SOC.
JL10
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 4 septembre 2024
Cassation partielle
M. SOMMER, président
Arrêt n° 836 FS-B
Pourvoi n° E 22-20.976
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, DU 4 SEPTEMBRE 2024
Mme [S] [L], divorcée [C], domiciliée [Adresse 4], Madagascar, a formé le pourvoi n° E 22-20.976 contre l'arrêt rendu le 9 juin 2022 par la cour d'appel de Rouen (chambre sociale et des affaires de sécurité sociale), dans le litige l'opposant :
1°/ à la société V&V associés, société d'exercice libéral à responsabilité limitée,
2°/ à la société Réajir, groupement d'intérêt économique,
3°/ à la société V&V associés, société d'exercice libéral à responsabilité limitée, prise en qualité de liquidatrice amiable du groupement d'intérêt économique Réajir,
toutes trois ayant leur siège [Adresse 1], défenderesses à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, six moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Thomas-Davost, conseiller référendaire, les observations de la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet, avocat de Mme [L], de la SCP Françoise Fabiani - François Pinatel, avocat des sociétés Réajir et V&V associés, en son nom propre et ès qualités, et l'avis de Mme Molina, avocat général référendaire, après débats en l'audience publique du 19 juin 2024 où étaient présents M. Sommer, président, Mme Thomas-Davost, conseiller référendaire rapporteur, Mme Monge, conseiller doyen, Mme Cavrois, M. Flores, Mmes Deltort, Le Quellec, conseillers, Mmes Ala, Techer, Rodrigues, conseillers référendaires, Mme Molina, avocat général référendaire, et Mme Pontonnier, greffier de chambre,
la chambre sociale de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Rouen, 9 juin 2022), Mme [L] a été engagée en qualité de collaboratrice, niveau C4B statut cadre, le 27 octobre 2011, par le groupement d'intérêt économique (GIE) Réajir. Il était convenu qu'elle exercerait ses fonctions quatre jours par semaine au sein de l'étude de la société V&V associés située à [Localité 3] et un jour par semaine au sein de l'étude de M. [X] à [Localité 2].
2. Le 20 février 2017, la salariée a été licenciée.
3. Elle a saisi la juridiction prud'homale le 27 décembre 2017 afin de contester son licenciement ainsi que de solliciter le paiement de diverses sommes à titre de rappels de salaires et d'indemnités.
4. Le GIE Réajir a été placé en liquidation amiable et la société V&V associés, désignée en qualité de liquidatrice.
Examen des moyens
Sur les premier, deuxième et sixième moyens
5. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces moyens qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le quatrième moyen
Enoncé du moyen
6. La salariée fait grief à l'arrêt de la débouter de sa demande au titre des repos compensateurs de remplacement, alors « qu'en application de l'article L. 3171-2 du code du travail, il appartient à l'employeur d'établir et de produire le document de suivi de la durée de travail du salarié, des repos compensateurs acquis par lui et des dates de prises effectives de ceux-ci ; qu'à défaut, il ne justifie pas de la compensation des heures supplémentaires effectuées par la prise effective d'un repos compensateur de remplacement ; qu'en déboutant dès lors la salariée de sa demande au titre des repos compensateurs de remplacement pour la période du mois de décembre 2014 au mois de décembre 2015 au motif que les heures supplémentaires revendiquées par la salariée auraient été compensées par 21 jours de repos compensateurs de remplacement pris au cours de cette période, sans constater que l'employeur produisait le document de suivi de la durée de travail de la salariée, des repos compensateurs acquis par elle et des dates de prises effectives de ceux-ci, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard du texte susvisé, ensemble l'article L. 3121-24 du code du travail dans sa rédaction issue de la loi n° 2008-789 du 20 août 2008, puis dans sa rédaction issue de la loi n° 2015-994 du 17 août 2015, successivement applicables au litige. »
Réponse de la Cour
7. Selon l'article L. 3121-24 du code du travail, dans ses rédactions antérieure à la loi n° 2015-994 du 17 août 2015 et issue de celle-ci, une convention ou un accord collectif d'entreprise ou d'établissement ou, à défaut, une convention ou un accord de branche peut prévoir le remplacement de tout ou partie du paiement des heures supplémentaires, ainsi que des majorations prévues à l'article L. 3121-22, par un repos compensateur équivalent.
