AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
Sur le pourvoi N° P 8713.309 formé par :
1°/ Monsieur Y... TROUVE,
2°/ Madame Z..., née X... Jacqueline,
demeurant actuellement tous deux au Thouzet, Anjou, Roussillon (Isère),
Et sur le pourvoi n° R 8713.610 formé par la compagnie française de raffinage et de distribution TOTAL FRANCE, société anonyme, dont le siège social est actuellement à Levallois-Perret (Hauts-de-Seine), ..., venue aux droits de la compagnie française de raffinage,
en cassation d'un arrêt rendu le 9 février 1987 par la cour d'appel de Grenoble (2e chambre), entre eux et :
1°/ la compagnie d'assurances UAP, dont le siège est à Paris (1er), 9, place Vendôme,
2°/ la BANQUE POPULAIRE DE LA REGION DAUPHINOISE, dont le siège est à Corenc Montfleury (Isère), La Tronche, ...,
défenderesses à la cassation ;
Les demandeurs au pourvoi n° P 8713.309 invoquent, à l'appui de leur pourvoi, les deux moyens de cassation annexés au présent arrêt ;
La demanderesse au pourvoi n° R 8713.610 invoque, à l'appui de son pourvoi, les cinq moyens de cassation annexés au présent arrêt ;
LA COUR, en l'audience publique du 4 janvier 1990, où étaient présents : M. Cochard, président, M. Grégoire, conseiller rapporteur du pourvoi n° R 8713.610, M. Saintoyant conseiller rapporteur du pourvoi n° P 8713.309, MM. Guermann, Vigroux, Zakine, Ferrieu, conseillers, MM. Blaser, Aragon-Brunet, Mlle Sant, MM. Laurent-Atthalin, Fontanaud, conseillers référendaires, M. Dorwling-Carter, avocat général, Mme Collet, greffier de chambre ;
Sur le rapport de M. le conseiller Grégoire, le rapport de M. le conseiller Saintoyant, les observations de la SCP Boré et Xavier, avocat des époux A..., de la SCP Peignot et Garreau, avocat de la compagnie française de raffinage et de distribution Total France, de la SCP Célice et Blancpain, avocat de la compagnie d'assurances UAP, les conclusions de M. Dorwling-Carter, avocat général, et après en avoir délibéré conformément à la loi ;
Donne acte à la compagnie de raffinage et de distribution Total France de son désistement à l'égard de la Banque populaire de la région dauphinoise ;
Vu la connexité, joint les pourvois n°s R 87- 13.610 et P. 8713.309 ;
Attendu, selon l'arrêt attaqué, que la compagnie Total française de raffinage -aux droits de qui se trouve actuellement la compagnie française de raffinage et de distribution Total France
(la compagnie Total)- a donné en location-gérance à M. A..., en 1969, puis aux époux A... en 1973, une station-service située à Saint-Rambert d'Albon ; qu'en juin 1976, les époux A... ont signalé à la compagnie Total un déficit de supercarburant qu'ils attribuaient à un mauvais réglage du compteur ; qu'après vérification, la compagnie Total leur a assuré que les installations étaient en parfait état, de sorte qu'ils ont cessé de s'inquiéter jusqu'au jour où, au retour de leur congé annuel, ils ont constaté que le déficit atteignait 500 000 litres ; que l'expert, dont ils ont alors provoqué la désignation, a constaté que le carburant des cinq cuves de la station s'échappait dans le sol par un trou qu'avaient créé au fond de l'une d'elles les chocs répétés de la sonde, phénomène auquel la compagnie Total avait remédié depuis 1972 pour ses nouvelles installations par une modification des plans des cuves ; que les époux A... ont réclamé à la compagnie Total réparation du préjudice découlant de cette perte de carburant, et qui comprenait, selon eux, outre la valeur marchande du produit, un découvert bancaire très important, un déficit d'exploitation et des agios ; que, de surcroît, en raison de ses difficultés de trésorerie, le fonds de station-service a été placé sous administration provisoire judiciaire
le 19 novembre 1976, et que la compagnie Total a demandé reconventionnellement aux époux A... le remboursement du coût de cette mesure et du déficit d'exploitation encore enregistré pendant cette période ; qu'elle a enfin assigné en garantie son assureur, l'Union des assurances de Paris ; que la cour d'appel a partagé la responsabilité des dommages réparables entre les époux A... et la compagnie Total, et débouté celle-ci de son recours en garantie ;
