La Société de Boulonneries et Visseries de Sablé et l'Association Patronat Indépendant Syndicat National de la Petite et Moyenne Industrie (P.I.S.N.P.M.I.) se sont pourvues en cassation contre un arrêt de la Cour d'appel de Paris en date du 4 juin 1980.
Par ordonnance du 17 mars 1982, M. le Premier Président a prescrit le renvoi de l'affaire devant une Chambre Mixte et désigné les Première et Deuxième Chambres Civiles ainsi que la Chambre Commerciale et la Chambre Sociale pour composer la Chambre Mixte.
La Société de Boulonneries et Visseries de Sablé et l'Association Patronat Indépendant Syndicat National de la Petite et Moyenne Industrie (P.I.S.N.P.M.I.) invoquent, à l'appui de leur pourvoi, les deux moyens de cassation suivants :
Premier moyen : "En ce qu'après avoir estimé que l'obligation qu'elle avait contractée auprès de l'exposante de lui fournir de l'énergie électrique mettait à sa charge une obligation de résultat à laquelle elle avait manqué en procédant à des coupures de courant, E.D.F. pouvait néanmoins échapper à toute mise en jeu de sa responsabilité et se justifier de son inexécution en invoquant la grève de son personnel, au motif qu'elle avait donné des ordres de délestage en exécution de l'arrêté du 16 mars 1966 qui prévoit qu'en cas de grève du personnel des industries électriques, E.D.F. doit veiller à assurer la satisfaction des besoins essentiels du pays en garantissant à ses usagers prioritaires dont l'exposante ne faisait pas partie, la distribution d'énergie, et que les actions de limitation de la production de courant électrique auxquelles s'étaient livrés en décembre 1977 les chefs de bloc des centrales électriques devaient être assimilées à la grève "eu égard à la spécificité et à la technicité de la fourniture d'énergie électrique" (arrêt page 5, alinéas 8 et 9 et page 6, alinéas 1 et 2), alors que la nécessité dans laquelle se trouve E.D.F. d'assurer un service minimum en faveur d'usagers prioritaires est de toute façon totalement indépendante de la question de savoir si elle doit ou non réparer le préjudice qu'elle cause à ses usagers ordinaires lorsqu'elle cesse de leur distribuer du courant ; qu'en vertu d'une jurisprudence constante la grève ne peut s'entendre que d'une cessation complète par les salariés de leur travail et qu'il n'y a pas arrêt de travail lorsque celui-ci est exécuté au ralenti ou dans des conditions volontairement défectueuses ; qu'en l'espèce, la Cour n'a pu que relever que les chefs de bloc étaient à leurs postes, et que loin d'interrompre leur travail de production, ils avaient exécuté celui-ci au ralenti ou d'une manière volontairement défectueuse (arrêt page 5, 7ème alinéa) ; qu'en assimilant pourtant cette situation à une grève et en posant qu'E.D.F. pouvait s'exonérer à la responsabilité qui lui incombait pour n'avoir pas fourni du courant à l'exposante dès lors que celle-ci ne faisait pas partie de la catégorie des usagers qui sont prioritaires en cas de grève, la Cour n'a pas tiré de ses constatations de fait les conséquences légales qui s'imposaient et partant, violé les articles 1147 du Code civil et L 521-1, L 521-2, L 521-3 et suivants du Code du travail" ;
Second moyen : "Le moyen reproche à l'arrêt attaqué d'avoir jugé que les actions de limitation de la production française d'énergie électrique auxquelles s'était livrée de leur poste de travail une partie des chefs de bloc de ses centrales, avaient pu justifier de la part d'E.D.F. sa décision d'interrompre la distribution de courant électrique qu'elle s'était contractuellement engagée à fournir à l'exposante et constituait pour elle un cas de force majeure l'exonérant de toute responsabilité (arrêt page 6, alinéa 3), au motif d'une part, que ces actions représentaient un événement irrésistible pour E.D.F., qui était sans qualité pour décider d'une mesure de réquisition, cette prérogative appartenant à la puissance publique, et ne pouvait à raison du caractère hautement technique des installations, recourir à un personnel