce qu'elle avait rejeté ses demandes, alors :
« 1°/ que l'absence de consignation de la provision dans le délai et selon les modalités impartis entraîne la caducité de la désignation de l'expert ; que la caducité de la désignation de l'expert atteint la mesure d'expertise ordonnée ; qu'en retenant, pour juger que la société CSF n'était plus recevable à contester la compétence du juge étatique pour connaître du remplacement de l'expert désigné, que l'exception d'incompétence soulevée par la société CSF méconnaissait l'objet du litige en ce que la société Codis Aquitaine avait "exclusivement saisi le président du tribunal de commerce d'une demande de changement d'expert pour accomplir la mission prévue dans l'ordonnance du 14 janvier 2008", quand la caducité de la désignation de M. [I] avait atteint la mesure d'expertise toute entière, la cour d'appel a violé l'article 271 du code de procédure civile ;
2°/ qu'il appartient à l'arbitre de statuer sur sa propre compétence ; que le juge étatique saisi d'un litige destiné à l'arbitrage doit se déclarer incompétent, sauf si le tribunal arbitral n'est pas encore saisi et si la convention d'arbitrage est manifestement nulle ou manifestement inapplicable ; qu'en rejetant l'exception d'incompétence soulevée par la société CSF au profit du tribunal arbitral, sans caractériser la nullité ou l'inapplicabilité manifeste de la clause compromissoire, seules de nature à faire obstacle à la compétence du tribunal arbitral pour statuer sur sa compétence, la cour d'appel a violé l'article 1448 du code de procédure civile ;
3°/ que, subsidiairement, toute stipulation contraire à la clause compromissoire stipulée dans un contrat est réputée non écrite ; qu'en retenant, pour rejeter le moyen de rétractation de la société CSF, que les parties au contrat d'approvisionnement avaient stipulé une clause ayant « pour effet de donner compétence exclusive au président du tribunal de commerce de Pau pour ordonner l'expertise contractuelle sur l'évolution tarifaire ou le prix fournisseur », quand cette clause, qui, selon le sens donné par la cour d'appel, avait pour objet de donner compétence au juge étatique en contravention de la clause compromissoire prévue au contrat, aurait dû être réputée non écrite, la cour d'appel a violé l'article 1448 du code de procédure civile ;
4°/ subsidiairement, il appartient à l'arbitre de statuer sur sa propre compétence ; que le juge étatique saisi d'un litige destiné à l'arbitrage doit se déclarer incompétent, sauf si le tribunal arbitral n'est pas encore saisi et si la convention d'arbitrage est manifestement nulle ou manifestement inapplicable ; que la contradiction existant entre une clause compromissoire et une clause attributive de compétence figurant au même contrat ne rend pas manifestement inapplicable la clause compromissoire ; qu'en retenant, pour rejeter le moyen de rétractation présenté par la société CSF selon lequel le tribunal arbitral était compétent, que les parties avaient stipulé au contrat d'approvisionnement une clause ayant "pour effet de donner compétence exclusive au président du tribunal de commerce de Pau pour ordonner l'expertise contractuelle sur l'évolution tarifaire ou le prix fournisseur", quand l'existence de cette clause, attribuant compétence au président du tribunal de commerce de Pau pour désigner un expert, ne rendait pas manifestement inapplicable la clause compromissoire avec laquelle elle entrait en contradiction, la cour d'appel a violé l'article 1448 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
9. Conformément à l'article 1448 du code de procédure civile, lorsqu'un litige relevant d'une convention d'arbitrage est porté devant une juridiction de l'Etat, celle-ci se déclare incompétente sauf si le tribunal arbitral n'est pas encore saisi et si la convention d'arbitrage est manifestement nulle ou manifestement inapplicable.
