LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 1
MY1
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 19 juin 2024
Cassation
Mme CHAMPALAUNE, président
Arrêt n° 343 FS-D
Pourvoi n° U 21-14.499
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 19 JUIN 2024
1°/ M. [T] [D],
2°/ Mme [B] [W], épouse [D],
tous deux domiciliés [Adresse 2],
ont formé le pourvoi n° U 21-14.499 contre l'arrêt rendu le 26 novembre 2020 par la cour d'appel d'Aix-en-Provence (chambre 3-3), dans le litige les opposant :
1°/ à la société Landsbanki Luxembourg, société anonyme, dont le siège est [Adresse 1] (Luxembourg), représentée par son liquidateur Mme [A] [R],
2°/ à la société S.U.R.E finances, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 3],
3°/ à la société Lex Life and Pension, société anonyme, dont le siège est [Adresse 4] (Luxembourg), représentée par son liquidateur M. [Z] [U],
défendeurs à la cassation.
Les demandeurs invoquent, à l'appui de leur pourvoi, trois moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Ancel, conseiller, les observations de la SCP Piwnica et Molinié, avocat de M. et Mme [D], de la SARL Cabinet Munier-Apaire, avocat des sociétés Landsbanki Luxembourg et Lex Life and Pension, de la SCP Gadiou et Chevallier, avocat de la société S.U.R.E finances, et l'avis de M. Salomon, avocat général, après débats en l'audience publique du 7 mai 2024 où étaient présents Mme Champalaune, président, M. Ancel, conseiller rapporteur, Mme Guihal, coneiller doyen, M. Bruyère, Mmes Peyregne-Wable, Tréard, conseillers, Mmes Kloda, Robin-Raschel, conseillers référendaires, M. Salomon, avocat général, et Mme Vignes, greffier de chambre,
la première chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Aix-en-Provence, 26 novembre 2020), le 13 août 2007, M. et Mme [D] (les emprunteurs) ont, par l'intermédiaire de la société Axess finances (le courtier), souscrit auprès de la société de droit luxembourgeois Landsbanki Luxembourg (la banque), une ouverture de crédit en euros remboursable in fine à l'issue d'une durée de vingt ans, sur laquelle ils ont prélevé une certaine somme pour abonder un contrat d'assurance-vie souscrit le 24 septembre 2007 auprès de la société Lex Life and Pension (l'assureur). Les emprunteurs ont ensuite usé de la faculté de modification de la devise du prêt et ont opté pour le franc suisse.
2. Le remboursement du prêt était garanti par le nantissement du contrat d'assurance-vie et par une hypothèque inscrite sur un bien immobilier appartenant aux emprunteurs. Le contrat de prêt stipulait que, dans
l'hypothèse où la valeur de ces garanties deviendrait inférieure à 90 % des sommes dues par ces derniers, la banque pourrait leur demander le remboursement immédiat du prêt.
3. Le 12 décembre 2008, le tribunal d'arrondissement de Luxembourg a prononcé la liquidation judiciaire de la banque et Mme [R] a été désignée en qualité de liquidateur.
4. Le 8 juin 2009, se prévalant d'une augmentation de la dette des emprunteurs résultant de l'évolution du cours du franc suisse et d'une diminution de la valeur de rachat du contrat d'assurance-vie, le liquidateur de la banque a demandé aux emprunteurs de rembourser immédiatement les sommes dues au titre du prêt. Il a ensuite fait procéder au rachat du contrat d'assurance-vie par l'assureur et affecté le montant de ce rachat au remboursement partiel du prêt.
5. Estimant avoir été trompés, les emprunteurs ont assigné le 21 décembre 2009 devant une juridiction française la banque et l'assureur en nullité des contrats de prêt et d'assurance pour dol et en indemnisation. Le 14 avril 2014, ils ont assigné le courtier en intervention forcée, demandant la réparation des préjudices causés par des manquements de cette société à ses obligations de conseiller en investissements financiers et d'intermédiaire d'assurance lors de la souscription des contrats.
