AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
Attendu qu'un accord national sur l'organisation, la réduction du temps de travail et sur l'emploi dans le Bâtiment et les Travaux publics a été conclu le 6 novembre 1998, dans le cadre de l'article 3 de la loi n° 98-461 du 13 juin 1998 dite "Aubry I" prévoyant des aides financières aux entreprises qui réduiraient le temps de travail d'au moins 10 % de la durée initiale ; que cet accord, étendu par arrêté ministériel du 23 février 1999, institue une réduction de la durée du travail à 35 heures mensuelles et une modulation du temps de travail sur l'année dans la limite maximale de 1645 heures (47 semaines à 35 heures) ; que dans ce contexte juridique, la Société Spie Citra Nord, devenue la société Spie Batignolles, a signé le 21 juin 1999 un accord d'entreprise ayant pour objet la réduction anticipée de 10 % de la durée du travail afin de préserver environ 10 % de l'effectif de l'entreprise, et établissant une annualisation du temps de travail sur la base d'un horaire hebdomadaire moyen de 35 ou 34 h 39 mn selon les établissements, avec une durée annuelle du travail effectif abaissée à 1571 ou 1587 heures selon les établissements ; que l'article 2-13 de cet accord spécifie que la réduction du temps de travail s'effectuera sans baisse de la rémunération brute de base actuelle en contrepartie de l'acceptation de l'annualisation du temps de travail, le complément de rémunération devant faire l'objet d'une indemnité compensatrice apparaissant sur le bulletin de salaire, que la rémunération brute mensuelle ainsi maintenue est calculée désormais sur la base de l'horaire moyen hebdomadaire de chaque établissement (35 ou 34 h 39 mn selon le cas), qu'elle est lissée de façon à assurer une rémunération régulière indépendante de l'horaire effectivement accompli pendant toute la période de modulation, que compte tenu des surcoûts engendrés par la réduction du temps de travail associée au maintien de la rémunération, une modération salariale d'une durée de deux ans à compter de la mise en vigueur de l'accord est convenue, qu'enfin, les augmentations générales sont suspendues pendant cette période, la suspension ne concernant pas les augmentations individuelles ;
Que se plaignant de ce que la rémunération totale de plusieurs salariés, y compris les nouveaux embauchés, demeurait inférieure aux minima conventionnels dès lors que chaque nouvelle valeur du point était multipliée par 35 heures au lieu de 39, la Fédération générale Force Ouvrière ("FGFO") du Bâtiment a saisi la juridiction civile afin d'obtenir le réajustement des rémunérations des salariés concernés et des dommages-intérêts ;
Sur le premier moyen :
Attendu que la société Spie Batignolles fait grief à l'arrêt attaqué (Reims, 12 janvier 2004) d'avoir dit qu'elle devrait réajuster, si besoin est, les salaires de MM. X..., Y...
