AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, FINANCIERE ET ECONOMIQUE, a rendu l'arrêt suivant :
Statuant tant sur le pourvoi principal formé par La Poste que sur le pourvoi provoqué relevé par le Crédit agricole Indosuez ;
Attendu, selon l'arrêt attaqué (Paris, 9 mai 2000), que la société Bouygues a émis un chèque de 1 194 302 francs, tiré sur son compte à la Banque Indosuez, devenue le Crédit agricole Indosuez, à l'ordre de la société Solotrat, qui a été détourné, falsifié, puis remis à l'encaissement par La Poste au profit d'une société Batipeint ; qu'elle a également émis, sur le même compte, un chèque de 1 909,71 francs à l'ordre de la société Marbrerie de Vitry, qui, a été détourné et falsifié, dans ses mentions relatives à son montant et à son bénéficiaire ;
qu'ayant dû payer une seconde fois le montant de ces chèques à leurs véritables bénéficiaires, elle a assigné en responsabilité les banques présentatrice et tirée ;
Sur le moyen unique du pourvoi principal, pris en ses cinq premières branches :
Attendu que La Poste fait grief à l'arrêt de l'avoir déclarée, en sa qualité de teneur d'un compte bancaire sur lequel avait été déposé et encaissé un chèque falsifié et présentateur de ce chèque au paiement, responsable du préjudice subi par le tireur, alors, selon le moyen :
1 / qu'elle montrait que la falsification du nom du bénéficiaire du chèque n'était pas décelable pour un préposé normalement avisé du banquier présentateur, et qu'en particulier l'alignement des astérisques avec le haut des lettres n'était pas un indice de fraude, puisque notamment le chèque de remplacement émis par la société Bouygues au profit de la société Solotrat avait lui-même cette caractéristique ; qu'en ne s'expliquant pas sur ces points, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382 du Code civil ;
2 / que tant que le fonctionnement du compte n'est pas mis en péril, le banquier teneur n'est pas tenu de se préoccuper d'un versement, d'un retrait, d'une remise ou d'une émission de chèque de montant inhabituel, et qu'en statuant comme elle a fait, la cour d'appel a violé l'article 1382 du Code civil ;
3 / qu'en toute hypothèse, elle montrait qu'aucune anomalie ne justifiait une entorse au devoir de non-ingérence du banquier dans les affaires de son client, puisque la remise par la société Batipeint, entreprise de travaux de bâtiment, d'un chèque tiré par la société Bouygues était parfaitement normale, et que le montant du chèque pouvait correspondre à un chantier plus important qu'à l'ordinaire ; qu'en ne s'expliquant pas sur ces éléments, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1382 du Code civil ;
4 / qu'aucune des parties au procès n'opposait à La Poste, prise en sa qualité d'exploitant public et non plus d'établissement bancaire, un manquement à une hypothétique obligation de résultat d'acheminer le courrier non recommandé, et qu'en soulevant d'office ce moyen, sans le soumettre à débat contradictoire, la cour d'appel a violé l'article 16 du nouveau Code de procédure civile ;
5 / qu'en tout état de cause La Poste n'est pas tenue d'une obligation de résultat concernant l'acheminement du courrier non recommandé, et qu'en statuant comme elle a fait, la cour d'appel a violé les articles L. 7 du Code des postes et télécommunications et 1382 du Code civil ;
Mais attendu que l'arrêt constate que, sur le chèque Solotrat, la mention d'ordre falsifiée "SARL Batipeint" porte sur plusieurs lettres des traces très visibles d'effacement et retient que toutes ces anomalies sont apparentes et aisément décelables par un examen sommaire d'un employé normalement diligent ; qu'en l'état de ces constatations et appréciations, la cour d'appel, qui n'avait pas à s'expliquer sur les arguments avancés par La Poste qu'elle écartait, a légalement justifié sa décision, abstraction faite des motifs surabondants critiqués par les deuxième, quatrième et cinquième branches du moyen ; d'où il suit que le moyen n'est pas fondé en ses première et troisième branches et ne peut être accueilli pour le surplus ;
Et sur la sixième branche du même moyen ainsi que sur le moyen unique du pourvoi provoqué, réunis :
Attendu que La Poste et le Crédit agricole Indosuez font grief à l'arrêt de les avoir déclarés responsables du préjudice subi par le tireur et de les avoir condamnés à paiement, alors, selon le moyen :
1 / qu'en retenant que le fait pour la société Bouygues d'envoyer par courrier ordinaire un chèque de montant élevé n'était pas fautif, la cour d'appel a violé l'article 1382 du Code civil ;
2 / que la prudence impose, surtout lorsque le taux de l'obligation qu'il s'agit d'éteindre est élevé, au solvens qui, pour se libérer, adresse un chèque à l'accipiens, d'user de la voie du courrier recommandé ; qu'en décidant le contraire, ce qui l'a conduite à déclarer le Crédit agricole Indosuez entièrement responsable du préjudice que la société Bouygues a subi, la cour d'appel a violé l'article 1147 du Code civil ;
Mais attendu qu'en l'absence de circonstances de nature à lui imposer une vigilance particulière, le fait pour le tireur d'expédier par courrier simple un chèque n'est pas à lui seul constitutif d'une faute ;
qu'après avoir indiqué qu'aucun texte ni aucun usage ne fixent un seuil de montant au-delà duquel un chèque devrait être envoyé par lettre recommandée et relevé qu'entre commerçants l'usage est l'envoi par pli non recommandé, la cour d'appel, qui a ainsi fait ressortir l'absence de circonstances particulières, a pu exclure le caractère fautif de l'envoi, par courrier simple, par la société Bouygues d'un chèque dûment rempli quant au nom du bénéficiaire et quel qu'en soit le montant ; que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;
PAR CES MOTIFS :
REJETTE le pourvoi principal et le pourvoi provoqué ;
Condamne La Poste et le Crédit agricole Indosuez aux dépens ;
Vu l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, condamne La Poste et le Crédit agricole Indosuez à payer à la société Bouygues la somme globale de 1 800 euros ; rejette les demandes de La Poste et du Crédit agricole Indosuez ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de Cassation, Chambre commerciale, financière et économique, et prononcé par le président en son audience publique du dix décembre deux mille trois.