6. Ils ont également introduit le 19 mars 2010 une action devant la juridiction luxembourgeoise pour contester le refus du liquidateur de la banque de leur déclaration de créance.
7. Par un jugement du 16 février 2011, devenu irrévocable, le tribunal d'arrondissement de Luxembourg a confirmé le rejet de leur déclaration de créance et statuant sur la demande reconventionnelle du liquidateur, a condamné les emprunteurs à payer à la banque les sommes restant dues au titre du prêt.
8. Le 13 juillet 2011, la société Lex Life and Pension a été placée en liquidation judiciaire et M. [U] a été désigné en qualité de liquidateur.
Examen des moyens
Sur le premier moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
9. Les emprunteurs font grief à l'arrêt de dire irrecevable leur demande de nullité du contrat de prêt conclu le 13 août 2007, alors « que l'autorité de la chose jugée n'a lieu qu'à l'égard de ce qui a fait l'objet du jugement ; qu'il faut que la chose demandée soit la même, que la demande soit fondée sur la même cause et que la demande soit entre les mêmes parties, et formée par elles et contre elles en la même qualité ; que, dans leurs conclusions, les époux [D] faisaient valoir, sans que ce point ne soit contesté, qu'ils n'avaient jamais invoqué la nullité du contrat de prêt, que ce soit à l'appui de leur demande d'admission de leur créance indemnitaire ou en défense à la demande reconventionnelle en paiement formée par le liquidateur ; qu'en énonçant, pour dire cette demande irrecevable, que "les appelants ne sauraient, par leur présente action en nullité, remettre en cause le caractère définitif de la décision les ayant condamnés, en leur qualité d'emprunteurs, à régler à la banque le solde du crédit qui leur avait été consenti en vertu d'un contrat, dont la validité a alors nécessairement été reconnue", quand, en l'absence de moyen tiré de la nullité du contrat invoqué devant la cour d'appel de Luxembourg, aucune autorité de chose jugée ne s'attachait à sa décision sur ce point, la cour d'appel a violé, par fausse application l'article 1355, anciennement 1351, du code civil ; »
Réponse de la Cour
Vu l'article 33 du règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (Bruxelles I), et
la règle de procédure interne de concentration des moyens :
10. En application du paragraphe 1er du premier texte, les décisions rendues dans un État membre sont reconnues dans les autres États membres, sans qu'il soit nécessaire de recourir à aucune procédure.
11. Il résulte de la seconde règle dégagée par la jurisprudence de l'article 1351 du code civil qu'il incombe au demandeur de présenter dès l'instance initiale l'ensemble des moyens qu'il estime de nature à fonder celle-ci (Ass. plén., 7 juillet 2006, pourvoi n° 04-10.672, Bull. 2006, Ass. Plén., n° 8). Cette règle est aussi applicable au défendeur (Com., 20 février 2007, pourvoi n° 05-18.322, Bull. 2007, IV, n° 49).
12. La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a dit pour droit que l'article 33 du règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, lu en combinaison avec l'article 36 de ce règlement, doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à ce que la reconnaissance, dans l'État membre requis, d'une décision concernant un contrat de travail, rendue dans l'État membre d'origine, ait pour conséquence d'entraîner l'irrecevabilité des demandes formées devant une juridiction de l'État membre requis au motif que la législation de l'État membre d'origine prévoit une règle procédurale de concentration de toutes les demandes relatives à ce contrat de travail, sans préjudice des règles procédurales de l'État membre requis susceptibles de s'appliquer une fois cette reconnaissance effectuée (CJUE, 8 juin 2023, C- 567/21).
13. Il s'en déduit que les juges de l'Etat requis, après avoir reconnu le jugement rendu dans un autre Etat membre, peuvent faire application, en tant que règle de procédure, de la règle de concentration des moyens en vigueur dans leur ordre juridique.