Z..., A..., B... et C..., depuis l'entrée en vigueur de l'Accord national de réduction du temps de travail dans ses entreprises ou établissements jusqu'au jour de l'arrêt, en tenant compte de ce que la rémunération mensuelle minimum ne pouvait être inférieure au salaire brut mensuel de base correspondant à un horaire hebdomadaire de 39 heures ou à l'horaire inférieur effectivement pratiqué avant la mise en oeuvre de l'accord, la rémunération des nouveaux embauchés ne pouvant être en toute hypothèse inférieure aux salaires minimaux conventionnels en vigueur au moment de l'embauche, alors, selon le moyen :
1 / que l'article 8 de l'Accord national du 6 novembre 1998 sur l'organisation, la réduction du temps de travail et sur l'emploi dans le BTP, après avoir prévu, au bénéfice des salariés concernés par la modulation du temps de travail qu'il institue sur la base d'un horaire moyen de 35 heures, une rémunération lissée au moins égale au salaire brut de base antérieurement perçu pour 39 heures hebdomadaires, énonce : "la rémunération des nouveaux embauchés ne peut être inférieure aux salaires minimaux conventionnels mensuels en vigueur à la date d'embauche" ; que, cependant, ce texte ne précise pas que le salaire minimum conventionnel mensuel ainsi garanti aux salariés travaillant en moyenne 35 heures par semaine est celui prévu pour 39 heures hebdomadaires ; qu'en outre, l'article XII-8 de la Convention collective nationale du Bâtiment précise que les barèmes de salaires minimaux correspondent à un "horaire hebdomadaire de travail de 39 heures" et tous les barèmes publiés ont toujours fixé un "salaire mensuel minimal pour 39 heures hebdomadaires" ; que, de même, l'Accord national du 12 février 2002 sur les barèmes de salaires minima des Ouvriers et Etam du Bâtiment, a précisé que "les valeurs des barèmes de salaires minima correspondant à chaque niveau position actuellement applicables pour un horaire hebdomadaire de 39 heures sont, à partir du 1er janvier 2002, applicables pour un horaire hebdomadaire de 35 heures" ; qu'il en résulte qu'avant cette date, le salaire minimum conventionnel mensuel prévu pour 39 heures hebdomadaires n'était pas applicable aux salariés travaillant 35 heures ; que ceux-ci ne pouvaient prétendre qu'au salaire minimum conventionnel mensuel pour 35 heures hebdomadaires, égal au salaire minimum conventionnel mensuel pour 39 heures divisé par 169 et multiplié par 151,66 ; qu'en jugeant cependant que, jusqu'au 12 février 2002, les partenaires sociaux n'avaient pas prévu de minima conventionnels distincts en fonction de la durée du travail, que les signataires de l'Accord national du 6 novembre 1998 avaient choisi de conserver une grille de rémunération unique base 39 heures et que, par application combinée de l'article 8 de l'Accord national et du principe "à travail égal, salaire égal", l'employeur devait assurer aux nouveaux embauchés et aux salariés déjà présents dans l'entreprise une rémunération mensuelle au moins égale au minimum conventionnel mensuel prévu pour 39 heures, quand bien même ils travaillaient 35 heures par semaine, la cour d'appel a violé l'article 8 de l'Accord national du 6 novembre 1998, ensemble l'article XII-8 de la Convention collective nationale du Bâtiment et l'accord du 12 février 2002 ;
2 / que l'accord d'entreprise qui prévoit l'abaissement du temps de travail à 35 heures hebdomadaires en application de la loi du 13 juin 1998, garantit aux salariés le maintien de leur rémunération actuelle en stipulant seulement un gel temporaire des augmentations générales n'emporte pas de modification du mode de rémunération contractuel des salariés de l'entreprise ; qu'en l'espèce, il résulte de l'arrêt attaqué (p.5, 1) que, dans l'accord d'entreprise du 21 juin 1999, conclu en application de la loi du 13 juin 1998, les partenaires sociaux ont convenu que la réduction du temps de travail à 35 heures avec une modulation du temps de travail sur l'année, s'effectuerait sans baisse de la rémunération brute actuelle mais ont en échange prévu une suspension des augmentations générales pendant deux ans ; qu'en retenant, à l'appui de sa décision d'écarter l'application de l'article 2.13 de l'accord du 21 juin 1999 relatif à la rémunération, que l'indépendance entre le salaire mensuel et l'horaire réellement accompli conduisait à considérer que "la réduction de la durée légale du travail ne (pouvait) pas affecter la rémunération et s'analyser comme une modification du contrat de travail autorisant la diminution de cette rémunération", sans expliquer en quoi, en l'espèce, l'accord d'entreprise du 21 juin 1999 pouvait avoir entraîné une modification d'un élément contractuel de la rémunération des salariés, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1134 du Code civil ;
