ANNULATION, sur le pourvoi de Loup (Jules), d'un Arrêt rendu le 9 juillet 1897, par la Cour d'appel de Paris, chambre correctionnelle, dans la cause d'entre le susnommé et les sieurs X... (Félix), Lagarde (Augustin), Defransure (Paul), Saumard (Jacques), Lartiguelongue, Olivier (Louis), Blois (Pierre), Arnaud (Antoine), Daudin (Célestin), Mignaton (Célestin), Marguery (Pierre), Minaud (Jules), Etophe (Alphonse), Perichoux (Victor), Lefranc (Charles), parties civiles.
LA COUR,
Ouï M. Roulier, conseiller, en son rapport ; ouï Mes Devin et Gauthier, avocats en la Cour, en leurs observations ;
Ouï M. Puech, avocat général, en ses conclusions, le tout aux audiences publiques des 28 et 29 janvier 1898 ;
Vidant son délibéré en la Chambre du conseil ;
Vu le décret des 2-4 mars 1848 ainsi conçu :
Sur le rapport de la Commission de gouvernement pour les travailleurs ;
Considérant :
2° Que l'exploitation des ouvriers par les sous-entrepreneurs ouvriers dits marchandeurs ou tâcherons est essentiellement injuste, vexatoire et contraire au principe de la fraternité ;
Le Gouvernement provisoire de la République décrète ;
2° L'exploitation des ouvriers par des sous-entrepreneurs ou marchandage est abolie ;
Il est bien entendu que les associations d'ouvriers qui n'ont point pour objet l'exploitation des ouvriers les unes par les autres ne sont pas considérées comme marchandage ;
Vu l'arrêté des 21-24 mars 1848 ainsi conçu :
Sur le rapport de la Commission de gouvernement pour les travailleurs ;
Considérant que le décret du 2 mars qui détermine la durée du travail effectif et qui supprime l'exploitation de l'ouvrier par voie de marchandage n'est pas universellement exécuté en ce qui touche à cette dernière disposition ;
Considérant que les deux dispositions contenues dans le décret précité sont d'une égale importance et doivent avoir force de loi ;
Le Gouvernement provisoire de la République, tout en réservant la question du travail à la tâche,
Arrête :
"Toute exploitation de l'ouvrier par voie de marchandage sera punie d'une amende de 50 à 100 francs pour la première fois, de 100 à 200 francs en cas de récidive et, s'il y avait double récidive, d'un emprisonnement qui pourrait aller de un à six mois. Le produit des amendes sera destiné à secourir les invalides du travail" ;
Vu l'article 13, par. 1er, de la Constitution de 1848, ainsi conçu ; la Constitution garantit aux citoyens la liberté du travail et de l'industrie.
Vu l'article 6 du décret du 9 septembre 1848, ainsi conçu :
Le décret du 2 mars en ce qui concerne la limitation des heures du travail est abrogé" ;
Vu également les articles 1er, par. 2e, 59 et 60 du Code pénal ;
Sur le premier moyen du pourvoi pris de la fausse application du décret du 2 mars et de l'arrêté du 21 mars 1848, de la violation de l'article 13 de la Constitution de 1848 et du principe de la liberté du commerce et de l'industrie en ce que l'arrêt attaqué, préjugeant le fond, a ordonné une mesure d'instruction pour vérifier des faits propres à établir l'existence d'un prétendu délit de marchandage alors que les décret et arrêté du Gouvernement provisioire qui ont créé ce délit ont été implicitement abrogés par les lois postérieures ;
Attendu que le paragraphe 2 du décret du 2 mars 1848 qui abolit l'exploitation des ouvriers par des sous-entrepreneurs et l'arrêté du 21 mars qui réprime le délit de marchandage sont encore en vigueur comme n'ayant été abrogés soit expressément, soit implicitement par aucun texte de loi ;
Attendu que leur abrogation ne saurait notamment s'induire de l'article 13 de la Constitution de 1848, aux termes duquel "la Constitution garantit aux citoyens la liberté du travail et de l'industrie" ;
Que cet article 13 formule seulement une doctrine générale empruntée à la loi du 2 mars 1791, mais qu'il n'a pas eu pour effet d'abroger des dispositions législatives spéciales telles que les décret et arrêté de mars 1848 réglementant, dans l'intérêt de l'ouvrier, l'exercice de la liberté du travail ;
Attendu, au surplus, que l'article 6 du décret du 9 septembre 1848 porte "le décret du 2 mars, en ce qui concerne la limitation des heures du travail, est abrogé", et qu'il résulte, tant des travaux préparatoires et de la discussion de ce décret du 9 septembre que des termes mêmes de son article 6, que le décret du 2 mars, dans la partie qui abolit le marchandage, a été au contraire expressément maintenu ;
D'où il suit que ce premier moyen du pourvoi doit être rejeté ;
