LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
Sur les griefs :
1. Attendu que M. Penarroja X... a sollicité son inscription initiale sur la liste nationale des experts judiciaires dressée par le bureau de la Cour de cassation, en qualité de traducteur en langue espagnole ; que par décision du bureau en date du 8 décembre 2008, notifiée le 2 janvier 2009, sa demande a été déclarée irrecevable ; qu'il a, le 19 janvier 2009, formé le recours prévu à l'article 20 du décret du 23 décembre 2004 ;
2. Attendu qu'à l'appui de son recours, M. Penarroja X... fait valoir que la décision du bureau de la Cour de cassation est contraire aux articles 43 et 49 du Traité instituant la Communauté européenne, en ce que tout expert en traduction ou tout traducteur assermenté, reconnu comme tel par les autorités compétentes de tout Etat membre, devrait pouvoir être inscrit sur toute liste d'experts judiciaires en France ; qu'il soutient également qu'il devrait être fait application des directives 89/48 du 21 décembre 1988 et 92/51 du 18 juin 1992 instituant un système général de reconnaissance mutuel de diplômes ; qu'il expose enfin qu'il exerce la profession de traducteur expert assermenté depuis plus de vingt ans en Catalogne, ayant été nommé, sur concours, à cette charge par le ministère des affaires étrangères espagnol ainsi que par le gouvernement de Catalogne ; qu'il souhaite se voir reconnaître la même qualité professionnelle en France ; qu'il demande donc que la décision du bureau de la Cour de cassation soit déclarée contraire au droit communautaire, que la Cour de cassation révise sa demande au regard de ce droit, qu'elle la déclare recevable et ordonne son inscription sur la liste nationale des experts judiciaires ;
3. Attendu que, selon les articles 43 et 49 du Traité instituant la Communauté européenne, sont interdites les restrictions à la liberté d'établissement des ressortissants d'un Etat membre dans le territoire d'un autre Etat membre et les restrictions à la libre prestation de services à l'intérieur de la Communauté ; que selon une jurisprudence constante de la Cour de justice des Communautés européennes doivent être considérées comme de telles restrictions toutes les mesures qui interdisent, gênent ou rendent moins attrayant l'exercice de ces libertés ;
4. Attendu que, par ailleurs, les mesures nationales restrictives de l'exercice des libertés fondamentales garanties par le Traité ne peuvent être justifiées que si elles remplissent quatre conditions : s'appliquer de manière non discriminatoire, répondre à des raisons impérieuses d'intérêt général, être propres à garantir la réalisation de l'objectif qu'elles poursuivent et ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour l'atteindre ;
5. Attendu que les modalités selon lesquelles une personne est inscrite sur les listes d'experts judiciaires résultent de la loi n° 71-498 du 29 juin 1971, modifiée par la loi n° 2004-130 du 11 février 2004 et du décret n° 2004-1463 du 23 décembre 2004 ; que ces textes réservent, sous peine de sanction pénale, le titre d'expert agréé par la Cour de cassation aux personnes inscrites sur la liste établie par une formation du bureau de la Cour de cassation composée de son premier président et des présidents de chambre de cette Cour ; que l'inscription sur cette liste n'est possible que si l'expert justifie d'une inscription de trois années consécutives sur la liste d'experts judiciaires établie par une cour d'appel ; que l'inscription sur les listes de cour d'appel est soumise à des conditions d'âge, de compétence, de moralité et d'indépendance ; que s'agissant des experts en traduction, l'inscription sur ces listes ne requiert pas que le candidat exerce son activité professionnelle principale en France ou y ait sa résidence ;
6. Attendu que les juges des tribunaux et cours d'appel peuvent désigner un expert qui figure sur l'une quelconque des listes établies par les cours d'appel ou la Cour de cassation ; qu'en matière civile, ils peuvent commettre un professionnel qui n'est pas inscrit sur une liste de cour d'appel ou la liste nationale ; qu'en matière pénale, les juges ne peuvent le faire que par une décision motivée justifiant ce choix ; que les experts inscrits prêtent serment une seule fois, après leur inscription, alors que les personnes qui sont désignées pour réaliser des expertises sans être inscrites doivent prêter serment à chaque désignation ;
7. Attendu que la demande d'inscription sur la liste nationale est instruite par le procureur général près la Cour de cassation qui vérifie que le candidat est bien inscrit depuis plus de trois années consécutives sur une liste de cour d'appel et recueille l'avis du premier président et du procureur général de la cour d'appel en cause ; que l'inscription se fait pour une période de sept ans, au terme de laquelle l'expert peut solliciter sa réinscription ;
