AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, en son audience publique tenue au Palais de Justice à PARIS, le quinze juin mil neuf cent quatre vingt treize, a rendu l'arrêt suivant :
Sur le rapport de M. le conseiller GUERDER, les observations de la société civile professionnelle Hubert et Bruno et LE GRIEL, avocat en la Cour, et les conclusions de M. l'avocat général MONESTIE ;
Statuant sur les pourvois formés par :
- X... Rémi,
- Y... Vincent, contre l'arrêt de la cour d'appel de CAEN, chambre correctionnelle, du 10 avril 1992, qui les a condamnés pour contestation de crimes contre l'humanité, le premier à 15 jours d'emprisonnement avec sursis, le second à 2 mois d'emprisonnement avec sursis, a ordonné la publication de la décision et a prononcé sur les réparations civiles ; Joignant les pourvois en raison de la connexité ;
Vu le mémoire produit commun aux demandeurs ;
Sur le premier moyen de cassation, pris de la violation des articles 1, 2 du décret du Gouvernement provisoire de la Défense nationale du 5 novembre 1870, 4 du Code pénal, 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 et 593 du Code de procédure pénale, défaut de motifs et manque de base légale ;
"en ce que l'arrêt attaqué a déclaré Y... et X... coupables du délit de contestation de crimes contre l'humanité ;
1) aux motifs, que l'"exception" tirée de ce que le jugement de Nuremberg n'a pas été publié au Journal officiel "serait irrecevable... pour avoir été présentée, pour la première fois en cause d'appel, alors que les co-prévenus ont comparu en première instance, ce contrairement à ce qu'exigé (sic) par l'article 385 alinéa 1 du Code de procédure pénale" ;
"alors qu'il résulte de ce texte que seules les exceptions, tirées de la nullité soit de la citation soit de la procédure antérieure, doivent, à peine de forculsion, être présentées avant toute défense au fond, qu'en toute hypothèse, le moyen selon lequel l'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 ne serait pas applicable en l'espèce, faute pour le jugement du tribunal militaire international de Nuremberg, sur lequel se fonde la poursuite, d'avoir été régulièrement publié au Journal officiel, constitue un moyen de fond présentant, au surplus, un caractère d'ordre public et que, comme tel, ce moyen était parfaitement recevable pour la première fois en appel ;
2) aux motifs, qu'il suffit, pour que puisse s'appliquer l'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881, que "soient avérées" des condamnations pour crimes contre l'humanité et que les termes de ce texte "ne prétendent nullement faire, du jugement de Nuremberg, des éléments de la loi elle-même, mais une simple référence d'un élément constitutif du délit de la sorte réprimé par lui" ;
"alors qu'il résulte de l'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 que le délit de contestation de crimes contre l'humanité n'est constitué que si le ou les auteurs du crime contesté sont soit membres d'une organisation déclarée criminelle en application de l'article 9 du statut du tribunal militaire international annexé à l'accord de Londres du 8 août 1945 soit reconnus coupables de crimes contre l'humanité par une juridiction française ou internationale, que l'existence d'une décision de justice qualifiant le crime contesté de crime contre l'humanité est donc un éléments constitutif du délit de contestation de crimes contre l'humanité, que dès lors, ce texte ne saurait s'appliquer que si cette décision a satisfait aux mêmes conditions de publicité que la loi, à savoir sa publication au Journal officiel et qu'en l'espèce, à défaut de toute publication au Journal officiel du jugement de Nuremberg, les juges du fond ne pouvaient pas légalement condamner Y... et X... pour avoir contesté un crime contre l'humanité constaté dans ce jugement" ;
Attendu que, si c'est à tort que la cour d'appel a surabondamment invoqué l'article 385 du Code de procédure pénale, inapplicable en l'espèce, cette erreur est sans conséquence dès lors qu'aucune violation des textes visés du moyen ne saurait résulter du défaut de publication au Journal officiel de la République française du jugement du tribunal militaire international de Nuremberg, une telle publication n'étant pas prescrite par le décret du 5 novembre 1870, inapplicable aux décisions de justice, dont l'autorité résulte de leur prononcé et de leur caractère définitif ;
