LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, en son audience publique tenue au Palais de Justice à PARIS, le seize avril mil neuf cent quatre vingt douze, a rendu l'arrêt suivant :
Sur le rapport de M. le conseiller CARLIOZ, les observations de Me BLONDEL, avocat en la Cour, et les conclusions de M. l'avocat général LIBOUBAN ; Statuant sur le pourvoi formé par :
B... Eric, K
contre l'arrêt de la chambre d'accusation de la cour d'appel de PAPEETE, en date du 1er octobre 1991, qui, dans la procédure suivie contre lui pour homicides et blessures involontaires, a confirmé l'ordonnance rejetant sa demande de mainlevée du contrôle judiciaire ; Vu le mémoire produit ; d Sur le moyen unique de cassation pris de la violation des articles 137, 138, 140 et 593 du Code de procédure pénale, ensemble violation du principe selon lequel une interdiction générale d'exercer une activité professionnelle ne peut être prononcée sur le fondement du 12° de l'article 138 du Code de procédure pénale qu'en cas de nécessité absolue, principe qui s'évince de l'article 7 de la loi des 2-17 mars 1791 et repris par le préambule de la Constitution du 4 octobre 1958 ; "en ce que l'arrêt attaqué a prononcé au titre d'une mesure de contrôle judiciaire l'interdiction pour un pilote de ligne "de piloter tous aéronefs" ; "au motif que la mise en oeuvre du contrôle judiciaire ne nécessite pas que tous les éléments de l'infraction poursuivie soient d'ores et déjà établis, une telle exigence ayant pour effet de priver les articles 138 et suivants du Code de procédure pénale de leur sens ; qu'il suffit, selon les termes de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, qu'existent "des raisons plausibles de soupçonner que (la personne concernée) a commis une infraction", que tel est le cas ; que l'article 138-12° prévoit l'interdiction de certaines activités professionnelles "lorsque l'infraction a été commise dans l'exercice ou à l'occasion de l'exercice de ces activités et lorsqu'il est à redouter qu'une nouvelle infraction soit commise", que ces conditions ne sont pas cumulatives mais alternatives ; "et au motif encore que les mêmes causes produisant généralement les mêmes effets, le caractère involontaire d'une faute d'imprudence, maladresse ou négligence génératrice d'accident n'est pas du tout incompatible avec le risque de réitération ; qu'en fait, plusieurs points gravement "douteux" apparaissent dans le déroulement de la catastrophe :
" l'appareil était en approche imminente de l'atterissage, la baisse de la pression d'huile d'un moteur exigeait-elle l'arrêt immédiat de celui-ci (le manuel d'exploitation ne le précisant pas) ?,
"- l'arrêt effectué à droite au lieu d'à gauche, l'erreur n'est-elle pas imputable, en tout ou en partie, à l'imprécision de l'ordre donné par le commandant de bord ?,
"- de même quant à l'essai du rallumage à gauche au lieu d'à droite, d "- la manoeuvre d'amerrissage, opérée vent arrière et perpendiculairement à la houle, étant contraire aux prescriptions du manuel d'exploitation (II-8, 1 p. 30), était-elle la seule possible en l'occurrence ? ; "et au motif aussi que des investigations sont en cours, qu'il est attendu notamment une note sur la restitution des données de l'enregistrement de paramètres puis le rapport de la commission ministérielle d'enquête ; qu'une partie des documents produits en dernier lieu consiste en un rapport d'inspection de la compagnie Air Tahiti antérieur à l'accident ; que cette pièce présente un intérêt manifeste pour l'instruction sans toutefois éclairer sur les questions ci-dessus posées ; qu'il paraît d'ores et déjà résulter de la procédure que l'accident du 18 avril 1991 est dû non seulement à une défaillance mécanique, mais aussi à des erreurs de pilotage ; que B... étant commandant de bord et pilote aux commandes au moment des faits, en l'état du dossier, il existe à son endroit une présomption sérieuse de maladresse ; "et au motif enfin que cet accident a provoqué dans le territoire un trouble considérable de l'ordre public, trouble qui n'est pas estompé et ne pourrait qu'être ravivé si l'inculpé était autorisé à piloter à nouveau moins de cinq mois plus tard ; "et au motif non contraire de l'ordonnance du juge d'instruction du 13 août 1991 qu'en l'état de l'enquête, B... n'apparaît pas présenter toutes les garanties requises pour piloter un aéronef, que ce soit sur le plan des connaissances techniques ou surtout sur le plan décisionnel ; que s'il est certain que les nécessités de l'instruction ne nécessitent pas le maintien sous contrôle judiciaire, l'ordre public l'exige devant la gravité que représentent dix décès ; en effet nul ne comprendrait une telle mesure en cas de nouvel incident ou accident ; "alors que, d'une part, tant que la réalité de l'infraction à savoir un "homicide par imprudence" reste incertaine, et cela s'évince des constatations mêmes de l'arrêt de la chambre d'accusation, il ne peut légalement être prononcé au titre du contrôle judiciaire une mesure aussi drastique qu'une interdiction générale d'exercer une activité professionnelle ;