Sur le premier moyen du pourvoi n° R 87-13.610 formé par la compagnie de raffinage et de distribution Total France :
Attendu que la compagnie Total fait grief à l'arrêt de l'avoir déclarée responsable, à concurrence des quatre cinquièmes, du préjudice commercial subi par les époux A..., sans s'être expliqué sur les manquements à ses obligations contractuelles qu'elle aurait prétendument commis ;
Mais attendu que la cour d'appel a motivé sa décision en relevant que, conventionnellement tenue de maintenir en bon état les moyens de stockage qu'elle avait fournis à ses gérants, la compagnie Total n'avait adapté ses réservoirs ni au mode de jaugeage qu'elle imposait elle-même aux constructeurs, ni aux normes préconisées par l'administration, et qu'avertie de pertes atteignant déjà 1 000 litres par jour, elle n'avait pas recherché la fuite qu'un examen moins sommaire lui aurait permis de déceler ; que la cour d'appel a ainsi caractérisé la faute contractuelle commise par la compagnie Total et légalement justifié sa décision ;
Sur le deuxième moyen du pourvoi n° R 87-13.610, pris en ses trois branches :
Attendu que la compagnie Total reproche encore à l'arrêt d'avoir mis à sa charge, dans la même proportion des 4/5ème, les agios bancaires afférents au découvert du compte des époux A..., alors, selon le moyen, d'une part, qu'ayant constaté que ces agios résultaient du mode de fonctionnement du compte des époux A... et que ceux-ci avaient, ainsi que la banque, commis une faute en les laissant se développer de façon "soudaine et inexplicable", la cour d'appel n'a pas caractérisé le lien de causalité entre le préjudice mis à la charge de la compagnie Total et la faute commise par celle-ci ; alors que, d'autre part, la cour d'appel a constaté que les agios avaient été "engendrés" par le fonctionnement normal du compte et par l'administration provisoire, mais qu'elle n'en a tiré aucune conséquence ; et alors, enfin, qu'il y a contradiction entre la constatation ci-dessus rappelée et l'affirmation selon laquelle les agios ont eu pour origine les fuites de carburant ;
Mais attendu que, prenant en considération à la fois la faute commise par les époux A... et le fait que, pour partie, le montant des agios était le résultat du fonctionnement normal du compte, auquel s'est ajouté le déficit de l'administration judiciaire, la cour d'appel a pu estimer que leur accroissement anormal, qu'elle a souverainement évalué, était imputable à la perte de carburant, dont la compagnie Total est responsable dans la proportion fixée par l'arrêt ;
D'où il suit que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;
Sur le troisième moyen du pourvoi n° R 87-13.610, pris en ses deux branches :
Attendu que la compagnie Total fait encore grief à la cour d'appel d'avoir retenu sa responsabilité à raison des frais et honoraires de l'administrateur judiciaire, alors qu'elle déclare que cette administration était une "conséquence indirecte" des pertes de carburant, ce qui excluait qu'elle constituât un préjudice réparable, et alors, au surplus, qu'en énonçant que cette mesure "était faite dans l'intérêt des époux A... et celui de la compagnie Total" l'arrêt a méconnu les termes de l'ordonnance de référé du 19 novembre 1976 et du contrat de location-gérance, dont il résultait que la station était exploitée dans l'intérêt des gérants ;
Mais attendu qu'en écrivant que l'administration judiciaire était "encore" une conséquence "indirecte" des pertes de carburant, après avoir, à la page précédente, énoncé à trois reprises que divers autres chefs du préjudice subi par les époux A... étaient "la conséquence directe" de cette même perte, le rédacteur de l'arrêt attaqué a commis de toute évidence un lapsus, simple erreur matérielle qui ne donne pas ouverture à cassation ;
Attendu ensuite que la cour d'appel a souverainement retenu que l'administration judiciaire était indispensable à la poursuite de l'exploitation de la station-service et que cette mesure avait donc été ordonnée aussi bien dans l'intérêt de la société propriétaire du fonds de commerce que dans celui de ses locataires-gérants ;
