LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 1
MY1
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 9 octobre 2024
Rejet
Mme CHAMPALAUNE, président
Arrêt n° 536 F-D
Pourvoi n° F 22-19.229
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 9 OCTOBRE 2024
1°/ M. [F] [J], domicilié [Adresse 1] (Liban),
2°/ M. [H] [J], domicilié [Adresse 2] (Liban), agissant en qualité d'ayant-droit de [C] [H] [J], décédé,
ont formé le pourvoi n° F 22-19.229 contre l'arrêt rendu le 22 mars 2022 par la cour d'appel de Paris (pôle 5, chambre 16), dans le litige les opposant à la République de Chypre, dont le siège est [Adresse 3] (Chypre), prise par The Attorney General of the Republic of Cyprus, défenderesse à la cassation.
Les demandeurs invoquent, à l'appui de leur pourvoi, deux moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Tréard, conseiller, les observations de la SARL Ortscheidt, avocat de M. [F] [J] et M. [H] [J],ès qualités, de la SARL Cabinet Rousseau et Tapie, avocat de la République de Chypre, après débats en l'audience publique du 9 juillet 2024 où étaient présentes Mme Champalaune, président, Mme Tréard, conseiller rapporteur, Mme Guihal, conseiller doyen, et Mme Vignes, greffier de chambre,
la première chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 22 mars 2022) MM. [F] [H] [J] et [C] [H] [J] (les consorts [J]), banquiers libanais, ont déposé le 28 octobre 2014 auprès du secrétariat de la chambre de commerce internationale (la CCI) une demande d'arbitrage sur le fondement du Traité Bilatéral d'Investissement conclu en 2001 entre la République du Liban et la République de Chypre (le TBI), dans le différend les opposant à la République de Chypre, qui trouve son origine dans les mesures prises par cette dernière, par l'intermédiaire de la banque centrale de Chypre (la CBC) à l'encontre de la succursale chypriote de la banque Federal Bank of the Middle East (la FBME), dont les consorts [J] détenaient le capital. Ces mesures, conduisant à une prise de contrôle de la FBME et au gel de ses avoirs, faisaient suite à des avis émis le 17 juillet 2014 par le bureau du département du Trésor des Etats-Unis d'amérique, le Financial Crimes Enforcement Network (le FinCEN), désignant la FBME comme une structure présentant des risques avérés en matière de blanchiment de capitaux.
2. Par une sentence partielle rendue le 10 septembre 2015, le tribunal arbitral s'est déclaré compétent.
3. Par une sentence finale rendue à Paris le 15 janvier 2019, il a rejeté les demandes des consorts [J], retenant qu'il n'y avait pas eu violation du TBI.
4. Les consorts [J] ont formé un recours en annulation de la sentence. [C] [H] [J] étant décédé au cours de la procédure, celle-ci a été reprise par son fils M. [H] [I] [J] en sa qualité d'ayant droit.
Examen des moyens
Sur le premier moyen, pris en sa deuxième branche, et le second moyen, pris en ses première et deuxième branches
5. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces moyens qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le premier moyen, pris en ses première et troisième branches
Enoncé du moyen
6. Les consorts [J] font grief à l'arrêt de rejeter leur recours en annulation formé contre la sentence arbitrale rendue le 15 janvier 2019 et de les condamner, in solidum, à payer à la République de Chypre la somme de 80 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens, alors :
« 1°) que le juge de la sentence contrôle la décision du tribunal arbitral sur sa compétence, qu'il se soit déclaré compétent ou incompétent, en recherchant tous les éléments de droit ou de fait permettant d'apprécier la portée de la convention d'arbitrage ; qu'en écartant le moyen d'annulation tiré de ce que le tribunal arbitral s'est déclaré à tort incompétent, motif pris que le tribunal arbitral « ne s'est pas placé sur le terrain de sa propre compétence au sens de l'article 1520,1° du code de procédure civile pour connaître du litige », en l'état de constatations desquelles il ressort pourtant que le tribunal arbitral a estimé qu'il ne lui appartenait pas de vérifier le bien-fondé des allégations des avis du FinCen, le tribunal arbitral ayant relevé que "la majorité du tribunal arbitral estime que sa compétence n'inclut pas l'analyse des motifs derrière l'émission des avis du FinCen ou les procédures que les autorités américaines ont suivi afin d'émettre les avis du FinCen" et que "les avis du FinCen, émis par une autorité relevant d'une autre juridiction, doivent être considérés à titre de fait, qu'ils soient vrais ou faux", ce dont il résulte qu'il s'est ainsi estimé incompétent au profit d'un autre juge pour statuer sur le bien fondé des allégations contenues dans les avis du FinCen, la cour d'appel a violé l'article 1520, 1° du code de procédure civile ;
3°) en toute hypothèse, que le recours en annulation est ouvert si le tribunal arbitral a statué sans se conformer à la mission qui lui avait été confiée ; que si la mission de la cour d'appel, saisie en vertu de l'article 1520 du code de procédure civile, est limitée à l'examen des vices que celui-ci énumère, aucune limitation n'est apportée à son pouvoir de rechercher en droit et en fait tous les éléments concernant les vices en question ; qu'en s'abstenant de rechercher, comme elle y était pourtant expressément invitée, si le tribunal n'avait pas statué sans se conformer à la mission qui lui avait été confiée, non pas uniquement en statuant "sur une question de compétence qui ne lui était pas demandée", mais aussi en refusant de se prononcer sur le bien-fondé des allégations des avis du FinCen, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision au regard de l'article 1520, 3° du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
7. Le juge de l'annulation contrôle la décision du tribunal arbitral sur sa compétence, qu'il se soit déclaré compétent ou incompétent, en recherchant tous les éléments de droit ou de fait permettant d'apprécier la portée de la convention d'arbitrage et d'en déduire les conséquences sur le respect de la mission confiée aux arbitres. Ce contrôle est exclusif d'une révision au fond de la sentence.
