CIV. 3
CC
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 6 mars 2025
Rejet
Mme TEILLER, président
Arrêt n° 121 F-D
Pourvoi n° M 23-18.916
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 6 MARS 2025
La société Este, société à responsabilité limitée, dont le siège est [Adresse 1], a formé le pourvoi n° M 23-18.916 contre l'arrêt rendu le 2 décembre 2022 par la cour d'appel de Colmar, (2eme chambre civile) dans le litige l'opposant à la société Le Chêne, société civile de construction vente, dont le siège est [Adresse 2], défenderesse à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, un moyen de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Foucher-Gros, conseiller, les observations de la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat de la société Este, de la SARL Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat de la société Le Chêne, après débats en l'audience publique du 28 janvier 2025 où étaient présents Mme Teiller, président, Mme Foucher-Gros, conseiller rapporteur, M. Boyer, conseiller doyen, et Mme Letourneur, greffier de chambre,
la troisième chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Colmar, 2 décembre 2022), la société civile de construction vente Le Chêne (la SCCV) a fait construire un immeuble collectif de dix-huit logements, sous la maîtrise d'oeuvre de la société Cerebat. Le lot gros oeuvre a été confié à la société Este pour un montant forfaitaire de 400 000 euros, selon devis accepté.
2. La société Este, qui a facturé des travaux supplémentaires pour un montant de 62 706,17 euros, a assigné la SCCV aux fins d'obtenir sa condamnation au paiement de cette somme.
Examen du moyen
Enoncé du moyen
3. La société Este fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande en paiement de travaux supplémentaires dirigées contre la SCCV, de rejeter sa demande de dommages-intérêts pour résistance abusive, et de la condamner à payer à la SCCV une certaine somme au titre du compte entre les parties, alors :
« 1°/ que la stipulation d'un marché à forfait interdit uniquement à l'entrepreneur de réclamer le paiement de surcoût rendus nécessaires pour effectuer les travaux prévus au contrat ; qu'il ne le prive en revanche pas de la possibilité de demander le paiement de travaux supplémentaires n'entrant pas dans le champ du marché initial et non indispensables à son exécution ; que pour débouter la société Este de sa demande de paiement des travaux supplémentaires qu'elle avait effectués, la cour d'appel a retenu que les travaux supplémentaires en cause correspondaient « à des travaux nécessaires à la réalisation de l'ouvrage et pour partie, à des modifications qui, pour l'essentiel, ne sont pas imputables au maître de l'ouvrage » ; qu'en statuant de la sorte, quand il résultait de ses constatations que les travaux supplémentaires en cause avaient été rendus nécessaires par des modifications des plans d'exécution établis par le maître d'oeuvre, de sorte qu'il ne pouvait être soumis au forfait convenu sur la base des plans remis par le maître d'oeuvre, la cour d'appel a violé les articles 1134 (désormais 1103) et 1793 du code civil ;
2°/ que la société Este faisait valoir que la SCCV Le Chêne, maître de l'ouvrage, partageait le même dirigeant (M. [K]) et les mêmes associés que la société Cerebat, maître d'oeuvre avec lequel elle avait conclu le marché de travaux litigieux, et que ces deux sociétés avaient également le même siège social ; qu'en se bornant à retenir que les travaux supplémentaires litigieux correspondaient « à des travaux nécessaires à la réalisation de l'ouvrage et pour partie, à des modifications qui, pour l'essentiel, ne sont pas imputables au maître de l'ouvrage », sans rechercher si au regard des circonstances de l'espèce, le maître d'oeuvre ne représentait pas la SCCV Le Chêne, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 1134 (désormais 1103) et 1793 du code civil ;
3°/ que l'entrepreneur de travaux peut réclamer le paiement de travaux supplémentaires, non compris dans le marché à forfait le liant au maître de l'ouvrage, lorsque la charge de ces travaux a entraîné un bouleversement de l'économie du contrat ; que le bouleversement de l'économie du contrat peut être caractérisé, non seulement par l'ampleur financière des travaux supplémentaires rendus nécessaires pour la réalisation de l'ouvrage, mais également en cas de multiples modifications, même mineures, apportées au projet initialement convenu ; qu'en retenant, pour rejeter la demande de la société Este tendant au paiement des travaux supplémentaires, que les « modifications et quantités supplémentaires qui représentent 13% du montant du marché initial ne sont pas, que [ce] soit par leur nature, ou leur coût, en l'état des éléments d'appréciation soumis à la cour, d'une ampleur telle qu'elle puisse caractériser un bouleversement de l'économie du marché », la cour d'appel, qui a statué par des motifs impropres à exclure le bouleversement de l'économie du contrat engendré par les multiples modifications au projet initial apportées par le maître d'oeuvre, a privé sa décision de base légale au regard des articles 1134 (désormais 1103) et 1793 du code civil ;
