AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, en son audience publique tenue au Palais de Justice à PARIS, le vingt-quatre juin mil neuf cent quatre-vingt-dix-sept, a rendu l'arrêt suivant :
Sur le rapport de M. le conseiller GUERDER, les observations de la société civile professionnelle MASSE-DESSEN, GEORGES et THOUVENIN et de la société civile professionnelle LYON-CAEN, FABIANI et THIRIEZ, avocats en la Cour, et les conclusions de M. l'avocat général de GOUTTES ;
Statuant sur le pourvoi formé par :
- M. H., partie civile, contre l'arrêt de la cour d'appel de PARIS, 11ème chambre, en date du 7 décembre 1994, qui, dans la procédure suivie contre Jacques L., Emmanuel de R., et la société Le MONDE, pour diffamation publique envers un fonctionnaire public, a relaxé les prévenus et débouté la partie civile ;
Vu l'article 21 de la loi du 3 août 1995 portant amnistie ;
Vu les mémoires produits en demande, en défense et en réplique ;
Sur le moyen unique de cassation pris de la violation des articles 29, alinéa 1 et 31, de la loi du 29 juillet 1881, 593 du Code de procédure pénale, défaut de motifs et manque de base légale ;
"en ce que l'arrêt infirmatif attaqué a déclaré Emmanuel de R. et Jacques L. non coupables des faits de diffamation publique envers un fonctionnaire public poursuivis et, de ce chef, a débouté H. M., le demandeur, de ses demandes ;
"aux motifs, qu'il résulte de l'article incriminé intitulé "Monsieur le Conservateur est revenu" publié dans le Journal Le Monde, sous la signature de Emmanuel de R., que celui-ci traite du rôle et de la personnalité du Conservateur du Musée des Arts d'Afrique et d'Océanie (MAAO) et plus particulièrement du comportement de H. M. dans l'exercice de cette fonction; qu'il est présenté, dans l'exercice de ses fonctions, comme ayant maintenu le musée dans un état de léthargie, comme ayant résisté à toute rénovation en entretenant des rapports exécrables avec ceux qui souhaitaient donner à la gestion de ce musée une impulsion nouvelle, comme ayant bénéficié d'une promotion causée par la seule volonté de le remplacer à son poste et comme s'y étant néanmoins incrusté en dénonçant un complot politique et en se cramponnant tant à sa fonction qu'à son appartement; que le journaliste allègue donc, non seulement une incompétence et une inertie, mais aussi une résistance à tout effort de promotion muséologique, résistance caractérisée par l'entretien de mauvaises relations de travail, un vif attachement aux avantages matériels de la fonction, et plus généralement un comportement préjudiciable à l'institution car non conforme à la mission d'un directeur de musée; qu'il s'agit de l'imputation de faits précis portant atteinte à l'honneur et à la considération du fonctionnaire dont il s'agit ; que les pièces produites au titre de l'offre de preuve et les témoignages recueillis n'établissent pas de façon complète la vérité des imputations diffamatoires; que par arrêté en date du 26 novembre 1992, le Ministère de l'Education Nationale et de la Culture a déchargé H. M. de
ses fonctions de Directeur du MAAO et l'a affecté à la Direction des Musées de France; que par jugement du 14 juin 1993, le tribunal administratif de Paris a annulé cet arrêté; qu'il s'en est suivi une polémique et des contestations comme en attestent divers tracts et documents syndicaux versés aux débats; que l'article incriminé s'inscrit dans le contexte de cette actualité; que l'information du public sur l'existence d'une situation conflictuelle relative à la direction d'un musée et donc susceptible de retentissements sur la politique culturelle et sur l'avenir de l'établissement constituait un but légitime ;
que la partie civile invoque l'absence d'enquête sérieuse et contradictoire, fait état de nombreux témoignages qui lui sont favorables et dénonce la partialité du journaliste; qu'Emmanuel de R., rédacteur de nombreux articles sur l'art africain publiés dans le journal "Le Monde", se présente comme un journaliste averti et attentif à ce domaine; que son article résultait d'informations fiables et diversifiées, parmi lesquelles le rapport de M. Gilman, Inspecteur général de l'Administration (avril 1991), intitulé "Quelques propositions pour le Musée National des Arts d'Afrique et d'Océanie", le rapport PATTYN-VIEVILLE (janvier 1992), un jugement du Tribunal de grande instance de Paris en date du 9 juillet 1986 relatif à la disparition de meubles faisant partie des collections du musée, meubles remis à un membre de l'Association ADEIO en vue de leur