D'où il suit que le moyen ne peut être accueilli ;
Sur le troisième moyen de cassation, pris de la violation des articles 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et 593 du Code de procédure pénale, défaut de motifs et manque de base légale ;
"en ce que l'arrêt attaqué a déclaré Y... et X... coupables de délit de contestation de crimes contre l'humanité, délit prévu et réprimé par l'article 24 bis du 29 juillet 1881 ;
"aux motifs qu'en adoptant la loi du 13 juillet 1990 instituant ce nouveau texte, "le législateur français n'a fait qu'appliquer la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale" et qu'"en entendant réprimer notamment la contestation "des chambres à gaz nazies" (selon termes mêmes du tract-questionnaire Testez-vous !), le législateur français a certes limité la liberté d'expression de ceux qui se disent révisionnistes, mais il l'a fait par souci de l'ordre social dans une nation qui compte d'anciens déportés et une communauté juive, et par souci aussi de protection des droits de ces anciens déportés et de cette communauté à voir respecter sa ou leur mémoire" ;
"alors que l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales reconnaît à toute personne le droit à la liberté d'expression, l'exercice de cette liberté pouvant toutefois être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, que cette réserve ne permet nullement aux Etats la suppression totale du droit de communiquer des informations ou idées sur un sujet déterminé décrété tabou et d'instituer ainsi un délit d'opinion, qu'en particulier, un Etat ne saurait interdire à un de ses ressortissants de contester l'existence de certains faits historiques communément admis, ces faits seraient-ils constatés dans des décisions de justice, que la liberté d'expression vaut non seulement pour les informations et les idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l'Etat ou une fraction quelconque de la population et que l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales doit prévaloir sur l'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 qui lui est contraire" ;
Attendu que si l'article 10 de la Convention susvisée reconnaît en son premier paragraphe à toute personne le droit à la liberté d'expression, ce texte prévoit en son second paragraphe que l'exercice de cette liberté comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, notamment à la protection de la morale ou des droits d'autrui ; que tel est l'objet de l'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 instituée par la loi du 13 juillet 1990 ;
Qu'ainsi le moyen n'est pas fondé ; Mais sur le deuxième moyen de cassation, pris de la violation des articles 7 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 4 du Code pénal, 24 bis de la loi du 29 juillet 1881, 593 du Code de procédure pénale, défaut de motifs et manque de base légale ;
"en ce que l'arrêt attaqué a déclaré Y... et X... coupables du délit de contestation de crimes contre l'humanité ;
"aux motifs, que "peu importe que ce tract (celui intitulé "Faut-il interdire les révisionnistes") ait été édité et distribué avant la loi n° 90-615 (du 13 juillet 1990), puisqu'il a continué à être distribué après que soit devenue applicable cette loi" et que le tract intitulé "Testez-vous" et l'autocollant ont fait l'objet de diffusions fin 1990 ou début 1991 ;
"alors que, les délits de presse sont des infractions instantanées consommées le jour du premier fait de publication constaté, qu'en vertu du principe de la non-rétroactivité des lois pénales de fond plus sévères, une nouvelle loi prévoyant et réprimant un nouveau délit de presse ne saurait donc s'appliquer à une publication dont le premier fait de publication est antérieur à l'entrée en vigueur de la nouvelle loi et qu'en s'abstenant de rechercher quelle avait été la date du premier fait de publication de chacune des publications incriminées, la Cour a privé sa décision de base légale" ;
Vu lesdits articles, ensemble les articles 23, 50, 53 et 65 de la loi du 29 juillet 1881 ;