Sur le second moyen pris, dans ses deux branches, de la fausse application des décret et arrêté de mars 1848, des articles 1er, 59 et 60 du Code pénal, en ce que l'arrêt attaqué a déclaré interlocutoirement ces textes de loi applicables au demandeur soit coauteur éventuel du délit, alors qu'ils ne visent que les sous-entrepreneurs, soit comme complice éventuel du même délit, alors que les règles de la complicité ne peuvent pas s'appliquer dans cette matière ;
Attendu que, suivant le décret du 2 mars 1848, l'exploitation des ouvriers par des sous-entrepreneurs ou marchandage est abolie ;
Attendu que cette disposition vise exclusivement le sous-entrepreneur, ouvrier ou tâcheron, comme pouvant être l'auteur du marchandage lorsqu'il emploie des ouvriers travaillant à l'heure ou à la journée, mais qu'elle ne s'applique ni au sous-entrepreneur qui n'est pas ouvrier, ni au travail à la tâche, ni aux associations d'ouvriers qui n'ont point pour objet l'exploitation des ouvriers les uns par les autres ; que cela résulte notamment du considérant qui motive le décret du 2 mars, du second paragraphe de ce décret et du préambule de l'arrêté du 21 mars qui réserve formellement la question du travail à la tâche ;
Attendu que le décret du 2 mars ne prévoit pas non plus la participation directe de l'entrepreneur soit comme coauteur, soit comme auteur principal, à l'accomplissement de délit ;
Que cela résulte également des termes du considérant qui précède ce décret, où il est dit que l'exploitation des ouvriers par les sous-entrepreneurs ouvriers dits marchandeurs ou tâcherons est essentiellement injuste, vexatoire et contraire au principe de la fraternité, sans aucune mention des entrepreneurs ;
Attendu que l'arrêt attaqué allègue vainement que, à défaut du décret du 2 mars, l'arrêté du 21 mars, aux termes duquel toute exploitation de l'ouvrier par voie de marchandage est réprimée, comprendrait l'entrepreneur principal ;
Que la légère différence de rédaction qui existe entre le décret du 2 et l'arrêté du 21 est sans aucune portée juridique ; qu'il est constant, en effet, que l'arrêté n'a pas eu d'autre but que de donner au décret la sanction pénale qui lui manquait ;
Attendu, enfin, qu'il est de principe qu'en matière pénale tout est de droit étroit et qu'on ne saurait, ainsi que le dit à tort le jugement dont l'arrêt entrepris s'est approprié les motifs, entendre dans un sens large une disposition de loi qui prononce une peine et englober dans cette disposition des individus et des actes qu'elle ne vise pas expressément ; que cette manière de comprendre et d'interpéter les décret et arrêté de mars 1848 est contraire à toutes les règles qui gouvernent l'application des lois pénales, lesquelles doivent toujours être entendues non dans un sens extensif, mais dans un sens restrictif ;
Attendu que le demandeur soutient vainement, d'autre part, que les relations directes de l'entrepreneur avec l'ouvrier étant protégées par l'immunité absolue qui résulte du principe de la liberté des conventions, l'entrepreneur ne peut devenir le complice d'un délit de marchandage, et que ce délit, étant un délit contraventionnel, ne comporte pas l'application des règles ordinaires de la complicité ;
Attendu qu'il s'agit d'apprécier et de qualifier, non pas les relations directes de l'entrepreneur avec l'ouvrier, mais l'assistance prêtée par l'entrepreneur au tâcheron, auteur principal éventuel d'un acte délictueux vis-à-vis de l'ouvrier ;
Attendu, tout d'abord, que le délit de marchandage ne saurait être classé dans la catégorie des délits que le pourvoi appelle contraventionnels ;
Attendu, en effet, qu'aux termes de l'article 1er du Code pénal, l'infraction que les lois punissent de peines correctionnelles est un délit, et que cette règle générale régit les matières spéciales à moins d'une dérogation expresse de la loi ;
Attendu que l'intention coupable doit accompagner le fait incriminé comme délit pour le rendre passible de la peine, et que ce principe ne souffre exception que dans le cas où la loi en a autrement ordonné ou lorsque, par la nature des choses, ce fait rentre nécessairement dans la classe des délits matériels qui existent par cela seul que l'acte punissable a été accompli et auxquels, pour cette raison, le législateur donne souvent lui-même le nom de contraventions ;
Attendu que l'infraction réprimée par l'arrêté du 24 mars 1848, est punie d'une amende de 50 à 100 francs pour la première fois, de 100 à 200 francs en cas de récidive et, en cas de double récidive, d'un emprisonnement de un à six mois ; qu'elle constitue donc un délit.