restauration, divers courriers adressés par des responsables de section du musée à la Direction des Musées de France, des tracts syndicaux, une lettre de démission de M. Bedaux, membre du conseil scientifique et un document émanant du Minist re de l'Education Nationale et de la Culture, intitulé "relevé des conclusions de la réunion du 30 novembre 1992 relative au musée des Arts d'Afrique et d'Océanie", ainsi que des mesures nominatives concernant H. M.; que ces éléments d'information antérieurs à la publication de l'article de presse incriminé étaient de nature à permettre l'évocation des divers aspects du sujet traité par le journaliste; que l'enquête apparaît sérieuse et suffisante;
que si le journaliste a négligé de faire état des nuances contenues notamment dans le rapport PATTYN-VIEVILLE en ce qui concerne les causes du malaise, il n'a pas pour autant trahi l'esprit, ni dénaturé la teneur de ce rapport; qu'au demeurant, le Conservateur n'est pas seul visé comme responsable de la situation, la négligence et le désintérêt de la Direction des Musées de France étant également dénoncés; que le défaut d'objectivité ne peut être déduit de l'existence d'appréciations divergentes, voire contraires en ce qui concerne l'action d'H. M., telles qu'elles ressortent des témoignages recueillis par les premiers juges et des pi ces versées aux débats; que le journaliste ne dissimule pas au lecteur que les jugements négatifs portés sur la gestion d'H. M. le sont principalement en raison de son comportement face à la réforme souhaitée par le Cabinet du Ministre; qu'un entretien du journaliste avec H. M., préalablement à la rédaction de l'article, eût sans doute été opportun ; qu'il ne s'imposait cependant pas dès lors que l'article avait pour sujet principal la place du Musée des Arts d'Afrique et d'Océanie parmi les institutions culturelles et non pas la situation personnelle d'H. M. comme en attestent le début et la fin de l'article et la mention selon laquelle "cette épineuse affaire", à savoir la "bataille pour la direction du musée" " ... bloque durablement la renaissance du musée de la Porte Dorée"; que le journaliste n'a pas employé de propos outranciers; que la formulation de ses critiques n'excède pas la mesure; que l'animosité personnelle ne saurait être déduite de la qualification d' "exécrables", s'agissant des rapports entretenus par H. M. avec ses collaborateurs, ni de l'illustration de sa réaction à son changement d'affectation par l'expression "H. M. crie au complot politique, se cramponne à sa fonction et à son appartement" ;
que le fait de crier "au complot politique" ou de "se cramponner" ne font qu'illustrer en termes imagés le mécontentement qu'il manifestait ;
que si l'article fait état d'une "querelle de personnes" et de la "sévère bataille pour la direction du musée", il traitait essentiellement de l'enjeu, à savoir la place et l'avenir du Musée des Arts d'Afrique et d'Océanie et que cette question se posait avec d'autant plus d'acuité qu'elle intervenait en pleine actualité d'un conflit concernant la direction même de cet établissement; qu'il était nécessaire d'exposer ce conflit pour comprendre l'enjeu; que l'animosité personnelle n'est pas davantage caractérisée par la présentation inexacte de la promotion d'H. M. comme consécutive aux conclusions du rapport PATTYN-VIEVILLE qui lui est en réalité postérieur; qu'il n'apparaît pas, dans le contexte de l'article, que le journaliste, dont les options personnelles transparaissent, mais n'ont pas à être appréciées dans le cadre d'une poursuite pour diffamation, ait excédé le droit de critique en imputant sévèrement à H. M. la responsabilité d'une situation qu'il déplore; que cette critique, aussi vive et mordante soit-elle, ne présente pas le caractère d'une animosité personnelle ;
qu'il convient, en conséquence, de retenir le bénéfice de la bonne foi, de renvoyer les prévenus des fins de la poursuite et de débouter la partie civile de ses demandes ;