Attendu que nul délit ne peut être puni de peines qui n'étaient pas prévues par la loi avant qu'il fût commis ;
Attendu que les délits résultant selon la loi du 29 juillet 1881 d'une publication sont réputés commis à la date du premier acte de la publication, laquelle constitue le point de départ du délai de trois mois de la prescription de l'action publique prévu par l'article 65 de cette loi ;
Attendu, enfin, qu'en matière d'infractions à la loi sur la liberté de la presse, en sa rédaction antérieure à la loi du 4 janvier 1993, seuls la plainte avec constitution de partie civile, le réquisitoire introductif ou la citation directe répondant aux exigences des articles 50 et 53 de ladite loi, sont susceptibles de mettre en mouvement l'action publique et de constituer le premier acte interruptif de la prescription ;
Attendu qu'il appert de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure que Vincent Y... et Rémi X... ont, par exploit des 15 et 16 avril 1991, été cités devant la juridiction répressive sous la prévention d'infraction à l'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 tel que résultant de la loi du 13 juillet 1990 pour avoir :
Y..., en décembre 1990, janvier 1991 et notamment dans la nuit du 6 au 7 janvier 1991 et le 26 ou 27 janvier 1991 contesté l'existence d'un ou plusieurs crimes contre l'humanité, par des tracts ou des écrits distribués dans des lieux publics, intitulés "Testez-vous", et "Qu'est-ce que le révisionnisme ?", et par des placards exposés aux regards du public, sous la forme d'un tract autocollant intitulé "Chambres à gaz, moins de pleurs... plus de preuves" ;
X..., en décembre 1990, notamment le 28 décembre, commis la même infraction par la distribution du tract intitulé "Testez-vous" ;
Attendu qu'en ce qui concerne la distribution du tract "Qu'est-ce que le révisionnisme ?", désigné par eux sous un autre de ses titres "Faut-il interdire le révisionnisme ?", les juges du second degré pour retenir la culpabilité de Y..., énoncent que peu importe que cet écrit ait été édité et distribué avant la loi du 13 juillet 1990 puisqu'il a aussi été distribué après cette date, le prévenu ayant reconnu, lors de son audition par la police le 1er février 1991, l'avoir fait parvenir à divers correspondants, fin 1990 ou début 1991 ; que les juges relèvent en se fondant sur les mêmes déclarations que le tract autocollant et le tract questionnaire "Testez-vous" ont été distribués en décembre 1990 par Y... pour les deux écrits et par X... pour le second ;
Mais attendu que Y... ayant soutenu devant les juges du fond que le tract "Qu'est-ce que le révisionnisme" avait été publié avant la promulgation de la loi du 13 juillet 1990 ajoutant l'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 et instituant le délit de contestation de crime contre l'humanité, la cour d'appel ne pouvait, sans méconnaître les deux premiers principes ci-dessus rappelés, se borner à considérer que la continuation de la diffusion de l'écrit incriminé constituait le délit reproché ;
Que par ailleurs, la cour d'appel, en admettant que le délai de la prescription avait été interrompu par les auditions effectuées le 1er février 1991, a méconnu également le troisième principe énoncé ;
D'où il suit que la cassation est encourue ;
Par ces motifs ;
CASSE et ANNULE en toutes ses dispositions l'arrêt de la cour d'appel de Caen, en date du 10 avril 1992, et pour qu'il soit jugé à nouveau conformément à la loi,
RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel de Paris, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;
ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la cour d'appel de Caen, sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt annulé ;
Ainsi jugé et prononcé par la Cour de Cassation, chambre criminelle, en son audience publique, les jour, mois et an que dessus ;
Où étaient présents : M. Le Gunehec président, M. Guerder conseiller rapporteur, MM. Dumont, Fontaine, Milleville, Alphand, Pinsseau conseillers de la chambre, Mme Batut conseiller référendaire, M. Monestié avocat général, Mme Ely greffier de chambre ;
En foi de quoi le présent arrêt a été signé par le président, le rapporteur et le greffier de chambre ;