CIV. 3
COUR DE CASSATION
JL
______________________
QUESTION PRIORITAIRE
de
CONSTITUTIONNALITÉ
______________________
Audience publique du 5 septembre 2024
RENVOI
Mme TEILLER, président
Arrêt n° 518 FS-D
Affaire n° P 24-40.013
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, TROISIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 5 SEPTEMBRE 2024
Le tribunal judiciaire de Thionville (1re chambre civile) a transmis à la Cour de cassation, suite à l'ordonnance rendue par le juge de la mise en état le 3 juin 2024, la question prioritaire de constitutionnalité, reçue le 6 juin 2024, dans l'instance mettant en cause :
D'une part,
1°/ Mme [Z] [R],
2°/ Mme [H] [R],
3°/ M. [E] [R],
tous trois domiciliés [Adresse 1],
D'autre part,
L'Etablissement public foncier de Grand Est (EPFGE), dont le siège est [Adresse 9],
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Rat, conseiller référendaire, et l'avis de Mme Vassallo, premier avocat général, après débats en l'audience publique du 3 septembre 2024 où étaient présents Mme Teiller, président, Mme Rat, conseiller référendaire rapporteur, M. Boyer, conseiller doyen, Mme Abgrall, MM. Pety, Brillet, Mmes Foucher-Gros, Guillaudier, conseillers, M. Zedda, Mme Vernimmen, M. Cassou de Saint-Mathurin, conseillers référendaires, Mme Vassallo, premier avocat général, et Mme Maréville, greffier de chambre,
la troisième chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Par un arrêté préfectoral du 8 novembre 1993, le projet de création de la zone d'aménagement concerté [Adresse 8] à [Localité 10] a été déclaré d'utilité publique.
2. Par acte notarié du 1er août 1994, l'établissement public foncier de Lorraine, devenu Etablissement public foncier de Grand Est (l'EPFGE), désigné pour procéder aux acquisitions nécessaires à la réalisation du projet, a acquis les terrains cadastrés section BV n° [Cadastre 6]/[Cadastre 7], section BY n° [Cadastre 4] et [Cadastre 5] et section BZ n° [Cadastre 2] et [Cadastre 3], appartenant à Mmes [Z] et [H] [R], ainsi qu'à M. [E] [R] (les consorts [R]).
3. Par jugement du 15 février 2013, le tribunal de grande instance de Thionville a ordonné la rétrocession de la parcelle cadastrée section BV n° [Cadastre 6]/[Cadastre 7].
4. Le prix de rétrocession a été fixé par un jugement du 14 novembre 2019, rectifié par jugement du 19 mars 2020.
5. Le 13 octobre 2020, l'EPFGE a notifié aux consorts [R] la déchéance de leur droit de rétrocession en application de l'article L. 421-3 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique.
6. Les consorts [R] ont saisi le juge de l'expropriation du département de la Moselle aux fins de restitution de la parcelle cadastrée section BV n° [Cadastre 6]/[Cadastre 7], contre le paiement du prix de rétrocession. Celui-ci s'est déclaré incompétent au profit du tribunal judiciaire de Thionville.
Enoncé de la question prioritaire de constitutionnalité
7. Par ordonnance du 3 juin 2024, le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Thionville a transmis une question prioritaire de constitutionnalité ainsi rédigée :
« L'article L. 421-3 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique porte t-il atteinte aux droits et libertés garantis par les articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du Citoyen de 1789 ainsi que par l'article 1 du protocole n° 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 ? »
Recevabilité de la question prioritaire de constitutionnalité, en ce qu'elle vise une non-conformité au protocole n° 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales
8. La question posée n'est pas recevable en ce qu'elle allègue la violation de l'article 1er du premier Protocole additionnel de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
Examen de la question prioritaire de constitutionnalité, en ce qu'elle vise les articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen
9. La disposition contestée est applicable au litige, dès lors qu'elle est opposée à la demande d'exécution du jugement ayant ordonné la rétrocession d'une parcelle au profit des consorts [R], au prix fixé judiciairement.
10. Elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel.
11. La question, qui ne porte pas sur l'interprétation d'une disposition constitutionnelle dont le Conseil constitutionnel n'aurait pas eu l'occasion de faire application, n'est pas nouvelle.
12. La question posée présente un caractère sérieux.
13. En effet, selon l'article L. 421-1 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique, si les immeubles expropriés n'ont pas reçu, dans le délai de cinq ans à compter de l'ordonnance d'expropriation, la destination prévue ou ont cessé de recevoir cette destination, les anciens propriétaires peuvent en demander la rétrocession pendant un délai de trente ans à compter de l'ordonnance d'expropriation, à moins que ne soit requise une nouvelle déclaration d'utilité publique.
14. En instaurant le droit de rétrocession, le législateur a entendu renforcer les garanties légales assurant le respect du droit de propriété et de l'exigence constitutionnelle selon laquelle l'expropriation d'immeubles ou de droits réels immobiliers ne peut être ordonnée que pour la réalisation d'une opération dont l'utilité publique a été légalement constatée (Cons. const., 15 février 2013, décision n° 2012-292 QPC).
15. En premier lieu, la disposition contestée, en ce qu'elle sanctionne par la déchéance du droit de rétrocession l'absence de signature de l'acte de vente et de paiement du prix dans le délai d'un mois à compter de la fixation amiable ou judiciaire du prix, nonobstant l'accomplissement à cette fin de diligences par le titulaire du droit de rétrocession ou une éventuelle inertie de l'autorité expropriante, est susceptible de priver d'effectivité l'exercice du droit de rétrocession et, ainsi, de porter atteinte au droit de propriété.
16. En second lieu, cette atteinte pourrait être considérée comme disproportionnée, dès lors que le délai d'un mois paraît incompatible avec les délais usuels d'établissement d'un acte authentique et, lorsque le bénéficiaire du droit de rétrocession est tenu de recourir à un financement, de souscription d'un prêt bancaire.
17. En conséquence, il y a lieu de la renvoyer au Conseil constitutionnel.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
DECLARE irrecevable la question prioritaire de constitutionnalité en ce qu'elle vise la violation de l'article 1er du premier Protocole additionnel de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales,
RENVOIE au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, troisième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du cinq septembre deux mille vingt-quatre.