de remplacement pour pallier aux diminutions de la production nationale d'énergie électrique (arrêt page 6, dernier alinéa), alors d'abord que les juges du fond doivent justifier dans leur décision les caractères de la force majeure et notamment de celui d'irrésistibilité ; qu'il leur appartient dès lors de rechercher si le débiteur était ou non en mesure d'empêcher l'événement lors de l'exécution, et de constater, le cas échéant, qu'il était dans l'impossibilité absolue d'agir autrement qu'il ne l'a fait ; qu'en l'espèce, il importait peu de savoir si E.D.F. avait ou non qualité pour décider d'une mesure de réquisition pour contraindre ses chefs de bloc à ne pas exécuter au ralenti ou d'une manière volontairement défectueuse leurs prestations de travail ou si elle pouvait ou non recourir à un personnel de remplacement ; que seule devait être établie et constatée dans l'arrêt attaqué l'impossibilité absolue dans laquelle se serait trouvée E.D.F. tant d'empêcher que ses chefs de bloc qui étaient tous à leurs postes de travail n'exécutent de façon défectueuse ou au ralenti leurs prestations, que de suppléer à la baisse de production d'énergie nationale par d'autres moyens que des ordres de délestage ;
Que pour n'avoir pas procédé à cette double recherche qui était seule de nature à établir le caractère irrésistible de l'événement qu'invoquait E.D.F. pour s'exonérer de sa responsabilité contractuelle, la Cour a privé sa décision de toute base légale, et violé l'article 1147 du Code civil, alors ensuite qu'en laissant sans réponse les conclusions par lesquelles l'exposante faisait valoir qu'E.D.F. pouvait compenser la diminution de production d'énergie par un recours au réseau étranger, la Cour d'appel a violé l'article 455 du Nouveau Code de procédure civile, et au motif, d'autre part, qu'E.D.F. ne pouvait prévoir, lors de la conclusion du contrat la liant à l'exposante que les mesures de blocage de salaires seraient en dépit de conventions intervenues en 1969, décidées par le Gouvernement plusieurs années plus tard et provoqueraient de telles actions au sein de son personnel de production ; et que ces actions de limitation de la production, étaient inévitables pour elle, dès lors, que le Gouvernement étant seul maître de la rémunération du personnel des entreprises publiques, il n'était pas en son pouvoir de passer outre à ses décisions (arrêt page 6, alinéas 4 et 5), alors, d'abord, que le débiteur contractuel répond des faits de ses préposés comme des siens propres ; qu'il ne peut invoquer un cas de force majeure que si lui-même ou son préposé s'est trouvé empêché par un événement extérieur, de satisfaire à son obligation, mais non lorsque lui-même ou son préposé s'est volontairement abstenu ; qu'en reconnaissant néanmoins le caractère de force majeure pour E.D.F. d'un comportement volontaire de ses préposés à leurs postes de travail, la Cour d'appel a violé l'article 1147 du Code civil, alors, enfin, que la faute du débiteur exclut la force majeure ; qu'en laissant dès lors sans réponse les conclusions par lesquelles l'exposante faisant valoir qu'E.D.F. avait délibérément laissé à ses chefs de bloc la maîtrise de la production électrique française, ce qui était de nature à établir que l'événement invoqué par E.D.F. pour s'exonérer de toute responsabilité ne constituait pas une cause étrangère, la Cour a violé l'article 455 du Nouveau Code de procédure civile ;
Ces moyens ont été formulés dans un mémoire déposé au secrétariat-greffe de la Cour de cassation par Me Labbé, avocat de la Société de Boulonneries et Visseries de Sablé et de l'Association Patronat Indépendant Syndicat National de la Petite et Moyenne Industrie (P.I.N.S.P.M.I.). Un mémoire en défense a été produit par Me Delvolvé, avocat de l'Electricité de France. Un mémoire en réplique a été déposé par Me Labbé pour la Société de Boulonneries et Visseries de Sablé et de l'Association Patronat Indépendant Syndicat National de la Petite et Moyenne Industrie (P.I.S.N.P.M.I.).