10. Après avoir constaté que l'article 18 du contrat d'approvisionnement, relatif au règlement des litiges, contient une clause compromissoire et, en son dernier alinéa, une stipulation contractuelle prévoyant, en cas de contestation relative aux prix des marchandises, que la partie la plus diligente pourra demander, par voie de requête auprès du président du tribunal de commerce de Pau, la désignation d'un expert qualifié, indépendant des parties contractantes, qui aura notamment pour rôle d'apprécier l'évolution tarifaire, l'arrêt relève que ces stipulations contractuelles, négociées par les parties en même temps que la clause compromissoire, ont institué une procédure contractuelle de désignation d'un expert en cas d'évolution tarifaire ou de contestation des prix des fournisseurs, donnant compétence exclusive au président du tribunal de commerce de Pau pour ordonner une telle mesure.
11. En l'état de ces seules constatations, dont il ressortait la coexistence au sein de l'article 18 du contrat, de deux clauses complémentaires et non contradictoires, l'une compromissoire, soumettant à l'arbitrage toutes contestations auxquelles pourrait donner lieu l'exécution ou l'interprétation du contrat et confiant aux arbitres le rôle d'apprécier le cas échéant tout préjudice de l'une ou l'autre des parties, et de déterminer les modalités de dédommagement, l'autre attributive de compétence, pour ordonner la désignation, prévue contractuellement, d'un expert qualifié, indépendant des parties contractantes, en cas de contestation sur les prix, c'est sans méconnaître le principe selon lequel il appartient à l'arbitre de statuer en priorité sur sa compétence que la cour d'appel, qui a fait ressortir que la clause compromissoire était manifestement inapplicable à la demande de désignation d'expert relevant d'une clause attributive de compétence distincte, a rejeté, à bon droit, le moyen tiré de l'incompétence du juge étatique.
12. Le moyen, inopérant en sa première branche qui attaque des motifs qui doivent être tenus pour surabondants, n'est pas fondé pour le surplus.
Sur le premier moyen
Enoncé du moyen
13. La société CSF fait le même grief à l'arrêt, alors :
« 1°/ que l'absence de consignation de la provision dans le délai et selon les modalités impartis entraîne la caducité de la désignation de l'expert ; que la caducité de la désignation de l'expert atteint la mesure d'expertise ordonnée ; qu'en énonçant, pour débouter la société CSF de ses demandes, que la caducité de la désignation de l'expert était seulement limitée à sa désignation et n'affectait pas à la mesure d'expertise elle-même, la cour d'appel a violé l'article 271 du code de procédure civile ;
2°/ que l'absence de consignation de la provision dans le délai et selon les modalités impartis entraîne la caducité de la désignation de l'expert ; que la caducité de la désignation de l'expert atteint la mesure d'expertise ordonnée ; qu'en retenant, pour débouter la société CSF de ses demandes, que l'arrêt de la cour d'appel de Pau du 8 décembre 2020 avait, dans son dispositif, "constaté la caducité de la désignation de M. [I] en remplacement de M. [W]", de sorte que la caducité était "limitée à la désignation de M. [I]" et n'affectait "pas le maintien des effets de l'ordonnance du 17 janvier 2008 ayant mis en place la mesure d'expertise confiée à M. [W], lequel avait commencé sa mission et obtenu le paiement de la provision à valoir sur sa rémunération", quand il importait peu que l'arrêt du 8 décembre 2020 n'ait dit caduque que la désignation de M. [I], cette caducité s'étendant nécessairement à la mesure d'expertise elle-même, la cour d'appel a statué par un motif inopérant, et privé sa décision de base légale au regard de l'article 271 du code de procédure civile ;
3°/ que l'absence de consignation de la provision dans le délai et selon les modalités impartis entraîne la caducité de la désignation de l'expert ; que la caducité de la désignation de l'expert atteint la mesure d'expertise ordonnée ; qu'en énonçant, pour débouter la société CSF de ses demandes, que "la caducité de la désignation du remplaçant ne fait pas obstacle à l'engagement d'une nouvelle demande de remplacement de l'expert initial", quand le fait que la caducité portait sur la désignation d'un expert remplaçant n'empêchait pas la caducité de la mesure d'expertise elle-même, la cour d'appel a violé l'article 271 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
14. Si c'est à tort que l'arrêt énonce, qu'en cas de remplacement d'un expert, la caducité de la nouvelle désignation résultant du défaut de versement de la consignation dans les délais impartis n'affecte pas le maintien des effets de l'ordonnance ayant mis en place la mesure d'expertise, le moyen est cependant dépourvu de portée, dès lors que l'arrêt constate que l'expertise contractuelle demandée sur requête au président du tribunal de commerce, sur le fondement des articles 8 et 18 du contrat, n'est pas une mesure d'instruction ordonnée sur le fondement de l'article 145 du code de procédure civile et retient justement que la situation en cause ne fait pas obstacle à l'engagement d'une nouvelle demande.