Attendu que l'exploitation de l'ouvrier par le sous-entrepreneur ouvrier comporte, par sa nature, au sens des décret et arrêté de mars 1848, l'appréciation d'un acte frauduleux aboutissant au profit abusif que le tâcheron tire du travail de l'ouvrier ; que cet acte nécessite donc, pour devenir délictueux, la réunion de trois éléments ; un fait matériel, une intention de nuire et un préjudice pour l'ouvrier ;
Attendu, d'ailleurs, que le marchandage n'exclurait pas l'application des règles ordinaires de la complicité, même en admettant la doctrine erronée du demandeur, suivant laquelle il pourrait être commis par un tâcheron de bonne foi ;
Attendu que tout individu qui commet un délit peut être aidé dans cet acte coupable et que cette assistance est frappée de la même peine que la perpétration de l'acte, sauf les cas où la loi en aurait disposé autrement ; que le principe ainsi posé par les articles 59 et 60 du Code pénal étant général, l'exception, pour être admise, doit être formellement écrite dans la loi ; que cette exception n'existe pas dans les décret et arrêté de mars 1848 ;
D'où il suit :
1° Que l'arrêt attaqué a faussement appliqué les décret et arrêt précités en considérant l'entrepreneur comme pouvant être le co-auteur du délit de marchandage ;
2° Que cet arrêt a, au contraire, sainement interprété lesdits décret et arrêté en retenant la fraude et le dol comme devant être les éléments substantiels du marchandage réprimé par la loi, et que l'entrepreneur, complice de ce délit, tombe enfin, suivant le droit commun, sous le coup des dispositions générales des articles 59 et 60 du Code pénal ;
Sur le moyen additionnel pris de la violation de l'article 7 de la loi du 20 avril 1810, en ce que l'arrêt attaqué a éventuellement retenu à la charge du demandeur un délit de marchandage qui, en l'état des faits constatés, ne pouvait lui incomber ni comme coauteur ni comme complice ;
Attendu que la citation incriminait une combinaison entre l'entrepreneur et le tâcheron ayant eu pour résultat de faire exécuter les travaux de l'entreprise à prix réduits, sous le couvert du tâcheron insolvable, au détriment des ouvriers ;
Attendu que l'arrêt attaqué déclare expressément qu'il n'est pas exact que les faits allégués par les ouvriers soient d'ores et déjà démentis par les documents produits à la Cour au nom de l'entrepreneur ;
Que cette appréciation de fait est souveraine et qu'elle justifie, à ce point de vue, la mesure d'instruction qui a été ordonnée ;
Mais attendu que, de ce qui précède, il résulte qu'il y a lieu de casser l'arrêt attaqué pour ce motif seulement que le dispositif du jugement, que cet arrêt s'est approprié, a prescrit une expertise dont l'objet essentiel est, suivant les termes de la mission donnée à l'expert, de rechercher les éléments de la culpabilité de l'entrepreneur considéré par l'arrêt comme l'auteur principal ou le coauteur d'un délit de marchandage, alors que cet entrepreneur ne peut être également que le complice éventuel de ce délit ;
Par ces motifs,
CASSE ET ANNULE l'arrêt rendu par la Cour d'appel de Paris, le 9 juillet 1897, et, pour être statué à nouveau conformément à la loi, renvoie la cause et les parties en l'état devant la Cour d'appel d'Orléans à ce déterminée par délibération spéciale en chambre du Conseil.