COUR DE CASSATION LG
CHAMBRE MIXTE
Audience publique du 25 mars 2022
Mme ARENS, première présidente Rejet
Arrêt n° 288 B+R
Pourvoi n° V 20-17.072
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, siégeant en CHAMBRE MIXTE, DU 25 mars 2022
Le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions (FGTI), dont le siège est [Adresse 4], a formé le pourvoi n° V 20-17.072 contre l'arrêt rendu le 30 janvier 2020 par la cour d'appel de Paris (pôle 2, chambre 4), dans le litige l'opposant :
1°/ à Mme [O] [R], prise tant en son nom personnel qu'en sa qualité de représentant légal de sa fille mineure, [T] [N],
2°/ à Mme [Y] [N],
3°/ à [T] [N],
domiciliées toutes trois [Adresse 3],
défenderesses à la cassation.
L'affaire, initialement orientée à la deuxième chambre civile, a été renvoyée, par une ordonnance du 27 septembre 2021 de la première présidente, devant une chambre mixte composée de la première chambre civile, de la deuxième chambre civile et de la chambre criminelle.
Le demandeur au pourvoi invoque, devant la chambre mixte, le moyen de cassation annexé au présent arrêt.
Ce moyen unique a été formulé dans un mémoire déposé au greffe de la Cour de cassation par la SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat du FGTI.
Aucun mémoire en défense n'a été déposé.
Le rapport de MM. Besson et Samuel, conseillers rapporteurs, désignés conformément à l'article R. 431-[Date décès 1] du code de l'organisation judiciaire, et l'avis écrit de M. Gaillardot, premier avocat général, ont été mis à la disposition des parties.
Un avis 1015 du code de procédure civile a été mis à disposition des parties et des observations ont été déposées au greffe de la Cour de cassation par la SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret.
Sur le rapport de MM. Besson et Samuel, assistés de MM. Allain et Dureux, auditeurs au service de documentation, des études et du rapport, les observations de la SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret, et l'avis de M. Gaillardot, premier avocat général, auquel les parties, invitées à le faire, n'ont pas souhaité répliquer, après débats en l'audience publique du 11 mars 2022 où étaient présents Mme Arens, première présidente, MM. Chauvin, Pireyre, Soulard, présidents, MM. Besson et Samuel, conseillers rapporteurs, Mmes de la Lance, Duval-Arnould, Martinel, doyens de chambre, Mme Durin-Karsenty, M. Mornet, Mmes Labrousse, Kerner-Menay, conseillers, M. Gaillardot, premier avocat général, et Mme Mégnien, greffier fonctionnel-expert,
la Cour de cassation, siégeant en chambre mixte, composée de la première présidente, des présidents, des doyens de chambre et des conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt ;
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 30 janvier 2020), à la suite du décès de [B] [V], tuée lors de l'attentat perpétré le [Date décès 1] 2016 à [Localité 7], le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions (le FGTI) a adressé à Mme [R], fille de la victime, en réparation de son préjudice et de celui de ses deux filles mineures, [Y] et [T] [N], une offre d'indemnisation au titre, notamment, de leur préjudice d'affection et du « préjudice exceptionnel spécifique des victimes d'actes de terrorisme ».
2. Estimant cette offre insuffisante, Mme [R], agissant tant en qualité d'héritière de [B] [V] qu'à titre personnel et en tant que représentante légale de [Y] [N], aujourd'hui majeure, et d'[T] [N], a assigné le FGTI en indemnisation de leurs préjudices.