"alors que, d'une part, s'il est légitime d'informer le public sur l'existence d'une situation conflictuelle relative à la direction d'un musée et donc susceptible de retentissements sur la politique culturelle et sur l'avenir de l'établissement, le but ainsi poursuivi ne dispense pas le journaliste des devoirs de prudence, de circonspection, d'objectivité et de sincérité dans l'expression de la pensée; qu'en l'espèce, il résulte tant des constatations de l'arrêt attaqué que de l'article incriminé lui-même que si le rapport PATTYN-VIEVILLE sur lequel se fondait le journaliste contenait des nuances, il avait négligé d'en faire état; que s'il existait quant à l'action d'H. M. des appréciations divergentes, voire contraires, ainsi qu'il résulte des témoignages recueillis par les premiers juges et les pièces versées aux débats, il n'en avait pas davantage été fait état; que le journaliste ne s'était pas même entretenu avec H. M. préalablement à la rédaction de l'article bien qu'il le mette personnellement en cause; qu'il avait présenté inexactement la promotion d'H. M. comme consécutive aux conclusions du rapport PATTYN-VIEVILLE qui lui était, en réalité, postérieur et que ses options personnelles transparaissaient au travers de l'article; qu'ainsi, contrairement aux affirmations de l'arrêt infirmatif attaqué, il se déduit de ces constatations tant le manque de sérieux de l'enquête (imputation d'un fait inexact) que l'absence d'objectivité, de prudence, de circonspection et de sincérité dans l'expression de la pensée du journaliste; que faute d'avoir tiré cette conséquence nécessaire de ses constatations, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa
décision ;
"alors que, d'autre part, le droit de libre critique cesse devant les attaques personnelles et que l'outrance inutilement blessante de propos diffamatoires est exclusive de la bonne foi; qu'en l'espèce, il résulte des constatations de l'arrêt infirmatif attaqué que l'article incriminé traite du rôle de la personnalité du conservateur, allègue non seulement une incompétence et une inertie mais aussi une résistance à tout effort de promotion muséologique, résistance caractérisée par l'entretien de mauvaises relations de travail ("exécrables"), un vif attachement aux avantages matériels de la fonction et, plus généralement, un comportement préjudiciable à l'institution; que le terme utilisé loin de constituer l'illustration en termes imagés du mécontentement d'H. M. constituait une attaque personnelle allant au-delà de la seule critique de son action au sein du musée dont il était Conservateur; que, de ce chef encore, la cour d'appel n'a pas tiré de ses propres constatations les consé- quences qui en résultaient nécessairement ;
Attendu que, pour relaxer les prévenus et débouter la partie civile, les juges, après avoir relevé le caractère diffamatoire des propos incriminés, ont admis l'exception de bonne foi invoquée en défense; que, selon l'arrêt, il était légitime d'informer le public de la situation conflictuelle créée, au sein du Musée des arts d'Afrique et d'Océanie, par l'annulation d'un arrêté nommant à d'autres fonctions son directeur, et le retour de celui-ci à la tête de l'établissement ;
qu'analysant les témoignages et les éléments de preuve versés aux débats, les juges en déduisent que le journaliste a procédé à une enquête sérieuse et suffisante, malgré l'absence d'un entretien préalable avec H. M., lequel ne s'imposait pas dès lors que l'article avait pour objet principal la place du musée parmi les institutions culturelles et non pas la situation personnelle du conservateur ; que les juges ajoutent que le journaliste n'a pas employé de propos outranciers, que la formulation de ses critiques n'excède pas la mesure, et que son animosité personnelle ne saurait être déduite ni des termes employés, ni de la présentation inexacte de la promotion du conservateur comme une conséquence d'un rapport d'inspection auquel elle était en réalité antérieure ;
Attendu qu'en l'état de ces énonciations, déduites d'une appréciation souveraine de la teneur des éléments de preuve produits par les prévenus et contradictoirement débattus, la cour d'appel, par des motifs répondant aux chefs péremptoires des conclusions dont elle était saisie, a caractérisé sans insuffisance ni contradiction les circonstances particulières sur lesquelles elle s'est fondée et qui justifient par leur réunion l'admission légale de l'exception de bonne foi ;
D'où il suit que le moyen ne peut être accueilli ;
Et attendu que l'arrêt est régulier en la forme ;
REJETTE le pourvoi ;
Ainsi jugé et prononcé par la Cour de Cassation, chambre criminelle, en son audience publique, les jour, mois et an que dessus ;
Etaient présents aux débats et au délibéré : M. Le Gunehec, président, M. Guerder conseiller rapporteur, MM. Milleville, Pinsseau, Joly, Mme Garnier conseillers de la chambre, M. Desportes, Mme Karsenty conseillers référendaires ;
Avocat général : de Gouttes ;
Greffier de chambre : Mme Krawiec ;
En foi de quoi le présent arrêt a été signé par le président, le rapporteur et le greffier de chambre ;