3 / que la détermination de la norme la plus favorable doit résulter d'une appréciation globale, tenant compte des intérêts de l'ensemble des salariés et non de tel ou tel d'entre eux ; qu'en l'espèce, l'accord d'entreprise du 21 juin 1999, à supposer qu'il ait comporté en matière de rémunération une clause susceptible de s'avérer légèrement moins favorable, pour certains salariés, que l'article 8 de l'Accord national du 6 novembre 1998 sur l'organisation, la réduction du temps de travail et sur l'emploi dans le BTP, avait en contrepartie opéré une réduction du temps de travail plus importante que celle prévue par l'Accord national et avait ainsi évité 45 licenciements sur les 65 envisagés ; qu'il en résultait que l'accord d'entreprise était globalement plus favorable aux salariés que l'Accord national ; qu'en jugeant le contraire, pour refuser d'appliquer les stipulations du premier en matière de rémunération, la cour d'appel a violé les articles L. 132-4 et L. 132-23 du Code du travail ;
4 / qu'en tout état de cause, si, dans le silence de la convention ou de l'Accord collectif national, l'accord d'entreprise ne peut y apporter de dérogation dans un sens moins favorable aux salariés, il en va autrement lorsque l'accord national a expressément autorisé l'accord d'entreprise à déroger à certaines de ses prévisions en raison d'une situation particulière dans l'entreprise concernée ; qu'en l'espèce, l'Accord national du 6 novembre 1998 sur l'organisation, la réduction du temps de travail et sur l'emploi dans le BTP autorisait les parties à un accord d'entreprise conclu en application de l'article 3 de la loi du 13 juin 1998 à déroger à ses prévisions afin de tenir compte de la situation particulière de l'entreprise ;
que l'accord d'entreprise du 21 juin 1999, qui a été conclu au sein de la société Spie Batignolles en application de l'article 3 de la loi du 13 juin 1998, prévoyait une réduction anticipée de 10 % du temps de travail, supérieure à celle prévue par l'Accord national, en vue d'éviter 45 licenciements sur les 65 alors envisagés compte tenu des difficultés économiques rencontrées par la société ; que la société soulignait (conclusions, p. 4) qu'en raison de cette situation particulière, l'accord d'entreprise avait pu déroger à l'article 8 de l'Accord national ; qu'en affirmant qu'aucune situation particulière ne permettait de déroger aux dispositions de l'accord national relatives à la rémunération dès lors qu'une convention ou un accord d'entreprise ou d'établissement ne peut pas comporter des clauses moins favorables que les dispositions des conventions de branche ou des conventions professionnelles ou interprofessionnelles applicables dans l'entreprise ou l'établissement, et en refusant par conséquent de rechercher si le maintien de 45 emplois garanti par l'accord d'entreprise grâce à une réduction du temps de travail anticipée et plus importante que celle prévue par l'Accord national ne constituait pas une situation particulière permettant une dérogation audit Accord national, la cour d'appel a violé les articles L. 132-19 et suivants du Code du travail ;
5 / que l'Accord national du 6 novembre 1998 sur l'organisation, la réduction du temps de travail et sur l'emploi dans le BTP, après avoir indiqué en préambule que "la décision d'entrer dans le dispositif de l'article 3 de la loi du 13 juin 1998, qui comporte des aides financières (volet offensif et défensif), en contrepartie d'une réduction d'au moins 10 % de la durée du travail, implique une réflexion particulière et approfondie dans l'entreprise, qui ne peut être menée et conclue que dans le cadre d'un accord d'entreprise spécifique répondant aux conditions fixées par la loi du 13 juin 1998", prévoit en son titre V que "des accords d'entreprise ou d'établissement conclus avec des délégués syndicaux ou en application de l'article 3 de la loi du 13 juin 1998 peuvent prévoir des dispositions différentes de celles du présent accord spécifiques à leur situation particulière" ; qu'il autorisait donc les parties à un accord d'entreprise conclu en application de l'article 3 de la loi du 13 juin 1998 à déroger à ses prévisions afin de tenir compte de la situation particulière de l'entreprise ; qu'en affirmant que la "faculté de dérogation" prévue par l'Accord national n'aurait été prévue que "pour adapter les dispositions générales aux situations particulières", la cour d'appel a violé l'accord susvisé, ensemble l'article 1134 du Code civil ;