8. Ayant tout d'abord relevé qu'il résultait de la sentence que la mission du tribunal arbitral était d'examiner si les autorités chypriotes avaient violé le TBI à l'occasion des mesures prises par la CBC à la suite des avis émis par le bureau du département du Trésor des Etats-Unis d'amérique et que le tribunal avait écarté la demande de vérification, qui revenait à enquêter sur le bien fondé d'avis émis par une autorité relevant d'une autre juridiction, comme n'entrant pas dans le champ de sa mission, la cour d'appel en a exactement déduit qu'indépendamment de l'emploi du terme "Jurisidiction" qui se traduit par "compétence" en français, le tribunal ne s'était pas placé sur le terrain de sa propre compétence au sens de l'article 1520, 1° du code de procédure civile, en estimant qu'il ne lui appartenait pas de vérifier ces avis qui devaient être considérés comme des faits, indépendamment de la question de savoir s'ils étaient vrais ou faux. Ayant ensuite retenu sur la base de ces constatations, que le tribunal avait ainsi statué au fond, de sorte que ces motifs ne pouvaient fonder le recours en annulation prévu à l'article 1520, 3° du code de procédure civile, la cour d'appel a légalement justifié sa décision.
9. Le moyen, qui repose sur un postulat erroné en sa troisième branche, n'est donc fondé en aucune de ses branches.
Et sur le second moyen, pris en sa troisième branche
Enoncé du moyen
10. Les consorts [J] font le même grief à l'arrêt, alors « que le juge de l'annulation doit rechercher si la reconnaissance ou l'exécution de la sentence est compatible avec l'ordre public international ; que le déséquilibre significatif entre les parties, résultant notamment de ce que l'une d'elles n'a pas la possibilité raisonnable de présenter sa cause, y compris ses preuves, dans des conditions ne la plaçant pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire, est constitutif d'une violation des droits de la défense de sorte que la reconnaissance ou l'exécution de la sentence rendue dans de telles conditions viole de manière caractérisée l'ordre public international ; qu'en se prononçant comme elle l'a fait, sans vérifier, ainsi que le faisaient valoir les consorts [J], si leurs droits de la défense n'avaient pas été méconnus durant l'arbitrage dès lors qu'ils s'étaient trouvés dans l'impossibilité d'examiner le contenu et de discuter contradictoirement des échanges entre la République de Chypre et les Etats-Unis, dont le tribunal arbitral avait pourtant ordonné la production, dès lors que les documents communiquées par la République de Chypre étaient vidés de leur contenu en raison d'une occultation massive, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision au regard de l'article 1520, 5° du code de procédure civile. »
11.Il résulte de l'article 1520, 5°, du code de procédure civile que le juge de l'annulation doit rechercher si la reconnaissance ou l'exécution de la sentence est compatible avec l'ordre public international.
12. Il lui incombe à cet égard de s'assurer que la production des éléments de preuve devant lui respecte le principe de la contradiction et celui d'égalité des armes.
13. Après avoir rappelé que les consorts [J] ont eux-mêmes produits au débat les pièces caviardées qu'ils reprochent au tribunal d'avoir pris en compte, l'arrêt relève que le tribunal arbitral a précisé au paragraphe 402 de la sentence qu'elles feraient partie des pièces dans la mesure où leur contenu serait compréhensible.
14. Il constate ensuite qu'il ne ressort pas de la sentence que le contenu secret de ces documents ait été connu du tribunal arbitral, sans que les parties en aient débattu, et qu'ils lui aient servi à motiver sa décision.
15. Il retient enfin que la preuve que le tribunal arbitral se soit fondé sur des informations auxquelles les consorts [J] n'ont pas eu accès pour rendre sa décision, n'est pas établie.
16. En l'état de ces constatations et appréciations souveraines, faisant ressortir que les pièces ayant subi une occultation massive n'avaient pas été utilisées pour fonder la sentence et que chaque pièce produite avait été soumise au contradictoire, de sorte que les consorts [J] n'avaient pu être placés dans une situation de net désavantage par rapport à leur adversaire, la cour d'appel a légalement justifié sa décision.
17.Le moyen n'est donc pas fondé.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne M. [F] et M. [H] [I] [J], ès qualités d'ayant droit de [C] [H] [J], aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par M. [F] et M. [H] [I] [J], ès qualités d'ayant droit de [C] [H] [J], et les condamne in solidum à payer à la République de Chypre la somme globale de 3 000 euros ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du neuf octobre deux mille vingt-quatre.