4°/ qu'en se bornant à retenir qu'en application du contrat, qui stipulait qu'avant la remise de son offre, l'entrepreneur devrait vérifier sous sa propre responsabilité les opérations et ouvrages mentionnés et décrits dans le CCTP et devrait les compléter s'il y avait lieu, il appartenait à la société Este « professionnelle de la construction, de s'assurer que l'offre qu'elle établissait avait été quantifiée sur la base d'éléments techniques suffisamment fiables, et au bureau d'études techniques qu'elle s'était adjoint d'attirer, le cas échéant, son attention sur l'insuffisance des éléments techniques dont elle disposait », et qu'en outre, le contrat précisait « qu'aucun supplément de prix ne pourra être accordé ultérieurement du fait que les renseignements dont l'entrepreneur s'était entourés étaient inexacts ou incomplets, l'entrepreneur disposant en outre d'un délai de 10 jours pour contrôler les quantités indiquées dans le DPGF et faire part au maître d'oeuvre d'éventuelles erreurs ou omissions, aucune réclamation ne pouvant plus être formulée passé ce délai » , sans rechercher, ainsi qu'elle y était invitée si l'existence et en tout état de cause l'ampleur des travaux supplémentaires nécessaires pour la construction de l'ensemble immobilier n'avaient pas pu être découvertes qu'en cours d'exécution du chantier, le maître d'ouvrage ayant modifié et ajouté plusieurs éléments d'ouvrage non prévus initialement, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 1134 (désormais 1103) et 1793 du code civil ;
5°/ que les travaux supplémentaires facturés par la Sarl Este consistaient, ainsi que l'avait relevé le bureau d'études Vonesch dans deux courriers des 29 mai 2017 et 27 mai 2019, ainsi que dans une attestation du 21 octobre 2020, en une modification de la longueur du bâtiment, les cotes extérieures ayant été modifiées de 37,05 à 37,32 mètres, en une augmentation de la profondeur des balcons de 20 centimètres, en une modification de la structure porteuse du bâtiment, en l'ajout d'un acrotère en rive de dalle du sous-sol, rendant le bâtiment partiellement hors-sol, en l'ajout d'un local vélo et présentation des ordures, et d'une corniche décorative ; qu'en retenant que « l'ampleur exacte des modifications alléguées n'est au surplus pas démontrée », et qu'en particulier, « s'il est admis que la rampe d'accès au sous-sol a été modifiée, les autres affirmations du bureau d'études technique Vonesch, notamment quant à une augmentation de la longueur du bâtiment et de la profondeur des balcons sont contestées par la SCCV Le Chêne et ne sont étayées par aucun autre élément technique probant. Il en est de même de l'ajout d'un local vélo dont l'intimée affirme sans être contredite qu'il a été réalisé en métal et n'apparaît en tout état de cause pas sur la facture litigieuse, ou encore de l'ajout, contesté, d'une corniche dont l'incidence financière représente 61,15 € HT compte tenu de la déduction corrélative d'une moins-value », sans expliquer pour quelle raison les informations techniques fournies par le bureau d'études indépendant Vonesch, qui n'avaient jamais été contestées par le maître de l'ouvrage avant qu'il ne soit assigné en paiement, aurait dû être « étayées » par un « autre élément technique probant », la cour d'appel a violé l'article 1134 (désormais 1103), et l'article 1793 du code civil. »
Réponse de la Cour
4. La cour d'appel a constaté que le marché était à forfait et que le contrat stipulait, d'une part, qu'avant remise de son offre, l'entrepreneur devait vérifier sous sa propre responsabilité les opérations et ouvrages mentionnés et décrits dans le cahier des clauses techniques particulières et devait les compléter s'il y avait lieu, d'autre part, qu'aucun supplément de prix ne pourrait être accordé ultérieurement du fait que les renseignements dont il s'était entouré étaient inexacts ou incomplets, l'entrepreneur disposant en outre d'un délai de dix jours pour contrôler les quantités indiquées dans la décomposition du prix global forfaitaire et faire part au maître d'oeuvre d'éventuelles erreurs ou omissions, aucune réclamation ne pouvant plus être formulée passé ce délai.
5. Appréciant souverainement la valeur et la portée des éléments de preuve soumis à son examen, elle a relevé, sans être tenue de s'expliquer sur ceux qu'elle décidait d'écarter, que l'ampleur exacte des modifications demandées n'était pas démontrée et retenu que les travaux invoqués correspondant à des modifications qui, pour l'essentiel, n'étaient pas imputables au maître de l'ouvrage, et qui représentaient 13 % du montant du marché initial, n'étaient pas d'une ampleur telle qu'elle puisse caractériser un bouleversement de l'économie du contrat.
6. Elle a pu déduire de ces seuls motifs, sans être tenue de procéder à une recherche qui ne lui était pas demandée sur la représentation du maître de l'ouvrage par le maître d'oeuvre, que les travaux dont la société Este demandait le paiement relevaient de son imprévision et ne pouvaient donner lieu à augmentation du prix forfaitaire convenu.
7. Elle a, ainsi, légalement justifié sa décision.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne la société Este aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société Este et la condamne à payer à la société civile de construction vente Le Chêne la somme de 3 000 euros ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, troisième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du six mars deux mille vingt-cinq.