14. S'il résulte de la règle prétorienne de concentration des moyens que le défendeur à une action en paiement doit présenter, dès l'instance initiale, l'ensemble des moyens qu'il estime de nature à justifier le rejet total ou partiel de la demande, de sorte qu'il est irrecevable à former ultérieurement une demande en annulation du contrat au titre duquel il a été condamné, il n'y a pas lieu d'étendre son champ lorsque l'instance initiale se déroule devant une juridiction étrangère, son application étant de nature à porter une atteinte excessive au droit d'accès au juge en ce qu'elle n'est pas, dans ce contexte, suffisamment prévisible et accessible.
15. Pour déclarer irrecevable l'action des emprunteurs en annulation du contrat de prêt, l'arrêt retient qu'ils ne sauraient, par cette action, remettre en cause le caractère définitif de la décision les ayant condamnés, en leur qualité d'emprunteurs, à régler à la banque le solde du crédit qui leur avait été consenti en vertu d'un contrat, dont la validité a alors nécessairement été reconnue.
16. En statuant ainsi, alors qu'il résultait des motifs adoptés des premiers juges qu'aucun moyen de fond précis n'avait été soulevé par les emprunteurs devant la juridiction luxembourgeoise, la cour d'appel a violé l'article 33 précité par refus d'application et la règle de concentration des moyens par fausse application.
Sur le deuxième moyen
Enoncé du moyen
17. Les emprunteurs font grief à l'arrêt de dire irrecevable leur demande d'annulation du contrat d'assurance-vie du 24 septembre 2007, alors « que la circonstance qu'un contrat a été entièrement exécuté n'est pas de nature à rendre irrecevable la demande en nullité de ce contrat ; qu'en déclarant irrecevable la demande en nullité du contrat d'assurance vie, au motif erroné en droit que la police d'assurance vie litigieuse du 24 septembre 2007 ayant, par l'effet du rachat opéré au profit du créancier nanti conformément au contrat de gage, été totalement exécutée, les souscripteurs ne sont effectivement plus recevables à en poursuivre la nullité pour dol", la cour d'appel a violé par refus d'application l'article 1116 du code civil, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance du 10 février 2016, ensemble et par fausse application l'article 122 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
Vu les articles 31 et 122 du code de procédure civile et l'article 1116 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016 :
18. Selon le premier texte, l'action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d'une prétention.
19. En application du deuxième texte, constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l'adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d'agir, tel le défaut de qualité, le défaut d'intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée.
20. Aux termes du dernier texte, le dol est une cause de nullité de la convention lorsque les manoeuvres pratiquées par l'une des parties sont telles, qu'il est évident que, sans ces manoeuvres, l'autre partie n'aurait pas contracté.
21. L'exécution d'un contrat, fût-elle totale, ne prive pas les parties de leur droit d'agir en annulation de ce contrat.
22. Pour déclarer irrecevable la demande des emprunteurs en annulation du contrat d'assurance-vie, l'arrêt retient que, par l'effet du rachat opéré au profit du créancier nanti, ce contrat a été totalement exécuté, de sorte que les souscripteurs ne sont plus recevables à en poursuivre l'annulation pour dol.
