LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 1
MY1
COUR DE CASSATION
______________________
Audience publique du 18 septembre 2024
Rejet
Mme GUIHAL, conseiller doyen
faisant fonction de président
Arrêt n° 458 FS-D
Pourvoi n° W 23-10.921
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 18 SEPTEMBRE 2024
M. [Y] [L], domicilié [Adresse 1], a formé le pourvoi n° W 23-10.921 contre l'arrêt rendu le 23 novembre 2022 par la cour d'appel de Paris (pôle 5, chambre 6), dans le litige l'opposant à la Société générale de banque au Liban, société de droit étranger, dont le siège est [Adresse 3] (Liban), défenderesse à la cassation.
Le demandeur invoque, à l'appui de son pourvoi, un moyen unique de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Ancel, conseiller, les observations de la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet, avocat de M. [L], de la SCP Duhamel, avocat de la société générale de banque au Liban, et l'avis de M. Salomon, avocat général, après débats en l'audience publique du 18 juin 2024 où étaient présents Mme Guihal, conseiller doyen faisant fonction de président, M. Ancel, conseiller rapporteur, M. Bruyère, Mmes Tréard, Corneloup, conseillers, Mmes Kloda, Robin-Raschel, conseillers référendaires, M. Salomon, avocat général, et Mme Vignes, greffier de chambre,
la première chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 23 novembre 2022), le 18 mars 2021, M. [L], titulaire de comptes courants ouverts dans les livres de la banque libanaise Société générale Banque libanaise (la banque), l'a mise en demeure de transférer les fonds sur son compte ouvert auprès de la banque Société générale, dont le siège est à [Localité 2].
2. La banque ayant refusé d'exécuter ce transfert, M. [L] l'a assignée en restitution des fonds.
3. La banque a soulevé l'incompétence de la juridiction française en vertu de la clause attributive de juridiction stipulée dans les conditions générales des conventions de compte, désignant les juridictions libanaises.
Examen du moyen
Sur le moyen, pris en ses première, deuxième et troisième branches
4. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces griefs qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le moyen, pris en ses quatrième et cinquième branches
Enoncé du moyen
5. M. [L] fait grief à l'arrêt de juger le tribunal judiciaire de Paris incompétent pour connaître du litige opposant les parties, relevant de la compétence d'une juridiction étrangère et de renvoyer les parties à mieux se pourvoir, alors :
« 4°/ que l'obligation pour une partie de saisir une juridiction dont l'impartialité et l'indépendance ne sont pas garanties constitue un déni de justice fondant la compétence de la juridiction française lorsqu'il existe un rattachement avec la France, lequel peut être la nationalité française du demandeur ; qu'en l'espèce, pour soutenir que les juridictions françaises étaient compétentes en dépit de la clause attributive de juridiction, M. [L] exposait, preuves à l'appui, "qu'il est de notoriété publique que la Justice libanaise souffre d'un manque d'impartialité criante", que « déjà en 2003, la Banque Mondiale avait alerté l'opinion publique sur la corruption gangrenant le système judiciaire au Liban : ¿¿L'un des problèmes les plus fréquemment allégué au manque d'indépendance et d'impartialité du pouvoir judiciaire est l'ingérence politique'' », que « la situation n'a aujourd'hui guère changé puisque le Ministre libanais de la Justice en a lui-même fait l'aveu le 17 avril 2021 : [?] ¿¿Il y a des divisions entre les juges au Liban et une guerre de pôles (...) le système judiciaire est incapable de lutter contre la corruption'' », que "même la France, par la voie de son Président de la République, a été dans l'obligation de rappeler aux autorités étatiques libanaises de rendre une justice équitable", que « Dans son rapport annuel 2020, l'ONG Transparency International a attribué au Liban une note de 25/100 en termes d'indice de corruption et l'a placé en 149ème position sur la liste de probité des États de la planète et de conclure : ¿¿Les tribunaux manquent toujours d'indépendance, malgré les nouvelles lois du Parlement visant à renforcer le pouvoir judiciaire et à traiter les questions de recouvrement d'actifs'' », que « dans son rapport annuel 2021, l'ONG Transparency International a abaissé la noté attribuée au