Sur quoi, la Cour, statuant en Chambre Mixte,
Sur le premier moyen :
Attendu, selon les énonciations de l'arrêt attaqué, qu'en exécution des décisions gouvernementales qui s'opposaient à la reconduction, à partir du 1er janvier 1977, des clauses des conventions salariales de 1969 prévoyant une progression du pouvoir d'achat de son personnel, Electricité de France (E.D.F.) a établi, en septembre 1977, une nouvelle convention que certaines fédérations syndicales n'ont pas voulu signer ; que, leurs revendications ayant été rejetées, ces organisations ont invité le personnel d'E.D.F. à faire grève dans les premiers jours du mois de décembre 1977 ; qu'une proportion importante d'agents spécialisés que sont les "chefs de bloc", ont, en restant à leur poste, limité la production d'énergie électrique, ce qui a contraint E.D.F. à donner des ordres de "délestage", exécutés par le personnel de la distribution en place, pour assurer le service minimum réglementairement prévu ; que la Société de Boulonneries et Visseries de Sablé, titulaire d'un contrat d'abonnement pour la fourniture de courant électrique, mais qui n'était pas au nombre des prioritaires, a assigné E.D.F. en réparation du préjudice qu'elle avait subi du fait des coupures de courant ; que l'Association "Patronat Indépendant Syndicat National de la Petite et Moyenne Industrie (P.I.S.N.P.M.I.)" s'est jointe à cette action et a réclamé une indemnisation symbolique ;
Attendu qu'il est reproché à la Cour d'appel d'avoir rejeté ces demandes aux motifs que les actions de limitation de production d'énergie auxquelles s'étaient livrés les "chefs de bloc" des centrales électriques devaient être assimilées à un mouvement de grève qui avait contraint l'établissement public à veiller à la satifaction des besoins essentiels du pays en garantissant à ses usagers prioritaires la distribution d'énergie, alors, selon le pourvoi, que la nécessité dans laquelle se trouve E.D.F. d'assurer un service minimum en faveur d'usagers prioritaires est indépendante de la question de savoir si elle doit ou non réparer le préjudice qu'elle cause à ses usagers ordinaires lorsqu'elles cesse de leur distribuer du courant ; qu'en vertu d'une jurisprudence constante, la grève ne peut s'entendre que d'une cessation complète par les salariés de leur travail et qu'il n'y a pas arrêt de travail lorsque celui-ci est exécuté au ralenti ou dans des conditions volontairement défectueuses ; qu'en l'espèce, la Cour d'appel n'a pu que relever que les chefs de bloc étaient à leur poste et que, loin d'interrompre leur travail de production, ils l'avaient exécuté au ralenti ou d'une manière volontairement défectueuse ; qu'en assimilant pourtant à cette situation à une grève et en posant qu'E.D.F. pouvait s'exonérer de la responsabilité qui lui incombait pour n'avoir pas fourni du courant à la Société de Boulonneries et Visseries de Sablé dès lors que celle-ci ne faisait pas partie des usagers qui sont prioritaires en cas de grève, les juges d'appel n'ont pas tiré de leurs constatations les conséquences légales qui s'imposaient et, partant, ont violé les articles 1147 du Code civil et les articles L 521-1 et suivants du Code du travail ;
Mais attendu qu'il appartenait aux juges du fond de rechercher si E.D.F., dont il était jugé qu'elle était tenue à l'égard de la Société de Boulonneries et Visseries de Sablé d'une obligation de résultat, non exécutée, établissait l'existence d'une cause étrangère exonératoire pour elle de responsabilité ; que la Cour d'appel a estimé, par une appréciation souveraine des circonstances de la cause, qu'en restant à leur poste et en fournissant une production d'énergie électrique suffisante pour permettre à E.D.F. d'assurer la satisfaction des besoins essentiels du pays, conformément aux prescriptions réglementaires, les chefs de bloc, qui, par ailleurs, avaient manifesté leur volonté de participer au mouvement revendicatif, loin de procéder à une exécution volontairement défectueuse de leur travail, avaient par leurs actions tendu à réaliser la conciliation voulue par l'autorité de tutelle "entre l'exercice du droit de grève et les exigences de la nation" ; qu'ainsi, et contrairement à ce que soutient le pourvoi, l'arrêt attaqué n'a pas fondé sa décision sur le fait que la société n'était pas un usager prioritaire, non plus que sur la considération que les actions critiquées auraient constitué des faits de grève au regard des dispositions du Code du travail ; Que le moyen n'est donc pas fondé ;
