AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, en son audience publique tenue au Palais de Justice à PARIS, le quatorze janvier mil neuf cent quatre vingt douze, a rendu l'arrêt suivant :
Sur le rapport de M. le conseiller DUMONT, les observations de la société civile professionnelle BORE et XAVIER, avocat en la Cour, et les conclusions de Mme l'avocat général PRADAIN ;
Statuant sur le pourvoi formé par :
Y... Jean-Claude,
contre l'arrêt de la cour d'appel d'AIX-EN-PROVENCE (7ème chambre) en date du 28 mars 1991 qui, pour emploi irrégulier d'un travailleur étranger, l'a condamné à une amende de dix mille francs ;
Vu le mémoire produit ;
Sur le moyen unique de cassation pris de la violation des articles L. 341-6 alinéa 1er, L. 364-2-1 et L. 364-2-2 du Code du travail et de l'article 593 du d Code de procédure pénale, défaut de motifs et manque de base légale ;
"en ce que l'arrêt attaqué a déclaré Y... coupable du délit d'emploi d'un étranger non muni d'un titre l'autorisant à exercer une activité salariée en France ;
"aux motifs qu'il résulte du procès-verbal dressé par le contrôleur du travail le 25 novembre 1988 à Menton que M. Basalo Z... se disant salarié de la société MJCB était employé sur un chantier de construction à Menton alors qu'il reconnaissait ne posséder qu'un titre de travail monégasque ; que le contrat passé entre MJCB, dont Y... est le dirigeant et l'entreprise A..., était un contrat de prêt de main-d'oeuvre ; que l'entreprise de Y... avait mis à la disposition de A... du personnel d'exécution pour l'ensemble de ses chantiers ; que le bulletin de salaire est établi à partir d'états fournis par A... prenant en compte des surfaces cumulées mais aboutissant à un chiffre qualifié de montant du salaire brut ; qu'un tel contrat pouvait en effet permettre à A... d'affecter le personnel mis à sa disposition par Y... à tel ou tel chantier (arrêt attaqué p. 3 alinéa 7, 8 p. 4 alinéa 1, 2) ; que Y... ne peut prétendre qu'il ignorait que le 25 novembre 1988 M. Basalo Z... travaillait à Menton ; que Y... fait état d'une lettre par laquelle il entend dégager sa responsabilité dans la situation irrégulière se perpétuant malgré des mises en garde verbales ; que cette lettre démontre que Y... savait deux mois avant la date du procès-verbal que son salarié travaillait à Menton ; que même dans le cadre d'un contrat de prêt de main-d'oeuvre l'entreprise conserve le pouvoir de ne pas mettre ou laisser à la disposition de l'entreprise utilisatrice un travailleur qui serait en situation irrégulière (arrêt attaqué p. 4 alinéa 3 à 6) ;
"1) alors que le contrat de prêt de main-d'oeuvre a pour conséquence une délégation des pouvoirs de l'employeur au profit de l'entreprise utilisatrice ; qu'en cas d'inobservation de la réglementation du travail seul le chef d'entreprise de la société utilisatrice peut être pénalement responsable, l'employeur étant exonéré de cette responsabilité en vertu de la délégation de pouvoirs ; que l'arrêt attaqué constate que M. Basalo Z... a travaillé pour l'entreprise A... en vertu d'un contrat de prêt de main-d'oeuvre lequel pouvait permettre à cette entreprise d'affecter le salarié sur un de ses d chantiers situé hors du territoire de la
Principauté de Monaco ; qu'il en résultait que seul M. A... pouvait se voir reprocher d'avoir employé M. Basalo Z... en dehors de la principauté ; qu'en déclarant néanmoins Y... coupable, la cour d'appel a violé les textes susvisés ;
"2) alors que le délit visé à l'article L. 341-6 du Code du travail n'est constitué que si l'employeur a engagé ou conservé à son service un étranger non muni d'un titre l'autorisant à travailler en France ; que l'entreprise de Y... était monégasque et M. Basalo Z... titulaire d'une autorisation de travail à Monaco ; que Y... n'aurait pu être déclaré coupable que s'il avait engagé ce salarié pour un travail en France ; que l'arrêt se borne à reprocher à Y... de s'être abstenu d'user de son pouvoir d'empêcher le travail en France de ce salarié par l'entreprise utilisatrice ; que le texte susvisé qui est d'interprétation restrictive n'incrimine pas une telle abstention mais seulement l'emploi en France d'un étranger dépourvu d'autorisation de travail ; qu'en déclarant l'infraction constituée, la cour d'appel a violé les textes susvisés ;
"3) alors que Y... avait souligné dans ses conclusions qu'il avait précisément usé de ses pouvoirs pour empêcher l'emploi par l'entreprise A... de M. Basalo Z... à Menton en interdisant de transférer ce salarié qui était initialement engagé pour un chantier à Monaco ; qu'il avait à cet effet, adressé en vain plusieurs mises en garde verbales et une lettre à l'entreprise A... ; qu'en se bornant à relever l'affirmation de principe suivant laquelle une entreprise de travail temporaire conserve le pouvoir de ne pas laisser à la disposition de l'entreprise utilisatrice un salarié en situation irrégulière sans rechercher si en l'espèce Y... avait la possibilité d'empêcher M. Basalo Z... de travailler à Menton, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision ;