8. Selon l'article L. 3171-2 du code du travail, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2017-1386 du 22 septembre 2017, lorsque tous les salariés occupés dans un service ou un atelier ne travaillent pas selon le même horaire collectif, l'employeur établit les documents nécessaires au décompte de la durée de travail, des repos compensateurs acquis et de leur prise effective, pour chacun des salariés concernés.
9. Aux termes de l'article D. 3171-12 du code du travail, lorsque des salariés d'un atelier, d'un service ou d'une équipe ne travaillent pas selon le même horaire collectif de travail affiché, un document mensuel, dont le double est annexé au bulletin de paie, est établi pour chaque salarié.
Ce document comporte les mentions prévues à l'article D. 3171-11 ainsi que :
1° Le cumul des heures supplémentaires accomplies depuis le début de l'année ;
2° Le nombre d'heures de repos compensateur de remplacement acquis en application des articles L. 3121-28, L. 3121-33 et L. 3121-37 ;
3° Le nombre d'heures de repos compensateur effectivement prises au cours du mois ;
4° Le nombre de jours de repos effectivement pris au cours du mois, dès lors qu'un dispositif de réduction du temps de travail par attribution de journées ou de demi-journées de repos dans les conditions fixées par les articles L. 3121-44 et D. 3121-27 s'applique dans l'entreprise ou l'établissement.
10. L'absence d'établissement par l'employeur de ce document annexé au bulletin de paie ne le prive pas du droit de soumettre au débat contradictoire tout élément de droit, de fait et de preuve, quant à l'existence ou au nombre de repos compensateurs acquis et de leur prise effective.
11. La cour d'appel, qui, examinant les éléments produits par l'une et l'autre des parties, a constaté que les jours de repos compensateurs de remplacement accordés par l'employeur à la salariée, pour la période du mois de décembre 2014 au mois de décembre 2015, couvraient les heures supplémentaires revendiquées par cette dernière, de sorte que sa demande en paiement de dommages-intérêts devait être rejetée, a, sans être tenue de procéder à une recherche que ses constatations rendaient inopérante, légalement justifié sa décision.
Mais sur le moyen, relevé d'office
12. Après avis donné aux parties conformément à l'article 1015 du code de procédure civile, il est fait application de l'article 620, alinéa 2, du même code.
Vu les articles L. 1471-1, alinéa 1er, et L. 3245-1 du code du travail :
13. Selon le premier de ces textes, toute action portant sur l'exécution du contrat de travail se prescrit par deux ans à compter du jour où celui qui l'exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d'exercer son droit.
14. Aux termes du second, l'action en paiement ou en répétition du salaire se prescrit par trois ans à compter du jour où celui qui l'exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer. La demande peut porter sur les sommes dues au titre des trois dernières années à compter de ce jour ou, lorsque le contrat de travail est rompu, sur les sommes dues au titre des trois années précédant la rupture du contrat.
15. Selon les dispositions de l'article L. 3121-24 du code du travail, dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2015-994 du 17 août 2015, une convention ou un accord collectif d'entreprise ou d'établissement ou, à défaut, une convention ou un accord de branche peut prévoir le remplacement de tout ou partie du paiement des heures supplémentaires, ainsi que des majorations prévues à l'article L. 3121-22, par un repos compensateur équivalent. L'article D. 3171-11 du code du travail dispose qu'à défaut de précision conventionnelle contraire, les salariés sont informés du nombre d'heures de repos compensateur de remplacement et de contrepartie obligatoire en repos portés à leur crédit par un document annexé au bulletin de paie. Dès que ce nombre atteint sept heures, ce document comporte une mention notifiant l'ouverture du droit à repos et l'obligation de le prendre dans un délai maximum de deux mois après son ouverture.