b "alors que, d'autre part, les conditions posées par l'article 138, 12° du Code de procédure pénale pour qu'une interdiction professionnelle puisse être prononcée, sont cumulatives et non alternatives ; qu'en décidant le contraire, la chambre d'accusation viole ledit texte ; "alors que, par ailleurs, et en toute hypothèse, la gravité des conséquences dommageables d'un accident, cause d'un émoi dans l'opinion, ne constitue pas en soi une cause légitime d'interdiction totale d'exercer une activité professionnelle au titre d'une mesure de contrôle judiciaire ; qu'en décidant le contraire sur le fondement de motifs inopérants, les juges du fond violent les textes et principes cités au moyen ; "alors que, de quatrième part, la liberté du travail est primordial, que si au titre d'une mesure de contrôle judiciaire il peut lui être porté atteinte, ladite atteinte doit être mesurée et si elle est totale, eu égard à la nature de l'activité exercée comme en l'espèce, alors les juges du fond doivent spécialement motiver leur décision en faisant état d'une nécessité impérieuse de prononcer une mesure aussi pénalisante ; qu'en l'absence de motivation circonstanciée quant à ce, la Cour viole les textes et principes précités ; "et alors enfin que dans son mémoire saisissant la chambre d'accusation, le prévenu faisait valoir qu'en tout état de cause "la généralité de l'interdiction prononcée ne peut être justifiée par les circonstances ayant entouré l'obtention de la qualification sur vol Dornier, laquelle est tout à fait distincte de la licence de pilote, aucune critique n'est formulée sur l'obtention de celle-ci ni sur l'aptitude de B... à piloter (comme commandant de bord ou comme co-pilote) d'autres avions tels que le ATR 42 qui constituent l'essentiel de la flotte d'Air Tahiti" (cf. p. 5 du mémoire), moyen conforté par l'observation selon laquelle :
"le chef pilote, M. Y... (...) déclare (au sujet du prévenu) (...) :
"c'est un pilote assez brillant, bien coté, il ne pose aucun problème et a été proposé pour tenir un rôle plus important au sein de la compagnie" (cf. p. 4 du mémoire) ; qu'en gardant le silence sur cette articulation essentielle de nature à limiter l'interdiction de vol aux seuls appareils Dornier, la Cour méconnaît les exigences de l'article 593 du Code de procédure pénale" ; b Attendu qu'il appert de l'arrêt attaqué qu'un avion de la compagnie Air Tahiti, transportant vingt passagers et ayant pour commandant de bord Eric B..., s'est abîmé en mer à la suite de l'arrêt de ses deux moteurs ; que neuf passagers et le copilote ont été tués, les autres occupants de l'appareil étant blessés ; qu'Eric B..., inculpé d'homicides et de blessures involontaires, a été placé sous contrôle judiciaire avec obligation, notamment, de ne pas exercer l'activité professionnelle de pilote d'aéronef ;
Attendu que, pour confirmer l'ordonnance ayant rejeté sa demande de mainlevée de cette mesure, les juges d'appel retiennent qu'il paraît d'ores et déjà résulter de la procédure que l'accident est dû non seulement à une défaillance mécanique, mais aussi à des erreurs de pilotage ; que des investigations sont en cours ; que le caractère involontaire d'une faute n'est pas incompatible avec le risque de sa réitération ; qu'enfin l'accident "a provoqué dans le Territoire un trouble considérable à l'ordre public, qui n'est pas estompé et ne pourrait qu'être ravivé si l'inculpé était autorisé à piloter à nouveau moins de cinq mois plus tard" ; Attendu qu'en l'état de ces énonciations, et abstraction faite du motif erroné mais surabondant critiqué par la deuxième branche du moyen, la chambre d'accusation, qui a souverainement apprécié le bien-fondé de la mesure litigieuse au regard des impératifs de la sûreté publique, a légalement justifié sa décision ; D'où il suit que le moyen doit être écarté ; Et attendu que l'arrêt est régulier en la forme ; REJETTE le pourvoi ; Condamne le demandeur aux dépens ; Ainsi jugé et prononcé par la Cour de Cassation, chambre criminelle, en son audience publique, les jour, mois et an que dessus ; Où étaient présents :
M. de Z... de Lacoste conseiller le plus ancien faisant fonctions de président en remplacement du président empêché, M. Carlioz conseiller rapporteur, MM. Jean C..., Blin, Pinsseau conseillers de la chambre, MM. A..., Maron, d Mme X..., M. Echappé conseillers référendaires, M. Libouban avocat général, Mme Gautier greffier de chambre ;