Liban qui se classe désormais en 154ème position (sur 180) perdant cinq places avec une note de 24/100 en termes d'indice de corruption soit la plus basse depuis 2012 », que « trois juges libanais ont été très récemment contraints de démissionner dans la mesure où la Justice n'est plus rendue sereinement : ¿¿Des sources judiciaires ont indiqué à L'Orient-Le Jour que trois juges ont présenté leur démission au président du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) [O] [M] et que leur motif principal était de protester contre l'état déplorable de la justice et sa perte de crédibilité'' », que « le Gouverneur de la Banque centrale du Liban vient d'accorder aux juges uniquement une augmentation de salaire de 500 % afin de se garantir leurs bonnes grâces et leur complaisance à son égard et à l'égard des banques », que « cette augmentation a été dénoncée par une partie des médias et de la classe politique comme de la ¿¿corruption déguisée'' », que « la Procureure Générale du Mont-Liban a exposé devant le Sénat français à l'occasion de sa visite en avril 2022 : [?] la corruption est présente dans chaque organe de gouvernance, ¿¿dans la politique, l'administration, la banque centrale ou dans le corps judiciaire.'' Pour la magistrate, ¿¿cette situation est à n'en plus finir.'' ¿¿C'est un crime contre l'humanité, ce qui est arrivé au Liban, on a volé tout un peuple'', ajoute-t-elle. Nommée procureure générale près de la cour d'appel du Mont Liban en 2017, ¿¿j'étais ahurie de voir autant de dossiers concernant des affaires de corruption. Nous avons commencé à nous y attaquer notamment au sein de l'organe judiciaire. Nous avons découvert plusieurs juges corrompus recevant des pots-de-vin'' », que selon le Réseau euro-méditerranéen des droits de l'homme « Le versement de pots-de-vin peut intervenir à tous les niveaux de la procédure judiciaire et concerne tous les acteurs. Ainsi les juges peuvent accepter des pots-de-vin pour retarder ou accélérer une affaire, trancher une affaire dans un sens donné, confirmer ou infirmer une décision ou influencer d'autres juges. (?) Malgré diverses tentatives pour lutter contre la corruption et la pratique des pots-de-vin au sein des palais de Justice, rien n'a changé fondamentalement et cette pratique reste répandue », qu' « un juge de la Cour criminelle, le Juge [W], a déclaré le 2 juillet 2022 : ¿¿Je m'adresse à certaines hautes autorités judiciaires et je leur dis : racontez au peuple comment s'effectuent les nominations des juges des Cours pénales et aux postes sensibles de l'autorité judiciaire ! N'êtes-vous pas au courant qu'aucun juge, quels que soient ses compétences et son mérite, ne peut être nommé qu'après avoir rendu visite à son leader communautaire et obtenu sa bénédiction ?'' », que « depuis plusieurs mois maintenant, les juges libanais sont en grève pour dénoncer leurs conditions de travail : ¿¿Ce haut magistrat résume dans les termes suivants le traitement administré par les dirigeants à l'ensemble des juges : ¿¿Pour échapper à l'indigence dans laquelle elle nous a entraînés, la classe au pouvoir nous demande soit de mourir en nous contentant de nos salaires misérables, soit de nous laisser corrompre pour arrondir nos fins de mois, soit d'émigrer pour tenter, loin du pays, d'avoir un avenir moins gris'' », et enfin que suivant des déclarations à la tribune du Sénat français et un journal libanais « il est difficile pour la justice libanaise de travailler en toute transparence, à l'abri des interférences politiques » ; que pour retenir néanmoins l'incompétence des juridictions françaises, la cour d'appel s'est fondée sur la circonstance que « [Y] [L] ne prétend pas qu'il lui soit impossible de soumettre le présent litige au tribunal de Beyrouth contractuellement compétent, mais craint de n'être pas équitablement jugé du fait de la corruption des institutions » et « que de tels soupçons ne caractérisent pas une impossibilité de fait ou de droit pour [Y] [L] de saisir le tribunal étranger désigné, impossibilité qui fonderait la compétence du tribunal judiciaire de Paris » ; qu'en excluant ainsi que le manque d'impartialité et d'indépendance des juridictions libanaises désignées comme compétentes par la clause attributive de juridiction puisse constituer un déni de justice fondant la compétence de la juridiction française, la cour d'appel a violé le principe du déni de justice, l'article 4 du code civil et l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales ;