D'où il suit que le moyen ne peut être accueilli ;
Sur le quatrième moyen du pourvoi n° R 87-13.610, pris en ses trois branches :
Attendu que la compagnie Total fait par ailleurs grief à l'arrêt de l'avoir déboutée de sa demande, dirigée contre les époux A..., en remboursement du déficit d'exploitation enregistré par la station-service pendant la période où elle a été
exploitée par un administrateur provisoire, alors, selon le moyen, d'une part, que la cour d'appel s'est contredite en statuant ainsi tandis que pour la période antérieure elle avait accueilli la réclamation des époux A..., et que, d'autre part, elle a méconnu l'autorité de son arrêt du 8 novembre 1977 qui a jugé que le litige relatif à la prise en charge du déficit d'exploitation se rattachait aux modalités commerciales de cette exploitation et relevait de la compétence du tribunal de commerce ; et alors enfin que l'application de l'article L. 781-1-2° du Code du travail à la situation des époux A... n'exclut pas celle de la loi du 20 mars 1956 sur la location-gérance des fonds de commerce ;
Mais attendu que c'est sans contradiction que la cour d'appel a distingué le déficit d'exploitation de la station-service dû aux pertes de carburant imputables à la compagnie Total, et celui qui est résulté, après cessation de ces pertes, de l'administration du fonds par un mandataire de justice ; que les époux A... ayant été, au cours de cette période, totalement déssaisis de la gérance du fonds, la cour d'appel en a justement déduit que la responsabilité qu'ils ont encourue du fait de leur immixtion indue dans l'administration ne pouvait se
rattacher à leur activité de commerçants, à laquelle il avait été mis fin, mais à leurs obligations de salariés ;
D'où il suit que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;
Sur le cinquième moyen du pourvoi n° R 87-13.610 :
Attendu que la compagnie Total reproche enfin à la cour d'appel de l'avoir déboutée de sa demande de garantie dirigée contre l'UAP, au motif que les dommages qu'elle est condamnée à réparer ne découlent pas de sa responsabilité délictuelle, seule garantie, mais sans répondre aux conclusions par lesquelles elle faisait valoir que l'assureur lui devait garantie même en cas de responsabilité contractuelle ;
Mais attendu que la compagnie Total s'était bornée à invoquer l'article VII de sa police d'assurance, qui prévoit la garantie de l'UAP "à l'occasion du contrat" dans lequel la compagnie Total aurait consenti des abandons de recours ou des garanties dérogatoires au droit commun, ou encore accepté des transferts de responsabilité de droit commun, mais qu'elle n'allèguait pas avoir accepté à sa charge aucune stipulation de cette nature dans le contrat conclu par elle avec les époux A... ; que les conclusions invoquées étaient donc inopérantes, et que la cour d'appel n'était pas tenue d'y répondre ;
D'où il suit que le moyen ne peut être accueilli ;
Et sur le premier moyen du pourvoi n° P 87-13.309 formé par les époux A..., pris en ses deux branches :
Attendu que les époux A... font grief à l'arrêt d'avoir dit qu'ils étaient responsables dans la proportion de un cinquième du préjudice qu'ils ont subi du fait des pertes de carburant et de les avoir en conséquence déboutés dans cette proportion de leurs demandes en paiement dirigées contre la société Total et condamnés à payer dans cette même proportion les frais d'administration judiciaire, alors, selon le moyen, que les salariés ne répondent pas vis-à-vis de l'employeur des risques de l'exploitation ; que leur responsabilité ne peut être engagée qu'en cas de faute lourde ; que la cour d'appel a relevé en l'espèce que les époux A... bénéficiaient des dispositions du Code du travail et que seule une négligence dans le contrôle du niveau des cuves pourrait leur être reprochée ; qu'en mettant néanmoins à leur charge une partie du préjudice résultant des fuites du carburant, la cour d'appel a violé l'article L. 781-1 du Code du travail, et alors que, toute convention contraire aux dispositions de l'article L. 781-1 du Code du travail, qui prévoit au profit des personnes qui y sont énumérées l'application des dispositions du Code du travail, est nulle de plein droit ; que la cour d'appel qui a constaté que l'article L. 781-1 du Code du travail était applicable aux époux A... a néanmoins considéré que le statut particulier des gérants de stations-service relevait en partie du droit commercial pour ce qui a trait aux actes de commerce qu'ils sont appelés à faire en achetant ou vendant des marchandises ; qu'elle en a déduit qu'ils étaient