23. En statuant ainsi, la cour d'appel a violé les textes susvisés.
Et sur le troisième moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
24. Les emprunteurs font grief à l'arrêt de déclarer prescrite leur demande de dommages et intérêts formée à l'encontre de la société S.U.R.E finances, anciennement dénommée Axess finances, alors « que la prescription d'une action en responsabilité fondée sur le manquement au devoir d'information ou de mise en garde qui pèse sur le prestataire de service d'investissements, court à compter de la réalisation du dommage ou de la date à laquelle il est révélé à la victime si celle-ci établit qu'elle n'en avait pas eu connaissance ; que dans l'hypothèse d'un prêt remboursable in fine, assorti d'un contrat d'assurance-vie souscrit par l'emprunteur à seule fin de couvrir le remboursement du capital restant dû à l'échéance, le dommage résultant pour l'emprunteur de la perte de chance d'éviter l'impossibilité de faire face au remboursement, du fait de la contre performance de ce contrat d'assurance-vie, se réalise lorsque le capital emprunté devient exigible ; que la cour d'appel a constaté que le liquidateur de la banque Landsbanki Luxembourg avait mis en demeure les époux [D], ayant contracté un prêt in fine, de rembourser immédiatement le solde du prêt, devenu exigible, le 8 juin 2009 ; qu'en déclarant cependant irrecevable comme prescrite l'action en réparation intentée par les époux [D] contre la société Axess Finances le 14 avril 2014, aux motifs, inopérants et erronés qu'ils avaient été informés de ce que la SA Landsbanki Luxembourg faisait l'objet d'une procédure collective depuis le 8 octobre 2008, que la crise financière et économique de 2008 et la liquidation judiciaire de la banque avaient eu un impact sur l'assureur qui leur avait indiqué que la valeur de leur contrat, d'un montant initial de 1.120.000 euros au 24 septembre 2007 et d'une valeur au 1er janvier 2008 de 1.099.409,47 euros, était, à la date du 31 décembre 2008, de 900.763,18 euros, et que les époux [D] savaient dès 2008 et au plus tard le 19 janvier 2009, que leur placement auprès de la SA Lex Life and Pension avait chuté au point de générer des pertes importantes et ne leur permettrait pas de couvrir les intérêts de leur emprunt, et à plus forte raison le capital, quand, en l'absence de demande du remboursement du prêt conclu pour une durée de vingt ans, la réalisation du dommage n'était pas certaine, la cour d'appel a violé, par fausse application, l'article L. 4110-4 du code de commerce. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 2224 du code civil et l'article L. 110-4 du code de commerce :
25. Il résulte de la combinaison de ces textes que les obligations entre commerçants et non-commerçants se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer.
26. Le manquement d'un conseiller en investissements financiers, ayant proposé une opération associant conclusion d'un prêt in fine et souscription d'un contrat d'assurance-vie nanti en garantie du remboursement du prêt, à ses obligations d'information et de conseil quant au risque que l'établissement prêteur use de la faculté, stipulée au contrat de prêt, d'en exiger le remboursement par anticipation en cas de dégradation de la valeur de la garantie en-deçà d'un certain seuil, prive l'emprunteur d'une chance d'éviter le risque qui s'est réalisé. Il en résulte que le délai de prescription de l'action en indemnisation d'un tel dommage commence à courir à la date à laquelle l'établissement prêteur rend exigibles par anticipation les sommes dues au titre du prêt.
27. Pour déclarer irrecevable la demande d'indemnisation formée contre la société S.U.R.E finances par les emprunteurs, l'arrêt retient que ces derniers savaient, au plus tard le 19 janvier 2009, que leur placement auprès de l'assureur avait chuté au point de générer des pertes importantes et ne leur permettrait pas de couvrir les intérêts de leur emprunt, et à plus forte raison le capital, de sorte que leur action était prescrite à la date de l'assignation, le 14 avril 2014.
28. En statuant ainsi, alors que le dommage invoqué par les emprunteurs n'avait pu se réaliser qu'à la date à laquelle le liquidateur de l'établissement prêteur leur avait demandé de rembourser le prêt par anticipation, le 8 juin 2009, de sorte que l'action exercée contre la société S.U.R.E finances le 14 avril 2014 n'était pas prescrite, la cour d'appel a violé les textes susvisés.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, l'arrêt rendu le 26 novembre 2020, entre les parties, par la cour d'appel d'Aix-en-Provence ;
Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel d'Aix-en-Provence autrement composée ;
Condamne Mme [R], en sa qualité de liquidateur de la société Landsbanki Luxembourg, M. [Z] [U], en sa qualité de liquidateur de la société Lex Life and Pension, et la société S.U.R.E finances aux dépens;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par Mme [R], prise en sa qualité de liquidateur de la société Landsbanki Luxembourg et par M. [U], pris en sa qualité de liquidateur de la société Lex Life and Pension, et la demande formée par la société S.U.R.E finances et condamne cette dernière à payer à M. et Mme [D] la somme de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du dix-neuf juin deux mille vingt-quatre.
Le conseiller rapporteur le president
Le greffier de chambre