5°/ que l'obligation, pour une partie, de saisir une juridiction dont l'impartialité et l'indépendance ne sont pas garanties constitue un déni de justice fondant la compétence de la juridiction française lorsqu'il existe un rattachement avec la France, lequel peut être la nationalité française du demandeur ; qu'en l'espèce, pour soutenir que les juridictions françaises étaient compétentes en dépit de la clause attributive de juridiction, M. [L] exposait, preuves à l'appui, « qu'il est de notoriété publique que la Justice libanaise souffre d'un manque d'impartialité criante », que « déjà en 2003, la Banque Mondiale avait alerté l'opinion publique sur la corruption gangrenant le système judiciaire au Liban : ¿¿L'un des problèmes les plus fréquemment allégué au manque d'indépendance et d'impartialité du pouvoir judiciaire est l'ingérence politique'' », que « la situation n'a aujourd'hui guère changé puisque le Ministre libanais de la Justice en a lui-même fait l'aveu le 17 avril 2021 : [?] ¿¿Il y a des divisions entre les juges au Liban et une guerre de pôles (...) le système judiciaire est incapable de lutter contre la corruption'' », que « même la France, par la voie de son Président de la République, a été dans l'obligation de rappeler aux autorités étatiques libanaises de rendre une justice équitable », que « Dans son rapport annuel 2020, l'ONG Transparency International a attribué au Liban une note de 25/100 en termes d'indice de corruption et l'a placé en 149ème position sur la liste de probité des États de la planète et de conclure : ¿¿Les tribunaux manquent toujours d'indépendance, malgré les nouvelles lois du Parlement visant à renforcer le pouvoir judiciaire et à traiter les questions de recouvrement d'actifs'' », que « dans son rapport annuel 2021, l'ONG Transparency International a abaissé la noté attribuée au Liban qui se classe désormais en 154ème position (sur 180) perdant cinq places avec une note de 24/100 en termes d'indice de corruption soit la plus basse depuis 2012 », que « trois juges libanais ont été très récemment contraints de démissionner dans la mesure où la Justice n'est plus rendue sereinement : ¿¿Des sources judiciaires ont indiqué à L'Orient-Le Jour que trois juges ont présenté leur démission au président du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) [O] [M] et que leur motif principal était de protester contre l'état déplorable de la justice et sa perte de crédibilité'' », que « le Gouverneur de la Banque centrale du Liban vient d'accorder aux juges uniquement une augmentation de salaire de 500 % afin de se garantir leurs bonnes grâces et leur complaisance à son égard et à l'égard des banques », que « cette augmentation a été dénoncée par une partie des médias et de la classe politique comme de la ¿¿corruption déguisée'' », que « la Procureure Générale du Mont-Liban a exposé devant le Sénat français à l'occasion de sa visite en avril 2022 : [?] la corruption est présente dans chaque organe de gouvernance, ¿¿dans la politique, l'administration, la banque centrale ou dans le corps judiciaire.'' Pour la magistrate, ¿¿cette situation est à n'en plus finir.'' ¿¿C'est un crime contre l'humanité, ce qui est arrivé au Liban, on a volé tout un peuple'', ajoute-t-elle. Nommée procureure générale près de la cour d'appel du Mont Liban en 2017, ¿¿j'étais ahurie de voir autant de dossiers concernant des affaires de corruption. Nous avons commencé à nous y attaquer notamment au sein de l'organe judiciaire. Nous avons découvert plusieurs juges corrompus recevant des pots-de-vin'' », que selon le Réseau euro-méditerranéen des droits de l'homme « Le versement de pots-de-vin peut intervenir à tous les niveaux de la procédure judiciaire et concerne tous les acteurs. Ainsi les juges peuvent accepter des pots-de-vin pour retarder ou accélérer une affaire, trancher une affaire dans un sens donné, confirmer ou infirmer une décision ou influencer d'autres juges. (?) Malgré diverses tentatives pour lutter contre la corruption et la pratique des pots-de-vin au sein des palais de Justice, rien n'a changé fondamentalement et cette pratique reste répandue », qu' « un juge de la Cour criminelle, le Juge [W], a déclaré le 2 juillet 2022 : ¿¿Je m'adresse à