16. Selon la jurisprudence de la Cour de cassation, le salarié qui n'a pas été en mesure, du fait de son employeur, de formuler une demande de repos compensateur, a droit à des dommages-intérêts (Soc., 21 mai 2002, pourvoi n° 99-45.890, Bull. 2002, V, n° 170), dont le montant comporte à la fois le montant de l'indemnité de repos compensateur et le montant de l'indemnité de congés payés afférents (Soc., 23 octobre 2001, pourvoi n° 99-40.879, Bull. 2001, V, n° 332 ; Soc., 22 février 2006, pourvois n° 03-45.385, 03-45.386, 03-45.387, Bull. 2006, V, n° 83).
17. La Cour de cassation a jugé que les sommes dues en conséquence, qui sont afférentes aux salaires, relevaient de la prescription quinquennale prévue par l'article L. 143-14 du code du travail alors en vigueur (Soc., 16 décembre 2005, pourvoi n° 03-45.482, Bull. 2005, V, n° 368).
18. Toutefois, la loi n° 2013-501 du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l'emploi a instauré de nouveaux délais de prescription prévus aux articles L. 1471-1 et L. 3245-1 du code du travail. En application de ces textes, la Cour de cassation juge que la durée de la prescription est déterminée par la nature de la créance invoquée (Soc., 30 juin 2021, pourvoi n° 18-23.932, B, pourvoi n° 19-14.543, B, pourvoi n° 20-12.960, 20-12.962, B, pourvoi n° 19-10.161, B).
19. Par ailleurs, la Cour de cassation juge, d'une part, que la prescription d'une action en paiement de dommages-intérêts fondée sur la responsabilité contractuelle de l'employeur ne court qu'à compter de la réalisation du dommage ou de la date à laquelle il est révélé à la victime si celle-ci établit qu'elle n'en avait pas eu précédemment connaissance (Soc., 18 décembre 1991, pourvoi n° 88-45.083, Bull. 1991, V, n° 598 ; Soc., 26 avril 2006, pourvoi n° 03-47.525, Bull. 2006, V, n° 146) et, d'autre part, que le délai de prescription applicable à l'action en paiement d'une indemnité pour repos compensateur non pris ne peut courir qu'à compter du jour où le salarié a eu connaissance de ses droits lorsque l'employeur n'a pas respecté l'obligation de l'informer du nombre d'heures de repos compensateur portées à son crédit par un document annexé au bulletin de salaire (Soc., 6 avril 2011, pourvoi n° 10-30.664 ; Soc., 13 février 2013, pourvoi n° 11-26.901 ; Soc., 8 octobre 2014, pourvoi n° 13-16.840).
20. Il y a donc lieu de juger désormais que l'action en paiement d'une indemnité pour repos compensateur de remplacement non pris, en raison d'un manquement de l'employeur à son obligation d'information, qui se rattache à l'exécution du contrat de travail, relève de la prescription biennale prévue à l'article L. 1471-1 du code du travail. Lorsque l'employeur n'a pas respecté cette obligation, la prescription a pour point de départ le jour où le salarié a eu connaissance de ses droits et, au plus tard, celui de la rupture du contrat de travail.
21. Pour déclarer irrecevables les demandes en paiement de la salariée au titre des repos compensateurs de remplacement pour la période antérieure au mois de décembre 2014, l'arrêt relève que l'intéressée ne conteste pas avoir reçu mensuellement ses bulletins de salaires et par suite avoir pu constater, le cas échéant, ce qu'elle reproche à son employeur, à savoir l'absence d'informations sur le nombre de repos compensateurs de remplacement auxquels elle pouvait prétendre. Il retient que la salariée ayant introduit son action devant le conseil de prud'hommes le 27 décembre 2017, c'est à juste titre que l'employeur soulève la prescription de son action pour les demandes portant sur les années 2012 à 2014, à l'exception du mois de décembre 2014, puisqu'il n'est pas établi que le bulletin de salaire du mois de décembre 2014 a été communiqué avant le 27 décembre 2014.