Examen du moyen
Enoncé du moyen
3. Le FGTI fait grief à l'arrêt de fixer à la somme de 20 000 euros le préjudice d'attente et d'inquiétude subi par Mme [R], et à celle de 5 000 euros chacune celui subi par chacune de ses filles, ainsi que de le condamner à verser l'ensemble de ces sommes à Mme [R], tant à titre personnel qu'en sa qualité de représentante légale de ses enfants mineures, alors « que le préjudice d'affection indemnise l'ensemble des souffrances morales éprouvées par les proches à raison du fait dommageable subi par la victime directe, à l'origine de son décès ; qu'en allouant à Mme [R], à titre personnel et en qualité de représentante légale de ses deux filles, diverses sommes au titre d'un "préjudice d'attente et d'inquiétude", cependant qu'elle avait également réparé leur préjudice d'affection, la cour d'appel a indemnisé deux fois le même préjudice, violant le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit. »
Réponse de la Cour
4. Les proches d'une personne, qui apprennent que celle-ci se trouve ou s'est trouvée exposée, à l'occasion d'un événement, individuel ou collectif, à un péril de nature à porter atteinte à son intégrité corporelle, éprouvent une inquiétude liée à la découverte soudaine de ce danger et à l'incertitude pesant sur son sort.
5. La souffrance, qui survient antérieurement à la connaissance de la situation réelle de la personne exposée au péril et qui naît de l'attente et de l'incertitude, est en soi constitutive d'un préjudice directement lié aux circonstances contemporaines de l'événement.
6. Ce préjudice, qui se réalise ainsi entre la découverte de l'événement par les proches et leur connaissance de son issue pour la personne exposée au péril, est, par sa nature et son intensité, un préjudice spécifique qui ouvre droit à indemnisation lorsque la victime directe a subi une atteinte grave ou est décédée des suites de cet événement.
7. Il résulte de ce qui précède que le préjudice d'attente et d'inquiétude que subissent les victimes par ricochet ne se confond pas, ainsi que le retient exactement la cour d'appel, avec le préjudice d'affection, et ne se rattache à aucun autre poste de préjudice indemnisant ces victimes, mais constitue un préjudice spécifique qui est réparé de façon autonome.
8. Il s'ensuit que c'est sans indemniser deux fois le même préjudice que la cour d'appel a accueilli les demandes présentées au titre de ce préjudice spécifique d'attente et d'inquiétude.
9. Le moyen n'est, dès lors, pas fondé.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE le pourvoi ;
Laisse les dépens à la charge du Trésor public ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, siégeant en chambre mixte, et prononcé le vingt-cinq mars deux mille vingt-deux par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile ;
MOYEN ANNEXE au présent arrêt :
Moyen produit par la SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat aux Conseils, pour le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions
Il est fait grief à l'arrêt confirmatif attaqué d'avoir liquidé à la somme de 20 000 euros le préjudice d'attente et d'inquiétude subi par Mme [R], d'avoir liquidé à la somme de 5 000 euros le préjudice d'attente et d'inquiétude subi par Mlle [T] [N] et Mme [Y] [N], et d'avoir condamné le FGTI à verser l'ensemble de ces sommes à Mme [R], tant à titre personnel qu'ès qualités ;
AUX MOTIFS PROPRES QUE le FGTI fait valoir que ce poste de préjudice n'est pas un préjudice autonome et que son indemnisation s'appréhende dans le cadre d'une majoration du préjudice d'affection ; qu'en l'occurrence, Mme [B] [V] qui était âgée de 64 ans et qui demeurait à [Localité 6], est venue à [Localité 7] le jeudi [Date décès 1] 2016 afin de rendre visite à une de ses amies, Mme [E] [P] ; que le matin du [Date décès 2], sa fille, Mme [O] [R], qui demeure à [Localité 9], et qui ne s'était pas immédiatement inquiétée compte tenu des habitudes de vie de sa mère qui rendaient peu vraisemblable sa présence sur [Adresse 