AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, en son audience publique tenue au Palais de Justice à PARIS, le vingt-sept juin mil neuf cent quatre-vingt-quinze, a rendu l'arrêt suivant :
Sur le rapport de M. le conseiller GUERDER, les observations de la société civile professionnelle de CHAISEMARTIN et COURJON, et de la société civile professionnelle PIWNICA et MOLINIE, avocats en la Cour, et les conclusions de M. l'avocat général PERFETTI ;
Statuant sur le pourvoi formé par :
- D. Pierre, contre l'arrêt de la cour d'appel d'AIX-EN-PROVENCE, 7ème chambre, en date du 6 septembre 1993, qui, dans la procédure suivie contre Hervé B. et Henri S. du chef de diffamation publique envers un citoyen chargé d'un mandat public et complicité, a annulé le jugement, évoqué, renvoyé les prévenus des fins de la poursuite et débouté la partie civile ;
Vu les mémoires produits en demande et en défense ;
Sur le moyen unique de cassation, pris de la violation des articles 31 de la loi du 29 juillet 1881, 591 et 593 du Code de procédure pénale ;
"en ce que l'arrêt infirmatif attaqué a relaxé les prévenus du délit de diffamation publique ;
"aux motifs que l'émission en cause avait pour objet le problème des permis de construire et des constructions sans permis ou non conformes ;
que, dans ce cadre, le présentateur Henri S. évoque la construction sur une colline de Vallauris, abritant un ancien fort militaire, d'un important complexe immobilier dont les travaux non conformes ont dû être interrompus par l'intermédiaire de la force publique ;
que, s'interrogeant sur les conditions dans lesquelles la partie civile, Pierre D., maire de Vallauris, avait pu délivrer le permis de construire puis ordonner la suspension des travaux, le journaliste a fait diffuser l'enregistrement de la conversation reproduite ci-dessus entre l'auteur du reportage et un homme présenté par Henri S. comme étant l'ancien avocat de M. Cros, ce dernier bénéficiaire du permis de construire ;
que l'imputation d'avoir délivré un permis de construire sachant qu'il ne serait pas respecté, et de n'être intervenu pour faire interrompre les travaux que par suite du non versement d'une somme de 900 000 francs à titre de "pot de vin", porte incontestablement atteinte à l'honneur et à la considération de la partie civile, laquelle est indiscutablement visée à raison de ses fonctions de maire ;
que les prévenus ne contestent d'ailleurs pas le caractère diffamatoire ;
que les imputations diffamatoires sont réputées faites de mauvaise foi ;
que les prévenus, pour bénéficier de la bonne foi dont la preuve leur incombe, doivent établir la légitimité du but poursuivi, l'absence d'animosité personnelle, la prudence et la mesure dans l'expression ainsi que le sérieux et l'objectivité de l'enquête ;
que le sujet choisi a été traité par le journaliste avec un sérieux et une objectivité incontestables, chacune des parties présentes ayant eu la possibilité d'exprimer posément son point de vue et d'éclairer le téléspectateur par des considérations de droit et de fait ;
qu'étaient notamment présents sur le plateau, M. Quiles, alors ministre de l'Equipement, une avocate, le maire de Saint-Raphaël dont un permis de construire a été annulé, ce qui sera évoqué après l'affaire de Vallauris, Mme Gomez, ancien président-directeur général de Waterman et les opposants à différentes constructions, dont celle de Vallauris ;
qu'à aucun moment, Henri S. n'a fait preuve de la moindre animosité personnelle à l égard de quiconque, notamment à l'encontre de la partie civile ; qu'aux dires d'Henri S., ce qui n'est pas démenti, Pierre D., ce qui est certes son droit, s'il a accepté une interview avant l'émission, a refusé d'y participer, ce dont le public a été informé ;
que l'affaire de Vallauris a été examinée au début de l'émission, que le journaliste a commencé par rappeler le contexte de l'affaire puis a diffusé les propos du maire selon lesquels c'était la direction départementale de l'Equipement, dont finalement dépendrait selon lui l'attribution d'un permis, qui avait émis un avis favorable au projet ;
qu'un représentant de l'Equipement et le ministre sur le plateau ont rappelé que, conformément à la législation en vigueur et depuis la décentralisation, le maire, seul compétent pour la délivrance du permis de construire, n'était nullement lié par l'avis de la direction de l'Equipement ;
qu'en l'espèce, un représentant de l'Administration a indiqué que l'avis avait été défavorable, l'architecte des Bâtiments de France ayant estimé le projet "extravagant" ;
que, compte tenu de la position du maire, cherchant apparemment de façon erronée à rejeter la responsabilité de l'affaire sur l'Administration, le journaliste pouvait légitimement rechercher dans un souci d'information des téléspectateurs les raisons qui avait pu conduire celui-ci non seulement à accorder le permis de construire, mais encore à n'ordonner l'arrêt des travaux manifestement non conformes au permis qu'après une virulente campagne de presse et l'intervention du préfet ;
que c'est dans ces conditions, et après une longue discussion, qu'Henri S. a fait diffuser le témoignage incriminé qui, a priori, n'avait rien d'invraisemblable eu égard à la qualité du témoin et à la nature des agissements énoncés ;
que rien ne permet de suspecter les conditions d'enregistrement et la diffusion dudit témoignage ;
que celui-ci a été diffusé avec la prudence nécessaire, le journaliste ayant pris la précaution d'indiquer qu'il comportait de graves accusations n'engageant que son auteur, montrant par là -même qu'il n'était pas nécessairement probant ;
que la possibilité a été laissée à Pierre D., à qui le numéro de téléphone à composer avait été donné, d'intervenir à tout moment sur l'antenne ;
que celui-ci a donc été mis en mesure, s'il l'estimait utile, d'exprimer son point de vue sur les accusations portées contre lui ; qu'il convient enfin de souligner que ce témoignage n'a nullement été le centre du débat ;
que les prévenus, compte tenu de ce qui précède, rapportent suffisamment la preuve de la bonne foi ;
"alors, d'une part, que la volonté de renseigner le public et l'absence d'animosité personnelle ne suffisent pas, en elles-mêmes, à renverser la présomption de mauvaise foi ;
qu'en se fondant, pour juger établie la bonne foi des prévenus, sur l'absence d'animosité personnelle du présentateur et son souci d'information des téléspectateurs, sans caractériser la vérification par ses soins, préalablement à la diffusion, de l'exactitude des imputations diffamatoires contenues dans le "témoignage" diffusé, la cour d'appel a entaché son arrêt d'un défaut de base légale au regard des textes susvisés ;
"alors, d'autre part, qu'en énonçant, pour considérer, contrairement au tribunal, que le procédé utilisé (diffusion de l'enregistrement d'une conversation téléphonique anonyme) n'était pas critiquable car rien ne permettait de suspecter les conditions d'enregistrement et la diffusion dudit "témoignage", la Cour a renversé la charge de la preuve incombant aux prévenus ;
"alors, enfin, que la diffusion de l'enregistrement d'une conversation téléphonique anonyme impliquait nécessairement un manquement de journaliste à son devoir d'objectivité et de sincérité, ce procédé n'offrant aucune garantie quant à la véracité des propos tenus ;
qu'en jugeant néanmoins, contrairement au tribunal, que, nonobstant ce procédé, la bonne foi pouvait être admise, la Cour n'a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations" ;
Attendu qu'il appert de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure que Pierre D., en qualité de maire de Vallauris, a été mis en cause, dans l'émission de télévision "Sauve qui veut" diffusée le 2 octobre 1991 par la société de télévision Antenne 2 ;
qu'il a fait citer devant le tribunal correctionnel de Grasse Hervé B., président de ladite société, et Henri S., journaliste présentateur de l'émission, du chef de diffamation publique envers un citoyen chargé d'un mandat public, en visant l'article 31 de la loi du 29 juillet 1881 ;
Attendu que la citation a incriminé la diffusion, en cours d'émission, d'une conversation téléphonique enregistrée entre une journaliste et un correspondant anonyme, présenté comme l'ancien avocat du bénéficiaire d'un permis de construire controversé à Vallauris ;
que, pour retenir le caractère diffamatoire envers le plaignant des propos incriminés, l'arrêt énonce que l'imputation d'avoir délivré un permis de construire en sachant qu'il ne serait pas respecté, et d'avoir fait interrompre les travaux en raison du non-versement d'une somme de 900 000 francs à titre de "pot de vin", portait incontestablement atteinte à l'honneur et à la considération de Pierre D., visé à raison de sa qualité et de ses fonctions de maire ;
Attendu que, pour accorder aux prévenus le bénéfice de la bonne foi, la cour d'appel se prononce par les motifs reproduits au moyen ;
Attendu que, par ces énonciations, qui caractérisent en l'espèce les circonstances particulières de nature à établir la bonne foi du journaliste, la cour d'appel a justifié sa décision sans encourir les griefs allégués ;
D'où il suit que le moyen ne peut être accueilli ;
Et attendu que l'arrêt est régulier en la forme ;
REJETTE le pourvoi ;
Ainsi jugé et prononcé par la Cour de Cassa- tion, chambre criminelle, en son audience publique, les jour, mois et an que dessus ;
Où étaient présents : M. Le Gunehec président, M. Guerder conseiller rapporteur, MM. Milleville, Pinsseau, Joly, Pibouleau conseillers de la chambre, Mmes Batut, Fossaert-Sabatier conseillers référendaires, M. Perfetti avocat général, Mme Nicolas greffier de chambre ;
En foi de quoi le présent arrêt a été signé par le président, le rapporteur et le greffier de chambre ;
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