AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, PREMIERE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
Sur la requête formée par :
1 / M. Jean B...,
2 / Mme Denise F..., épouse B...,
demeurant ensemble ...,
en non homologation d'un avis de l'Ordre des avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de Cassation du 24 septembre 1998, rendu au profit de M. Frédéric Ancel, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de Cassation, dont le Cabinet est ...,
défendeur à la cassation ;
LA COUR, en l'audience publique du 25 janvier 2000, où étaient présents : M. Lemontey, président, M. Aubert, conseiller rapporteur, MM. Sargos, Bouscharain, Pluyette, conseillers, Mmes Z..., Verdun, conseillers référendaires, M. Gaunet, avocat général, Mme Aydalot, greffier de chambre ;
Sur le rapport de M. Aubert, conseiller, les observations de Me Odent, avocat de M. et Mme B..., de Me Jacoupy, avocat de M. X..., les conclusions de M. Gaunet, avocat général, et après en avoir délibéré conformément à la loi ;
Vu l'article 13, modifié, de l'ordonnance du 10 septembre 1817 ;
Vu l'avis émis le 24 septembre 1998 par le Conseil de l'ordre des avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de Cassation, au sujet d'une action en responsabilité civile formée par M. et Mme B... contre M. Ancel, avocat à la Cour de Cassation ;
Attendu que, en 1963, M. Jean B... a acquis, avec ses frères et sa mère, à l'aide d'un prêt, un ensemble de parcelles d'une superficie de 639 hectares ; que, suite à des difficultés financières, les consorts B... ont dû recourir à un nouvel emprunt qui a été consenti par un groupe d'investisseurs constitué par M. D..., notaire, le prêt étant alors subordonné au partage de la forêt en quatre lots dont l'un, attribué à Mme A..., devait être vendu pour rembourser les créanciers ; que la vente de ce lot n'ayant pas suffi à éteindre la créance du "groupe D...", un partage est intervenu, en vertu d'un acte du 27 août 1966, rédigé par M. D... et M. Y..., notaire ; que cet acte comportait une clause stipulant que "au moyen et par le seul fait des présentes, tous comptes quelconques relatifs aux biens présentement engagés se trouvent apurés et réglés entre les parties qui le reconnaissent, et déclarent n'avoir aucune réclamation quelconque à se faire entre elles à ce sujet" ; que l'un des copartageants, M. Paul B..., s'abritant derrière cette clause, a refusé d'acquitter sa part de la dette commune envers le "groupe D...", contraignant les autres à la payer pour éviter une saisie immobilière ; que ceux-ci ont été ensuite déboutés, sur le fondement de cette même clause, des demandes de remboursement qu'ils avaient formées contre Paul B... ; que, dans une autre instance, un arrêt de la cour d'appel de Bourges du 22 mars 1982, faisant état d'une mention portée au crayon par M. Y..., et non effacée par lui, sur un plan annexé à l'acte de partage du 27 août 1966, et décrivant un chemin comme commun aux
trois lots, a reconnu au profit des époux Paul B... un droit de passage sur une portion de chemin traversant la parcelle attribuée aux époux Jean B... ; que le pourvoi formé contre cet arrêt a été rejeté par un arrêt de la troisième chambre civile du 2 novembre 1983 ; que les époux Jean B... ont alors assigné les deux notaires en paiement de dommages-intérêts, en leur imputant à faute la clause de compte arrêté, réclamant en outre, contre M. Y..., une réparation du dommage résulté pour eux de la mention manuscrite apposée par cet officier public sur l'acte de partage ; que, par un arrêt du 18 janvier 1989, la cour d'appel de Bourges a retenu la responsabilité de M. Y... quant à la mention manuscrite et l'a condamné à payer aux époux B... une somme de 100 000 francs, outre celle de 5 000 francs au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, mais a débouté les époux de leurs autres demandes ; que M. Ancel, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de Cassation a alors été chargé par les époux de former un pourvoi contre cet arrêt ; que, par mémoire en défense du 29 août 1989, MM. D... et Y... ont défendu à ce pourvoi, un pourvoi incident étant relevé pour M. Y... contre le chef de l'arrêt, le condamnant au profit des époux B... ; que M. Y... était cependant décédé le 4 août précédent ; qu'aucun mémoire en défense n'a été déposé par M. Ancel en réponse à ce pourvoi incident ; que, par un arrêt du 