5], a voulu prendre de ses nouvelles d'abord par un message envoyé sur son téléphone puis en lui téléphonant ; que n'ayant obtenu de réponse ni de sa part ni de la part de Mme [P], elle est arrivée à [Localité 7] le jour-même, et l'a cherchée en vain dans les hôpitaux ; que le samedi 16 juillet, elle a pris contact avec la cellule de crise où son ADN a été recueilli ; que le dimanche 17 juillet, un appel téléphonique l'ayant informée que sa mère n'était pas sur la liste des victimes, elle est rentrée chez elle ; que le lundi 18 juillet, la cellule de crise a pris contact avec elle afin qu'elle revienne immédiatement à [Localité 7] où elle a appris, vers 21 heures, le décès, dans la nuit du [Date décès 1] au [Date décès 2], de Mme [B] [V] ; que Mme [O] [R] a ainsi vécu pendant 4 jours dans l'angoisse, ignorant si sa mère était toujours vivante, craignant qu'elle ne soit blessée ou morte ; que ce préjudice ne se confond pas avec le préjudice d'affection lequel indemnise le préjudice moral subi par les proches à la suite du décès de la victime ; qu'il ne se confond pas davantage avec le préjudice exceptionnel spécifique des victimes de terrorisme ; que ce préjudice a été exactement indemnisé par le premier juge par la somme de 20 000 euros à Mme [O] [R] et celle de 5 000 euros à chacune de ses filles qui avaient 13 et 7 ans à la mort de leur grand-mère et étaient en âge de s'inquiéter de sa disparition ; que le jugement est confirmé de ces chefs ;
ET AUX MOTIFS ADOPTÉS QUE le préjudice spécifique temporaire d'attente et d'inquiétude peut être défini comme le préjudice autonome exceptionnel, directement lié aux circonstances contemporaines et immédiatement postérieures aux attentats terroristes eux-mêmes vécues par les victimes par ricochet, et qui tiennent compte notamment de l'attente de l'arrivée et du déploiement des secours, des conditions dans lesquelles les familles ont été averties ou ont appris la nouvelle de l'accident, de l'incertitude du bilan ou d'une orientation hospitalière et de la diffusion de l'information donnée au fur et à mesure sur le sort des proches ; que ce préjudice situationnel d'angoisse autonome peut être vécu par une victime par ricochet, qu'il y ait ou non communauté de vie avec la victime directe de l'acte de terrorisme ; qu'il apparaît en l'espèce que Madame [O] [R] a tenté à plusieurs reprises, en vain, de joindre sa mère puis l'amie de celle-ci après l'annonce de l'attentat ; qu'elle se rendait le jour même à [Localité 7] où elle était reçue par la cellule d'urgence médico-psychologique, faisait prélever un échantillon de son ADN, et cherchait sa mère dans divers établissements hospitaliers ; que le dimanche 17 juillet 2016, elle recevait un appel en provenance de [Localité 8] l'informant que sa mère ne faisait pas partie de la liste des victimes de l'attentat ; que le lendemain lundi 18 juillet 2016, la cellule d'urgence la contactait et lui demandait de revenir en urgence à [Localité 7] où elle apprenait le décès de sa mère ; que le préjudice d'attente et d'inquiétude subi par Madame [O] [R] est ainsi suffisamment établi et sera indemnisé par l'octroi d'une somme de 20 000 euros ; que, s'agissant de Mme [T] [N] et de Mme [Y] [N], les circonstances de la découverte du décès de Madame [B] [V] ont été ci-dessus décrites et n'ont pas épargné les mineures qui ont subi de ce chef un préjudice important indemnisable par l'octroi d'une somme de 5 000 euros chacune ;
ALORS QUE le préjudice d'affection indemnise l'ensemble des souffrances morales éprouvées par les proches à raison du fait dommageable subi par la victime directe, à l'origine de son décès ; qu'en allouant à Mme [R], à titre personnel et en qualité de représentante légale de ses deux filles, diverses sommes au titre d'un « préjudice d'attente et d'inquiétude », cependant qu'elle avait également réparé leur préjudice d'affection, la cour d'appel a indemnisé deux fois le même préjudice, violant le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit.