AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, PREMIERE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
Sur le pourvoi formé par :
1 ) la société civile immobilière (SCI) Les Salines, dont le siège social est ...,
2 ) M. Georges A..., demeurant ..., en cassation d'un arrêt rendu le 14 avril 1992 par la cour d'appel de Bastia (Chambre civile), au profit :
1 ) de M. André, Dominique C..., demeurant Hameau de Marchesaccia à Mezzavia (Haute-Corse),
2 ) de la Compagnie Mutuelle générale française accidents (MGFA), aux droits de laquelle vient la Mutuelle du Mans assurances IARD, dont le siège est rue de Chanzy au Mans (Sarthe),
3 ) de la Caisse régionale de garantie des notaires, dont le siège est ... (Haute-Corse), défendeur à la cassation ;
Les demandeurs invoquent, à l'appui de leur pourvoi, le moyen unique de cassation annexé au présent arrêt ;
LA COUR, en l'audience publique du 22 mars 1995, où étaient présents :
M. de Bouillane de Lacoste, président et rapporteur, MM. Z..., H..., F...
D..., Y..., M. I..., Mme E..., M. Aubert, conseillers, M. B..., Mme Catry, conseillers référendaires, M. Lesec, avocat général, Mme Collet, greffier de chambre ;
Sur le rapport de M. le président de X... de Lacoste, les observations de la SCP Lyon-Caen, Fabiani et Thiriez, avocat de la SCI Les Salines et de M. A..., de la SCP Boré et Xavier, avocat de la compagnie Mutuelle du Mans assurances IARD, les conclusions de M. Lesec, avocat général, et après en avoir délibéré conformément à la loi ;
Met hors de cause, sur sa demande, la Caisse régionale de garantie des notaires de Bastia, contre laquelle le moyen du pourvoi n'est pas dirigé ;
Attendu que, par acte du 28 mai 1964 reçu par Barthélémy C..., notaire, M. A... a prêté aux consorts G... une somme de 500 000 francs au taux de 10 % l'an, avec indexation du capital, clause pénale et capitalisation des intérêts ;
qu'en garantie du remboursement, les consorts G... ont consenti dans le même acte une hypothèque sur divers biens immobiliers formant des lots de copropriété de l'ensemble Résidence Méditerranée, en cours de construction ;
que le notaire a omis d'inscrire l'hypothèque ;
que le prêt n'a pas été remboursé et qu'après le décès de l'officier public, M. A... a demandé le remboursement aux héritiers C..., qui ont appelé la Mutuelle générale française accidents en garantie ;
que la SCI Les Salines, cessionnaire de la créance de M. A..., est intervenue à l'instance pour demander la condamnation des héritiers C... et de l'assureur au paiement de la créance ;
qu'un arrêt du 5 décembre 1978 a débouté "en l'état" M. A... et la SCI Les Salines au motif que les créanciers devaient d'abord poursuivre les débiteurs principaux ;
qu'en application de cet arrêt, la SCI a exercé des poursuites de saisie immobilière qui lui ont procuré une somme de 261 500 francs ;
qu'elle a ensuite assigné André C..., en qualité d'héritier du notaire, en paiement des sommes dues en vertu du contrat, sous déduction de celle ci-dessus ;
que l'arrêt attaqué a évalué le préjudice subi par la SCI Les Salines du fait de la faute professionnelle du notaire à 1 151 718 francs et a condamné in solidum André C... et la Mutuelle du Mans, venant aux droits de la MGFA, à lui payer cette somme assortie des intérêts au taux légal à compter du 16 avril 1986, date de l'assignation ;
Sur le moyen unique, pris en sa deuxième branche :
Attendu que la SCI Les Salines fait grief à l'arrêt infirmatif attaqué d'avoir condamné M. C... et la MGFA à lui payer la somme seulement de 1 151 718 francs en réparation du préjudice que lui a causé la faute professionnelle retenue à l'encontre du notaire C... décédé, alors, selon le moyen, que tout en constatant que la SCI Les Salines avait fait tout ce qui était possible pour recouvrer les sommes empruntées, qu'elle a dû faire de multiples, longues et coûteuses démarches dont elle aurait été dispensée par l'hypothèque, ce dont il résultait que ces démarches et le retard à percevoir les sommes empruntées constituaient des conséquences directes et certaines de la faute du notaire, la cour d'appel, qui a refusé de prendre en considération ces chefs de préjudice, a violé l'article 1382 du Code civil ;
Mais attendu qu'il ne résulte pas des conclusions de la SCI Les Salines que la cour d'appel ait été saisie d'une demande d'indemnisation de ces chefs de préjudice ;
d'où il suit que le moyen est irrecevable ;
Sur les troisième et quatrième branches :
Attendu qu'il est encore fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir statué comme il a fait, alors, selon le moyen, d'une part, que ni André C..., ni la MGFA n'ont soutenu dans leurs écritures que la valeur des biens hypothéqués était inférieure au montant du prêt ;
que ce point n'a pas davantage été soutenu par la SCI Les Salines ;
qu'en relevant d'office le moyen, mélangé de fait et de droit, tiré d'une insuffisance du gage hypothécaire, sans inviter les parties à présenter leurs observations, la cour d'appel a violé l'article 16 du nouveau Code de procédure civile ;
alors, d'autre part, que le propre de la responsabilité est de rétablir aussi exactement que possible l'équilibre détruit par le dommage et de replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée si l'acte dommageable n'avait pas eu lieu ;
qu'en retenant que le préjudice subi par la SCI Les Salines, causé par la faute du notaire, correspond à la différence entre la valeur, en 1986, des biens qui auraient dû être le gage du créancier et la valeur, à la même date, des biens réellement saisis, sans constater, ni a fortiori justifier, qu'à la date du prêt, la valeur des biens hypothéqués était inférieure au montant du prêt, la cour d'appel a privé de base légale sa décision au regard de l'article 1382 du Code civil ;
Mais attendu que, dans l'exercice de son pouvoir souverain d'appréciation de l'étendue du préjudice allégué, la cour d'appel, sans relever d'office aucun moyen, a estimé que le dommage résultant de l'omission, par le notaire, d'inscrire l'hypothèque sur les biens offerts en gage consistait dans la différence entre la valeur de réalisation de certains de ces biens, considérée comme incontestable par la SCI Les Salines elle-même, et la somme qu'aurait produite la vente de l'ensemble des biens offerts en garantie ;
qu'elle a ainsi légalement justifié sa décision et que le moyen, en ses troisième et quatrième branches, ne peut être accueilli ;
Mais sur la première branche :
Vu l'article 1382 du Code civil ;
Attendu que, si le droit à réparation du préjudice subi existe dès que le dommage a été causé, l'évaluation de ce dommage doit être faite par le juge au moment où il statue ;
Attendu que, pour fixer à la somme de 1 151 718 francs l'indemnité propre à réparer le préjudice de la SCI Les Salines, l'arrêt calcule la différence entre la valeur de réalisation en 1986, date de l'assignation, de certains des biens sur lesquels l'hypothèque aurait dû être inscrite, et la valeur, à la même date, de l'ensemble des biens offerts en gage ;
Attendu qu'en se plaçant ainsi à la date de la demande en justice, et non à celle où elle statuait, pour évaluer le dommage, la cour d'appel a violé le texte susvisé ;
PAR CES MOTIFS :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il a évalué à 1 151 718 francs en capital le préjudice subi par la SCI Les Salines et a condamné M. C... ès qualités, in solidum avec la Mutuelle du Mans, à lui payer cette somme, l'arrêt rendu le 14 avril 1992, entre les parties, par la cour d'appel de Bastia ;
remet, en conséquence, quant à ce, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel d'Aix-en-Provence ;
Condamne M. C... et la compagnie Mutuelle du Mans assurances IARD, envers la SCI Les Salines et M. A..., aux dépens et aux frais d'exécution du présent arrêt ;
Ordonne qu'à la diligence de M. le procureur général près la Cour de Cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit sur les registres de la cour d'appel de Bastia, en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement annulé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de Cassation, Première chambre civile, et prononcé par M. le président en son audience publique du seize mai mil neuf cent quatre-vingt-quinze.