8. Attendu que les personnes dont la candidature à l'inscription sur la liste nationale n'a pas été retenue reçoivent notification de cette décision et disposent d'un recours devant la Cour de cassation ; que, selon la jurisprudence constante de la Cour de cassation, aucune disposition légale ou réglementaire n'impose la motivation des décisions de refus d'inscription initiale sur la liste nationale, la loi prévoyant seulement la motivation des décisions de refus de réinscription ; qu'il est jugé que la procédure d'inscription des experts judiciaires ne constitue pas une procédure de nature juridictionnelle et qu'elle ne donne lieu à aucun acte susceptible de relever de la procédure française d'accès aux documents administratifs ; qu'il a été également jugé que lorsque le bureau de la Cour de cassation refuse l'inscription initiale d'un expert, il n'inflige aucune sanction, ne refuse ni ne restreint un avantage dont l'attribution constituerait un droit et ne prend aucune décision susceptible de rendre applicable la loi française relative à la motivation des actes administratifs ; qu'en outre, il est jugé que le bureau de la Cour de cassation ne prend aucune décision qui entre dans le champ d'application des dispositions de l'article 6§1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; qu'enfin, lorsqu'elle statue sur un tel recours, la Cour de cassation juge que l'appréciation tant des qualités professionnelles du candidat que l'opportunité d'inscrire un technicien sur cette liste échappe à son contrôle ; qu'elle vérifie en revanche la régularité procédurale de l'examen de la demande ;
9. Attendu que, pour apprécier les mérites du recours de M. Penarroja X..., il convient d'examiner les questions d'interprétation du droit communautaire qui se posent ;
10. Attendu que M. Penarroja X... revendique, à titre principal, l'application des dispositions du Traité relatives à la liberté d'établissement et de prestation de services ; que cependant, la question préalable se pose de savoir si l'expert désigné par une juridiction, qui n'intervient que sur désignation d'un juge, pour une mission dont les termes sont définis par le juge, sans que l'expert puisse s'en écarter, et dont la rémunération est fixée par l'autorité judiciaire exerce une activité et fournit une prestation au sens de l'article 50 du Traité CE ;
11. Attendu que, si l'interprétation de cet article devait conduire à ne pas exclure que tel soit le cas, il convient ensuite de se demander si la réalisation d'expertises judiciaires pourrait entrer dans le champ de la dérogation prévue aux articles 45 et 55 du Traité, alors qu'il ressort de la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes que la dérogation prévue à ces articles doit être restreinte aux activités qui, prises en elles-mêmes, constituent une participation directe et spécifique à l'exercice de l'autorité publique ;
12. Attendu qu'en effet l'expert, considéré comme un collaborateur occasionnel du juge, est investi de ses pouvoirs par celui-ci et ne peut être choisi que par lui, dans un litige donné ; qu'après avoir désigné l'expert, le tribunal reste saisi du litige, l'expertise étant supervisée soit par le juge ayant procédé à la désignation soit par un juge spécialement chargé, dans le tribunal, du contrôle des expertises, que l'expert doit respecter des principes de procédure fixés par la loi, que son intervention est destinée à aider le juge à prendre sa décision ; que son avis peut avoir une influence sur la décision du juge, même si celui-ci n'est pas tenu de suivre ses conclusions ; qu'enfin, sa rémunération est fixée par le juge, en matière civile, et tarifée et supportée par l'Etat en matière pénale ;
13. Attendu que, même si l'interprétation de l'article 45 du Traité CE devait conduire à estimer que l'expert judiciaire ne participe pas à l'exercice de l'autorité publique, la question se pose de savoir si le fait de soumettre la réalisation d'expertises pour les tribunaux par des personnes ayant le titre d'expert judiciaire aux conditions précédemment exposées constitue une restriction à la liberté d'exercice d'une prestation au sens de l'article 50 du Traité CE alors, d'une part, que des personnes non inscrites sur une liste peuvent également être investies par les juges de missions d'expertise, d'autre part, que la réglementation n'interdit pas aux particuliers ou aux entreprises de désigner, pour leurs besoins, toute personne de leur choix en qualité d'expert amiable ; qu'au surplus, la réglementation n'interdit pas à une personne non inscrite sur la liste d'experts judiciaires d'exercer l'activité de traducteur en France ;
14. Attendu qu'en outre, il peut être considéré que les conditions d'inscription sur la liste nationale, qui s'appliquent sans considération de nationalité, ni de résidence en ce qui concerne les traducteurs, apparaissent justifiées par la poursuite d'un objectif impérieux d'intérêt général, en ce qu'elles sont destinées à garantir que les professionnels assistant les juridictions dans la résolution des litiges disposent de compétences avérées et présentent des garanties de moralité et d'indépendance essentielles à la qualité du service public de la justice ; que la poursuite de cet objectif nécessite que la juridiction puisse vérifier aisément que les professionnels qui souhaitent remplir de telles missions présentent ces garanties ; que, par ailleurs, aucun professionnel, quelle que soit sa nationalité ou sa spécialité, n'a un droit à être inscrit