6 / que l'article 2-13 de l'accord d'entreprise du 21 juin 1999 stipule que : "Compte tenu des surcoûts engendrés par la réduction du temps de travail associée au maintien de la rémunération, une modération salariale d'une durée de deux ans à compter de la mise en vigueur du présent accord est convenue. Les augmentations générales sont suspendues pendant cette période. Cette suspension ne concerne pas les augmentations individuelles" ; qu'est donc prévue la suspension de l'ensemble des augmentations générales, sans restriction aucune ; qu'en affirmant, par motifs adoptés, que la clause de modération salariale prévue dans l'accord d'entreprise ne pouvait concerner "que les augmentations collectives consenties dans le cadre des articles L. 132-27 et suivants du Code du travail", autrement dit, de la négociation annuelle obligatoire, la cour d'appel a dénaturé l'accord susvisé et violé l'article 1134 du Code civil ;
Mais attendu, d'abord, qu'il résulte de l'article L. 132-23, alinéa 1er, du Code du travail, alors applicable, que si les accords d'entreprise ou d'établissements peuvent adapter les dispositions des conventions de branche ou des accords professionnels ou interprofessionnels applicables dans l'entreprise aux conditions particulières de celle-ci ou des établissements considérés, la convention ou les accords ne peuvent comporter que des dispositions nouvelles et des clauses plus favorables aux salariés ;
Attendu, ensuite, qu'aux termes de l'article 8 de l'accord de branche du 6 novembre 1998 : "Les entreprises garantissent aux salariés concernés par la modulation instituée par le présent Accord national un lissage de leur rémunération mensuelle sur toute la période de modulation, indépendante de l'horaire réellement accompli. La rémunération mensuelle lissée sur la base de l'horaire moyen de 35 heures ne peut être inférieure au salaire brut mensuel de base correspondant à un horaire hebdomadaire de 39 heures ou à l'horaire hebdomadaire inférieur effectivement pratiqué. (...) La rémunération des nouveaux embauchés ne peut être inférieure aux salaires minimaux conventionnels mensuels en vigueur à la date de l'embauche" ; que selon le titre V du même texte : "Des accords d'entreprise ou d'établissement conclus avec des délégués syndicaux ou en application de l'article 3 de la loi du 13 juin 1998 peuvent prévoir des dispositions différentes de celles du présent accord spécifiques à leur situation particulière" ;
Et attendu que la cour d'appel a exactement relevé, sans encourir les griefs du moyen, qu'en déterminant la rémunération brute lissée sur la base d'un horaire moyen hebdomadaire de travail de 35 ou 34 heures 39 minutes selon les établissements, l'accord d'entreprise ne procédait pas à une simple adaptation de l'accord national, qui avait fixé une base correspondant à un horaire hebdomadaire de 39 heures, mais y dérogeait ; qu'elle a pu décider que cette dérogation à la rémunération conventionnelle, non justifiée par un caractère plus favorable de l'accord d'entreprise pour les salariés, ni par une situation particulière dans l'entreprise considérée, n'était pas autorisée par l'accord de branche ;
que le moyen ne saurait être accueilli ;
Sur le second moyen :
Attendu qu'il n'y a pas lieu de statuer sur ce moyen qui ne serait pas de nature à permettre l'admission du pourvoi ;
PAR CES MOTIFS :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne la société Spie Batignolles aux dépens ;
Vu l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, la condamne à payer à la Fédération générale Force Ouvrière Bâtiment Travaux publics et à MM. X..., Y...
Z..., A..., B..., Da D... et C..., la somme totale de 2 500 euros ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de Cassation, Chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du quatorze septembre deux mille cinq.