certaines hautes autorités judiciaires et je leur dis : racontez au peuple comment s'effectuent les nominations des juges des Cours pénales et aux postes sensibles de l'autorité judiciaire ! N'êtes-vous pas au courant qu'aucun juge, quels que soient ses compétences et son mérite, ne peut être nommé qu'après avoir rendu visite à son leader communautaire et obtenu sa bénédiction ?'' », que « depuis plusieurs mois maintenant, les juges libanais sont en grève pour dénoncer leurs conditions de travail : ¿¿Ce haut magistrat résume dans les termes suivants le traitement administré par les dirigeants à l'ensemble des juges : ¿¿Pour échapper à l'indigence dans laquelle elle nous a entraînés, la classe au pouvoir nous demande soit de mourir en nous contentant de nos salaires misérables, soit de nous laisser corrompre pour arrondir nos fins de mois, soit d'émigrer pour tenter, loin du pays, d'avoir un avenir moins gris'' », et enfin que suivant des déclarations à la tribune du Sénat français et un journal libanais « il est difficile pour la justice libanaise de travailler en toute transparence, à l'abri des interférences politiques » ; que pour retenir néanmoins l'incompétence des juridictions françaises, la cour d'appel s'est fondée sur la circonstance que « les magistrats du Liban dénoncent eux-mêmes la corruption qui sévit dans le pays ; que le gouverneur de la banque centrale fait l'objet de poursuites pénales ; et que les juridictions libanaises ont rendu des précédents reconnaissant le bien-fondé des demandes présentées par les déposants contre les banques (jugement du juge unique de Beyrouth en date du 3 janvier 2020, arrêt de la cour d'appel du Mont-Liban en date du 26 avril 2021) » ; qu'en statuant ainsi quand l'existence de décisions isolées émanant de juridictions du fond, l'ouverture de poursuites contre le gouverneur de la banque centrale et les protestations de quelques magistrats contre la corruption qui gangrène le système judiciaire libanais n'étaient pas de nature à exclure l'existence d'un risque sérieux et significatif que les prétentions de M. [L] ne soient pas jugées par une juridiction impartiale et indépendante, la cour d'appel, qui s'est fondée sur des motifs inopérants, a privé sa décision de base légale au regard du principe du déni de justice, de l'article 4 du code civil et de l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales. »
Réponse de la Cour
6. La juridiction française ne peut retenir sa compétence sur le fondement d'un déni de justice, lorsqu'il existe un rattachement avec la France, que si l'impossibilité pour une partie d'accéder au juge chargé de se prononcer sur sa prétention et d'exercer un droit qui relève de l'ordre public international est établie.
7. L'impossibilité pour une partie d'accéder à un juge indépendant et impartial pour statuer sur sa prétention méconnaît le droit à un procès équitable et constitue un déni de justice qui fonde la compétence internationale de la juridiction française. Toutefois, le manque d'indépendance et d'impartialité d'une juridiction étrangère ne peut être présumé.
8. L'arrêt constate que le requérant ne démontre pas l'impossibilité dans laquelle il se serait trouvé de soumettre le présent litige aux juridictions libanaises et relève que la seule crainte de n'être pas équitablement jugé du fait de la corruption des institutions n'est constitutive que de soupçons qui ne caractérisent pas une impossibilité de fait ou de droit de saisir le tribunal étranger désigné et qu'il résulte des écritures de M. [L] et des éléments du dossier que les magistrats du Liban dénoncent eux-mêmes la corruption qui sévit dans le pays, que le gouverneur de la banque centrale fait l'objet de poursuites pénales et que les juridictions libanaises ont rendu des décisions reconnaissant le bien-fondé des demandes présentées par les déposants contre les banques.
9. De ces constatations et appréciations, faisant ressortir que le manque d'indépendance et d'impartialité des juridictions libanaises, qui ne pouvait être présumé, n'était pas suffisamment étayé, la cour d'appel n'a pu que déduire que l'impossibilité d'accéder au juge désigné n'était pas établie.
10. Le moyen n'est donc pas fondé.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne M. [L] aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du dix-huit septembre deux mille vingt-quatre.