sur la liste nationale d'experts judiciaires, même s'il remplit la condition d'avoir été inscrit durant trois années consécutives sur une liste de cour d'appel ; qu'en effet, la fonction de cette liste n'est pas de recenser tous les experts remplissant cette condition ; qu'elle constitue un document établi pour l'information des juges qui, dans des litiges particulièrement délicats ou complexes, recherchent un professionnel dont la compétence et l'indépendance sont avérées et qui a acquis une connaissance des principes juridiques encadrant l'expertise en droit français, de sorte que son travail sera moins susceptible d'être remis en cause par les parties ; que cette liste est donc destinée à assurer l'efficacité du service public de la justice, par une meilleure qualité des décisions rendues et un traitement plus rapide des litiges ;
15. Attendu, cependant, que la question se pose de savoir si les mêmes garanties ne pourraient pas être obtenues par la prise en compte du fait que le candidat s'est déjà vu reconnaître la qualité d'expert par les juridictions de son Etat d'origine ou par la mise en place d'autres modalités de contrôle de ses qualités ;
16. Et attendu qu'en revendiquant l'application des directives 89/48 et 92/51, M. Penarroja X... pose la question de l'application, à l'activité d'expert judiciaire, du système de reconnaissance des qualifications professionnelles instituées par la directive 2005/36/CE du Parlement européen et du Conseil du 7 septembre 2005, ayant abrogé les directives susmentionnées ; qu'aucun des textes français ayant transposé cette directive ne concerne les experts judiciaires ;
17. Attendu que cette directive ne préjuge pas de l'application de l'article 45 du Traité, de sorte que la question de son application ne se pose que dans l'hypothèse où la mission d'expert judiciaire ne serait pas considérée comme participant à l'exercice de l'autorité publique ;
18. Attendu qu'il y a lieu de préciser que la réalisation d'expertises judiciaires ne constitue pas, en France, l'exercice d'une profession, dès lors que l'expert continue d'exercer sa profession par ailleurs et se borne à mettre ponctuellement ses savoirs au service de la justice, qu'il ne jouit d'aucun monopole, les juges pouvant désigner des professionnels qui ne sont pas inscrits sur une liste, qu'il n'a aucune assurance d'être désigné par les juges et que son inscription sur la liste nationale n'est pas soumise à un niveau de qualification ou de diplômes ;
19. Attendu cependant, que, sous la réserve de l'application de l'article 45 du Traité CE, la question se pose de savoir si l'article 3 1. a) de la directive 2005/36 du 7 septembre 2005 peut être interprété comme comprenant dans le champ de la notion de profession réglementée l'accomplissement de missions d'expertises judiciaires, dès lors que cette activité est habituellement confiée aux personnes inscrites sur une liste et pouvant se prévaloir d'un titre protégé par la loi ;
20. Attendu qu'il résulte de ce qui précède que la solution du présent litige pose une difficulté sérieuse d'interprétation des articles 43, 45, 49 et 50 du Traité CE, ainsi que de l'article 3 1. a) de la directive 2005/36/CE du Parlement européen et du Conseil du 7 septembre 2005 justifiant le renvoi préjudiciel à la Cour de justice des Communautés européennes ;
PAR CES MOTIFS :
Renvoie à la Cour de justice des Communautés européennes aux fins de répondre aux questions suivantes :
1°) L'article 50 du Traité CE s'interprète-t-il comme pouvant viser la mission confiée à un professionnel, en qualité d'expert, dans un litige soumis aux juridictions nationales et désigné par la juridiction saisie de ce litige, dans les conditions décrites ci-dessus ?
2°) La participation à l'exercice de l'autorité publique, visée à l'article 45, alinéa 1, du Traité CE doit-elle s'interpréter comme s'appliquant à la mission d'un expert désigné par une juridiction française, telle qu'encadrée par les codes de procédure civile et de procédure pénale français ainsi que par la loi n° 71-498 du 29 juin 1971 et le décret n° 2004 1463 du 23 décembre 2004 ?
3°) Les articles 43 et 49 du Traité CE s'interprètent-ils en ce sens qu'ils s'opposent à une législation, telle que celle résultant de la loi n° 71-498 du 29 juin 1971 et du décret n° 2004-1463 du 23 décembre 2004, modifiés, qui réserve l'inscription sur la liste nationale et le titre d'expert agréé par la Cour de cassation à des professionnels inscrits, depuis au moins trois années, sur la liste établie par une cour d'appel française ?
4°) L'article 3 1. a) de la directive 2005/36/CE du Parlement européen et du Conseil du 7 septembre 2005 s'interprète-t-il en ce sens qu'il englobe l'exercice de missions d'expertises judiciaires sous le titre d'expert judiciaire agréé par la Cour de cassation selon les modalités prévues par la loi n° 71-498 du 29 juin 1971 et le décret n° 2004-1463 du 23 décembre 2004, modifiés ?
Sursoit à statuer sur le recours jusqu'à la décision de la Cour de justice des Communautés européennes ;
Dit que l'affaire sera de nouveau appelée à l'audience du 31 mars 2010 ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du dix septembre deux mille neuf.