"4) alors que le délit d'emploi de main-d'oeuvre irrégulière est un délit intentionnel ; qu'il appartenait dès lors à la cour d'appel de caractériser l'intention de Y... d'employer M. Basalo Z... irrégulièrement hors du territoire monégasque ; que l'arrêt attaqué qui se borne à relever que dans le cadre d'un contrat de prêt de main-d'oeuvre l'employeur conserve le pouvoir de ne pas mettre ou laisser à la disposition de l'entreprise utilisatrice un étranger en situation irrégulière, n'a pas caractérisé l'élément d intentionnel du délit en violation des textes susvisés" ;
Vu lesdits articles ;
Attendu que le juge correctionnel ne peut prononcer une peine pour un fait qu'il qualifie délit qu'autant qu'il constate l'existence de toutes les circonstances exigées par la loi pour que ce fait soit punissable ;
Attendu qu'il résulte de l'arrêt attaqué et du procès-verbal de l'inspecteur du travail que ce fonctionnaire a constaté que, sur chantier de construction à Menton, travaillait un ouvrier de nationalité espagnole se disant employé par la société M.J.C.B. de Monaco, sous-traitant de l'entreprise A... de Menton ; que cet ouvrier, qui avait un permis de travail monégasque était dépourvu de titre l'autorisant à travailler en France ; que Jean-Claude Y..., responsable de ladite société, a été poursuivi pour ces faits en application de l'article L. 341-6 du Code du travail et déclaré coupable ;
Attendu que, sur l'appel du prévenu qui prétendait que l'ouvrier
travaillait à Monaco en vertu d'un contrat de sous-traitance passé entre les deux entreprises, qu'il avait été déplacé à son insu par l'entreprise A... sur un chantier de Menton et que la responsabilité de cette situation ne pouvait lui incomber, la juridiction du second degré énonce, pour admettre au contraire cette responsabilité, que le contrat précité dissimulait en réalité un prêt de main-d'oeuvre de la société MJCB à l'entreprise A... et que si ce contrat permettait à cette dernière d'affecter le personnel mis à sa disposition sur des chantiers différents, le prévenu ne saurait prétendre qu'il ignorait le déplacement de l'ouvrier sur le chantier de Menton dès lors qu'il résultait de l'enquête qu'il avait été prévenu de ce fait par un de ses chefs de chantier plus de deux mois avant le contrôle de l'inspecteur du travail et qu'il avait alors adressé une lettre à l'entreprise A... pour la mettre en garde contre les conséquences de cette situation irrégulière ; qu'elle observe enfin que "même dans le cadre d'un contrat de prêt de main-d'oeuvre, l'entreprise de travail intérimaire conserve le pouvoir de ne pas mettre ou de laisser à la disposition de l'entreprise utilisatrice un travailleur qui serait en situation irrégulière" et qu'elle en conclut que la culpabilité du prévenu est établie ; d
Mais attendu qu'en statuant ainsi, alors qu'il ne résulte pas de ses constatations que le prévenu ait engagé ou conservé à son service en France un ouvrier étranger et alors qu'elle a retenu à la charge du prévenu, non une collusion avec l'utilisateur pour le transfert du salarié de Monaco en France mais une simple abstention, insuffisante pour caractériser tant le délit prévu par les articles L. 3416 et L. 364-2-2 du code du travail que la complicité de ce délit, la cour d'appel a méconnu les textes susvisés et le principe ci-dessus rappelé ;
D'où il suit que la censure est encourue ;
Par ces motifs,
CASSE ET ANNULE l'arrêt de la cour d'appel d'AIX-EN-PROVENCE en date du 28 mars 1991 en toutes ses dispositions ;
Et pour qu'il soit à nouveau jugé conformément à la loi ,
RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel de Grenoble, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;
ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la cour d'appel d'Aix-en-Provence, sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt annulé ;
Ainsi jugé et prononcé par la Cour de Cassation, chambre criminelle, en son audience publique, les jour, mois et an que dessus ;
Où étaient présents : M. X... président M. Dumont conseiller rapporteur, MM. Zambeaux, Dardel, Fontaine, Milleville, Alphand, Guerder, Pinsseau, Jorda conseillers de la chambre, Mme Pradain avocat général, Mme Gautier greffier de chambre ;
En foi de quoi le présent arrêt a été signé par le président, le rapporteur et le greffier de chambre ;