13 novembre 1990, la première chambre civile a rejeté le pourvoi principal et, accueillant au contraire le pourvoi incident dont l'irrecevabilité n'avait pas été soulevée, a cassé l'arrêt de la cour d'appel de Bourges en ce qu'il avait condamné M. Y..., renvoyant la cause et les parties devant la cour d'appel de Limoges ; que l'arrêt de la Cour de Cassation a été signifié aux époux B... le 19 février 1991, et la cour de Limoges n'a pas été saisie dans le délai de quatre mois ; que l'assureur de l'étude de M. Y..., la compagnie Abeille Assurance, qui avait payé aux époux B... la condamnation initialement prononcée à leur profit, a alors sollicité le remboursement des sommes versées, avec intérêts ; que cette demande a été accueillie par un arrêt de la cour d'appel de Bourges du 10 mai 1995, passé en force de chose jugée ; que les époux ont alors assigné en réparation, devant le tribunal de grande instance de Bourges, à la fois l'avocat qu'ils avaient chargé de défendre leurs intérêts devant les juges du fond (Mme E...) et M. Ancel ; que, par jugement du 29 juin 1995, le Tribunal les a déboutés de leurs demandes contre le premier et s'est déclaré incompétent pour connaître de l'action engagée contre M. Ancel ; que les époux B... ont alors saisi le président de l'Ordre des avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de Cassation d'une action en responsabilité contre celui-ci ;
Attendu qu'ils font grief à M. Ancel, d'abord de ne pas avoir défendu au pourvoi incident et, s'il estimait toute défense illusoire, de ne pas les en avoir informé, ensuite, de ne pas avoir fait valoir l'irrecevabilité du pourvoi incident du fait du décès de M. Y..., dont M. Ancel avait eu connaissance à la fin du mois de novembre 1989, la Cour de Cassation ne s'étant prononcée que le 13 novembre 1990, et une reprise de l'instance par les héritiers apparaissant très improbable; et enfin, de ne pas avoir attiré leur attention sur le fait que c'était à eux qu'il appartenait de saisir la cour de renvoi ;
Attendu que, par délibération du 24 septembre 1998, le Conseil de l'Ordre a émis l'avis que la responsabilité de M. Ancel n'est pas engagée, faute de préjudice indemnisable ;
Sur les préjudices prétendus :
Attendu, d'abord, que, compte-tenu de l'absence de lien causal, relevée expressément par l'arrêt rendu le 13 novembre 1990 par la Cour de Cassation, sur le fondement de la motivation d'un précédent arrêt de cette même juridiction, entre la faute commise par le notaire Y... -qui avait laissé subsister sur un plan annexé à l'acte de partage la mention erronée d'un droit des consorts Paul B... sur l'immeuble attribué aux époux Jean C... et le dommage de ceux-ci, dès lors que le droit de passage effectivement reconnu à ceux-là était la conséquence du fait que l'usage du chemin était nécessaire à l'exploitation de leur fonds, les chances d'obtenir un rejet du pourvoi incident étaient nulles ;
que, de ce fait même, l'absence d'information quant à la nécessité où se trouvaient les époux B... de saisir la juridiction de renvoi n'a pu causer à ceux-ci aucun dommage, tout au contraire ; qu'ensuite, les dépenses afférentes à l'instance poursuivie à l'égard de l'assureur sont sans lien avec les actes ou omissions de M. Ancel, et relèvent du seul fait des époux B... ; qu'enfin, il apparaît que l'efficacité potentielle du moyen de procédure tiré du décès du notaire Y..., qui suppose une abstention des héritiers de ce dernier dans un contexte différent, apparaît par trop hypothétique pour pouvoir fonder l'existence d'une chance réelle et sérieuse, pour les époux B..., de continuer à bénéficier de la condamnation que les juges d'appel avaient prononcée contre ce notaire ;
qu'il résulte de là que, comme il a été relevé par le Conseil de l'ordre dans son avis du 24 septembre 1998, M. et Mme B..., qui, en outre, se bornent à alléguer un préjudice moral qu'ils ne caractérisent en aucun élément, ne font la preuve d'aucun préjudice actuel direct et certain ; que, dans ces conditions, la responsabilité de M. Ancel ne peut être retenue ;
qu'il n'y a donc pas lieu de statuer sur les fautes reprochées à M. Ancel ;
PAR CES MOTIFS :
Déboute M. et Mme B... de leurs diverses demandes ;
Condamne M. et Mme B... aux dépens ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de Cassation, Première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-neuf février deux mille.