15. D'où il suit que le moyen ne peut être accueilli.
Sur le troisième moyen, pris en ses trois premières branches
Enoncé du moyen
16. La société CSF fait le même grief à l'arrêt, alors :
« 1°/ que l'ordonnance sur requête est une décision provisoire rendue non contradictoirement dans les cas où le requérant est fondé à ne pas appeler de partie adverse ; qu'en considérant, pour écarter le moyen de rétractation formulé par la société CSF, que, "en droit, la requête en changement d'expert n'est pas soumise au formalisme des ordonnances sur requête", quand, au contraire, la cour d'appel ayant été saisie d'un référé rétractation à la suite d'une ordonnance rendue par le tribunal de commerce de Pau, et non par le juge chargé du suivi des expertises, faisant droit à la requête de la société Codis Aquitaine, les règles relatives à l'ordonnance sur requête devaient s'appliquer, la cour d'appel a violé l'article 493 du code de procédure civile ;
2°/ que l'ordonnance sur requête est une décision provisoire rendue non contradictoirement dans les cas où le requérant est fondé à ne pas appeler de partie adverse ; qu'en considérant, pour écarter le moyen de rétractation formulé par la société CSF, que, "en droit, la requête en changement d'expert n'est pas soumise au formalisme des ordonnances sur requête", quand l'exigence de circonstances justifiant qu'il soit dérogé au principe du contradictoire ne constitue pas une règle formelle des ordonnances sur requête mais, bien plus, constitue la substance même de telles ordonnances, la cour d'appel a violé les articles 16 et 493 du code de procédure civile ;
3°/ que l'ordonnance sur requête est une décision provisoire rendue non contradictoirement dans les cas où le requérant est fondé à ne pas appeler de partie adverse ; qu'en énonçant, pour rejeter le moyen de rétractation formulé par la société CSF, que la société Codis Aquitaine n'était même pas tenue de motiver sa requête initiale en considération de circonstances justifiant que la mesure sollicitée ne soit pas prise contradictoirement "dès lors que les parties n'ont pas assujetti cette requête à d'autres conditions que celles convenues entre elles en s'autorisant à saisir le président du tribunal de commerce au constat d'une évolution tarifaire ou d'une contestation du prix fournisseur", quand l'existence d'une clause prévoyant la faculté pour les parties au contrat de saisir, sur requête, le président du tribunal de commerce, d'une demande de désignation d'un expert, ne faisait pas obstacle à la nécessité de réunir des circonstances justifiant que la mesure sollicitée ne soit pas pris contradictoirement, la cour d'appel a violé l'article 493 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
17. Ayant constaté que la saisine sur requête du président du tribunal de commerce se prévalait et mettait en oeuvre la procédure négociée par les parties, prévue à l'article 18 du contrat, aux fins de désignation d'un expert, ce dont il résultait que chaque partie avait accepté qu'il soit dérogé à la règle du contradictoire et procédé par simple requête à la désignation d'un expert par la partie adverse, plus diligente, c'est exactement, qu'en l'état de ces seuls motifs caractérisant la circonstance contractuelle fondant le requérant à déroger au principe de la contradiction, la cour d'appel a statué comme elle a fait.
18. Le moyen, qui attaque des motifs erronés mais surabondants, ne peut être accueilli.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne la société CSF aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société CSF et la condamne à payer à la société Codis Aquitaine la somme de 5 000 euros ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du douze mars deux mille vingt-cinq.