LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 1
IJ
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 11 septembre 2024
Cassation
Mme CHAMPALAUNE, président
Arrêt n° 449 F-D
Pourvoi n° Q 22-18.478
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 11 SEPTEMBRE 2024
Mme [R] [K], domiciliée [Adresse 3],
agissant tant en son nom personnel qu'en qualité de représentante légale de [Y] [K], a formé le pourvoi n° Q 22-18.478 contre l'arrêt rendu le 3 mai 2022 par la cour d'appel d'Aix-en-Provence (chambre 2-3), dans le litige l'opposant :
1°/ à M. [X] [O], domicilié [Adresse 1],
2°/ au procureur général près la cour d'appel d'Aix-en-Provence, domicilié en son parquet général, [Adresse 2],
défendeurs à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, un moyen unique de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Fulchiron, conseiller, les observations de Me Haas, avocat de Mme [K] et de [Y] [K], de la SCP Richard, avocat de M. [O], et l'avis de M. Sassoust, avocat général, après débats en l'audience publique du 11 juin 2024 où étaient présents Mme Champalaune, président, M. Fulchiron, conseiller rapporteur, Mme Auroy, conseiller doyen, et Mme Layemar, greffier de chambre,
la première chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Désistement partiel
1. Il est donné acte à Mme [K] du désistement de son pourvoi en ce qu'il est dirigé contre le Procureur général près la cour d'appel d'Aix-en-Provence.
Faits et procédure
2. Selon l'arrêt attaqué (Aix-en-Provence, 3 mai 2022), Mme [K], de nationalité centrafricaine, a donné naissance à l'enfant [Y], le 27 septembre 2010, à Paris.
3. Le 2 juin 2016, Mme [K], agissant en sa qualité de représentante légale de l'enfant, a assigné M. [O] en recherche de paternité.
Examen du moyen
Sur le moyen, pris en sa troisième branche
Enoncé du moyen
4. Mme [K] ès qualités, fait grief à l'arrêt de déclarer irrecevable comme prescrite son action en reconnaissance de paternité formée contre M. [O], alors « que le droit à l'identité, dont relève le droit de connaître et faire reconnaître son ascendance, fait partie intégrante de la notion de vie privée, garantie et protégée par l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; que le juge ne peut appliquer une disposition législative restreignant le droit de tout intéressé de connaître et faire reconnaître son ascendance que si elle aménage un juste équilibre entre ce droit, d'une part, et l'intérêt général et la protection des droits des tiers, d'autre part, et que si, concrètement, dans l'affaire qui lui est soumise, la mise en oeuvre de ces dispositions ne porte pas, au droit au respect de la vie privée et familiale une atteinte disproportionnée au regard du but légitime poursuivi ; que, par ailleurs, dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu'elles soient le fait des institutions publiques ou privés de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale ; que, pour retenir que l'application de l'article 500 du code de la famille centrafricain ne portait pas une atteinte disproportionnée au droit de l'enfant à faire établir sa filiation, la cour d'appel a considéré, d'une part, que Mme [K] avait attendu plus de cinq ans après la naissance de l'enfant pour intenter l'action, d'autre part, que M. [O] était père de cinq enfants et de huit petits-enfants et, enfin, qu'il n'était pas exclu que Mme [K] agisse à des fins patrimoniales ; qu'en se déterminant par de tels motifs, sans s'expliquer sur l'intérêt supérieur de l'enfant de connaître et faire reconnaître son ascendance dans le cadre d'une action qui avait été intentée en son nom et non dans l'intérêt de sa mère, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision au regard des articles 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et 3.1 de la Convention relative aux droits de l'enfant signée à New York le 26 janvier 1990. »
Réponse de la Cour
Recevabilité du moyen
5. M. [O] conteste la recevabilité du moyen. Il soutient que celui-ci est nouveau et mélangé de fait et de droit.
6. Cependant, le moyen critiquant par un défaut de base légale l'insuffisance des constatations de l'arrêt ne saurait être considéré comme nouveau.
7. Le moyen est donc recevable.
Bien-fondé du moyen
Vu les articles 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et l'article 3, §1, de la Convention de New York du 20 novembre 1989 relative aux droits de l'enfant :
8. Le premier de ces textes dispose :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »
9. Selon le second, dans toutes les décisions qui concernent les enfants, l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale.
10. Selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, le droit à l'identité, dont relève le droit de connaître et de faire reconnaître son ascendance, fait partie intégrante de la notion de vie privée.
11. Pour dire irrecevable comme prescrite l'action en recherche de paternité de Mme [K] ès qualités, l'arrêt retient que celle-ci a attendu presque six ans après la naissance de l'enfant avant d'agir, quand bien même M. [O], par ailleurs père de cinq enfants et grand-père de huit petits-enfants, ne s'est jamais comporté comme le père de l'enfant, qu'il n'est pas exclu que son action soit exercée essentiellement à des fins patrimoniales et que son fils mineur conserve le droit de faire établir sa filiation dans l'année de sa majorité. Il en déduit que le délai de prescription de deux ans, fixé par l'article 500 du code de la famille centrafricain pour l'action en recherche de paternité, n'a pas à être écarté, dès lors que, au regard de la sécurité juridique et de la stabilité de la situation familiale dont doit bénéficier M. [O], il ne constitue pas une atteinte disproportionnée aux droits de l'enfant à faire établir sa filiation.
12. En se déterminant ainsi, sans prendre en considération, dans son appréciation in concreto et la mise en balance des intérêts en présence, l'intérêt que l'enfant aurait à voir établir sa filiation pendant sa minorité, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des textes susvisés.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs du pourvoi, la Cour :
CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 3 mai 2022, entre les parties, par la cour d'appel d'Aix-en-Provence ;
Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Montpellier ;
Condamne M. [O] aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par M. [O] et le condamne à payer à [Y] [K], représenté par Mme [K], la somme de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du onze septembre deux mille vingt-quatre.