responsables partiellement du déficit résultant de fuites de carburant ; qu'en statuant de la sorte la cour d'appel a appliqué aux époux A... un statut hybride dont le caractère "partiellement" commercial était incompatible avec la législation applicable aux salariés puisqu'il aboutissait à faire supporter aux époux A... un déficit d'exploitation commerciale ; qu'elle a par là-même violé l'article 781-2 du Code du travail ;
Mais attendu qu'il résulte des constatations de l'arrêt que la demande principale des époux A... et la demande reconventionnelle de la société Total étaient relatives aux modalités commerciales d'exploitation de la station-service et ne portaient pas, en elles-mêmes, sur les conditions de travail des gérants non salariés et sur l'application de la réglementation du travail ; que la cour d'appel en a exactement déduit que la négligence dont les époux A... avaient fait preuve dans la surveillance de leur stock engageait partiellement leur responsabilité contractuelle vis-à-vis de la société Total ; que le moyen n'est donc fondé en aucune de ses branches ;
Mais sur le second moyen du pourvoi n° P 87-13.309 :
Vu les articles L. 781-1 et L. 143-2 du Code du travail ;
Attendu que pour dire que les époux A... étaient responsables dans la proportion du cinquième du préjudice qu'ils ont subi à la suite des pertes de carburant et les débouter dans cette proportion de leurs demandes en paiement dirigées contre la société Total et les condamner dans cette même proportion à payer les frais d'administration judiciaire, la cour d'appel s'est bornée à relever leur négligence dans la surveillance des stocks ;
Attendu qu'en statuant ainsi, alors que les intéressés ne pouvaient être privés du droit de conserver définitivement chaque mois et quelle qu'ait été l'importance des pertes commerciales imputables à
leur gestion, en l'absence de faute lourde de leur part, une rémunération au moins égale au salaire minimum interprofessionnel garanti, la cour d'appel qui n'a pas recherché si tel était le cas en l'espèce n'a pas légalement justifié sa décision ;
Sur la demande de mise hors de cause présentée par la compagnie l'Union des assurances de Paris :
Attendu que la compagnie UAP a été mise hors de cause par une disposition de l'arrêt qui n'est pas
critiquée par les époux A... lesquels n'avaient d'ailleurs pas conclu contre elle ; qu'elle a donc été appelée à tort par eux à défendre au pourvoi n° P 87-13.309 et qu'il convient de la mettre hors de cause ;
PAR CES MOTIFS :
Met, sur sa demande, la compagnie d'assurances UAP, hors de cause dans le pourvoi n° P 87-13.309 ;
REJETTE le pourvoi n° R 87-13.610 formé par la compagnie Total France ;
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qui concerne l'application du salaire minimum garanti, l'arrêt rendu le 9 février 1987, entre les parties, par la cour d'appel de Grenoble ; remet, en conséquence, quant à ce, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Lyon ;
Condamne la compagnie Total France à une amende civile de 20 000 francs ; la condamne également envers les époux A... et la compagnie UAP aux dépens et aux frais d'exécution du présent arrêt ;
Ordonne qu'à la diligence de M. le procureur général près la Cour de Cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit sur les registres de la cour d'appel de Grenoble, en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement annulé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de Cassation, Chambre sociale, et prononcé par M. le président en son audience publique du sept février mil neuf cent quatre vingt dix.