22. En statuant ainsi, alors qu'elle constatait que l'employeur n'avait pas informé la salariée de l'ouverture de ses droits à repos compensateur de remplacement, ce dont il résultait que l'intéressée ne pouvait avoir connaissance de la réalisation du dommage résultant de ce manquement avant la rupture de son contrat de travail, le 20 février 2017, la cour d'appel, qui a fait application d'un délai de prescription auquel la demande de dommages-intérêts n'était pas soumise, a violé les textes susvisés.
Et sur le cinquième moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
23. La salariée fait grief à l'arrêt de déclarer irrecevable sa demande indemnitaire pour non-respect du repos quotidien obligatoire, alors « que les juges ne peuvent pas suppléer d'office le moyen résultant de la prescription ; qu'en l'espèce, pour déclarer prescrite la demande indemnitaire de la salariée pour non-respect du repos quotidien obligatoire, la cour d'appel a relevé que l'employeur ''ne soulève pas la prescription pour la période comprise entre le 27 décembre 2014 au 27 décembre 2015'', de sorte que ''cette erreur sur le délai de prescription applicable doit être rectifiée par la cour'' ; qu'en relevant d'office le moyen résultant de la prescription, la cour d'appel a violé l'article 2247 du code civil. »
Réponse de la Cour
Vu les articles 2247 du code civil et L. 1471-1, alinéa 1er, du code du travail :
24. Aux termes du premier de ces textes, les juges ne peuvent pas suppléer d'office le moyen résultant de la prescription.
25. Selon le second de ces textes, toute action portant sur l'exécution du contrat de travail se prescrit par deux ans à compter du jour où celui qui l'exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d'exercer son droit.
26. Pour dire irrecevable la demande de la salariée pour non-respect du repos quotidien obligatoire, l'arrêt retient qu'en soulevant en un moyen unique la prescription tant des demandes au titre des repos compensateurs que des demandes au titre de l'indemnisation du préjudice résultant du non-respect du repos quotidien, l'employeur a implicitement mais nécessairement considéré que la dernière demande était soumise au délai de prescription triennale, de sorte qu'elle ne soulevait pas la prescription pour la période comprise entre le 27 décembre 2014 et le 27 décembre 2015, soit deux ans avant la saisine du conseil de prud'hommes par la salariée. Il ajoute que cette erreur sur le délai de prescription applicable doit être rectifiée par la cour. Il énonce qu'il est constant que les faits invoqués par la salariée sont tous antérieurs au 27 décembre 2015, puisqu'elle évoque uniquement l'organisation d'assemblée générale de copropriétaires tardives en 2011, 2012, 2014 et, pour l'année 2015, les 2 janvier et 14 décembre, et en conclut qu'il convient de déclarer son action prescrite.
27. En statuant ainsi, alors qu'elle constatait que l'employeur ne soulevait pas un moyen tiré de la prescription de la demande indemnitaire de la salariée pour non-respect du repos quotidien obligatoire pour la période comprise entre le 27 décembre 2014 et le 27 décembre 2015, la cour d'appel, qui a relevé d'office ce moyen, a violé le texte susvisé.
Portée et conséquences de la cassation
28. La cassation prononcée n'emporte pas cassation des chefs de dispositif de l'arrêt condamnant l'employeur aux dépens ainsi qu'au paiement d'une somme au titre de l'article 700 du code de procédure civile, justifiés par d'autres condamnations prononcées à l'encontre de celui-ci et non remises en cause.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il déclare irrecevables les demandes de Mme [L] en paiement d'une indemnité pour repos compensateurs de remplacement non pris sur la période antérieure au mois de décembre 2014 ainsi que d'une indemnité pour non-respect du repos quotidien obligatoire, l'arrêt rendu le 9 juin 2022, entre les parties, par la cour d'appel de Rouen ;
Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Caen ;
Condamne la société V&V associés, en son nom propre et prise en sa qualité de liquidatrice amiable du groupement d'intérêt économique Réajir, aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes formées par la société V&V associés, en son nom propre et ès qualités, et la condamne à payer à Mme [L] la somme de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du quatre septembre deux mille vingt-quatre.