Sur le second moyen, pris en ses quatre branches :
Attendu qu'il est reproché aussi à la juridiction du second second degré d'avoir admis qu'E.D.F. avait fait la preuve d'un cas de force majeure alors, selon le pourvoi, d'une part, que les juges du fond doivent justifier dans leur décision tous les caractères de la force majeure et notamment celui d'irrésistibilité ; qu'il leur appartient dès lors de rechercher si le débiteur était ou non en mesure d'empêcher l'événement lors de l'exécution et de constater, le cas échéant, qu'il était dans l'impossibilité absolue d'agir autrement qu'il ne l'a fait ; qu'en l'espèce, il importait peu de savoir si E.D.F. avait ou non qualité pour décider d'une mesure de réquisition pour contraindre ses chefs de bloc à ne pas exécuter au ralenti ou d'une manière volontairement défectueuse leurs prestations de travail ou si elle pouvait ou non recourir à un personnel de remplacement ; que seule devait être établie et constatée l'impossibilité absolue dans laquelle se serait trouvée E.D.F. tant d'empêcher que ses chefs de bloc présents à leur poste n'exécutent de façon défectueuse et au ralenti leurs prestations que de suppléer à la baisse de production d'énergie nationale par d'autres moyens que des ordres de délestage ; qu'en ne procédant pas à cette double recherche, la Cour d'appel a privé sa décision de base légale ; qu'il est, d'autre part, fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir laissé sans réponse les conclusions par lesquelles la Société de Boulonneries et Visseries de Sablé faisait valoir qu'E.D.F. pouvait compenser la diminution de production d'énergie par un recours au réseau étranger ;
Qu'il est encore soutenu que le débiteur contractuel, répondant de faits de ses préposés comme des siens propres, ne peut invoquer le cas de force majeure que si lui-même ou son préposé s'est trouvé empêché par un événement extérieur de satisfaire à son obligation, mais non lorsque lui-même ou son préposé s'est volontairement abstenu ; qu'en reconnaissant néanmoins le caractère de force majeure pour E.D.F., d'un comportement volontaire de ses préposés à leur poste de travail, la Cour d'appel a violé l'article 1147 du Code civil ; qu'il est enfin allégué que la juridiction du second degré a laissé sans réponse les conclusions par lesquelles la Société de Boulonneries et Visseries de Sablé faisait valoir qu'E.D.F. avait délibérément laissé à ses chefs de bloc la maîtrise de la production électrique française, ce qui était de nature à établir que l'événement invoqué par E.D.F. pour s'exonérer de toute responsabilité ne constituait pas une cause étrangère ;
Mais attendu, d'abord, que la Cour d'appel n'a pas jugé fautif le comportement du personnel de production dont elle a estimé qu'en l'espèce il avait tendu à réaliser la conciliation voulue par l'autorité de tutelle "entre l'exercice du droit de grève et les exigences de la Nation" ; Attendu, ensuite, que la juridiction du second degré a relevé que l'action revendicative de ce personnel était survenue en raison de décisions récentes prises par le Gouvernement en matière salariale pour lutter contre l'inflation et que ces décisions qui étaient imprévisibles lors de la conclusion du contrat s'imposaient à E.D.F. ; qu'elle a retenu aussi que l'établissement public ne pouvait pas recourir à la réquisition du personnel, ni faire appel à une main d'oeuvre de remplacement ; qu'elle en a déduit que cette situation avait fait naître pour E.D.F., réglementairement tenue d'alimenter en énergie les "usagers prioritaires", un état de contrainte qui l'avait mise dans la nécessité de procéder à des opérations ponctuelles de "délestage", génératrices des interruptions de courant dont se plaignaient les demandeurs en réparation ; que, non tenue de répondre par un motif spécial à l'allégation visant en la deuxième branche du moyen, l'hypothèse, étrangère à la cause, d'une cessation totale du travail par les chefs de bloc, la Cour d'appel a ainsi légalement justifié sa décision retenant l'existence d'un cas de force majeure ; que le moyen n'est donc fondé en aucune de ses branches ;
Par ces motifs :
Rejette le pourvoi formé contre l'arrêt rendu le 4 juin 1980 par la Cour d'appel de Paris ;