ANNULATION, sur le pourvoi du Procureur général près la Cour d'appel de Bordeaux, d'un Arrêt rendu par cette cour, chambre des appels de police correctionnelle, le 11 mai 1871, qui s'est déclarée incompétente dans l'affaire de Pierre-Paul X....
LA COUR,
Ouï le rapport de M. Saint-Luc Courborieu, conseiller, et les conclusions de M. Bédarrides, avocat général ;
Statuant sur le pourvoi du procureur général près la cour de Bordeaux ;
Vu le mémoire joint au dossier ;
Vu l'article 2 du Code civil, l'article 8 de la loi du 25 mars 1822, l'article 10 de la loi du 11 mai 1868, l'article 1er du décret du 25 février 1852, la loi du 15 avril 1871, l'article 30 de la loi du 26 mai 1819 et l'article 8 de la loi du 8 octobre 1830 ;
Attendu qu'il résulte des constatations identiques du jugement de première instance et de l'arrêt attaqué que X... (Pierre-Paul) avait été traduit par citation directe, à la requête du ministère public, le 28 mars 1871, devant le tribunal correctionnel de Bergerac, pour avoir, à la même date et dans cette ville, proféré publiquement ces paroles : A bas l'assemblée nationale ! fait prévu et puni par l'article 8 de la loi du 25 mars 1822 ;
Que, par jugement du 29 du même mois, le tribunal correctionnel a déclaré le prévenu coupable du délit de cris séditieux qui lui était imputé, et l'a condamné à un mois d'emprisonnement et 16 francs d'amende ;
Que, sur l'appel de X..., la cause a été portée à l'audience de la chambre des appels de police correctionnelle de la cour de Bordeaux du 26 avril dernier ; qu'après le rapport du conseiller à ces fins commis, l'interrogatoire du prévenu, qui avait proposé un moyen d'incompétence pris des dispositions du décret de la délégation de Tours du 27 octobre 1870, les réquisitions du ministère public et les plaidoiries, la cause a été continuée pour la délibération et la prononciation de l'arrêt ;
Que, le 11 mai suivant, la cour de Bordeaux a rejeté, avec raison, le moyen présenté par X..., par le motif que le décret susrelaté n'avait pas été légalement promulgué, mais qu'elle a déclaré, d'office, la juridiction correctionnelle incompétente, par application des articles 1er, 2 et 6 de la loi du 15 avril dernier sur les délits de la presse, promulguée le 23 et devenue exécutoire à Bordeaux le 30 du même mois ;
Attendu qu'aux termes de l'article 2 du Code civil, la loi ne dispose que pour l'avenir ;, qu'elle n'a point d'effet rétroactif ;
Que cette règle de non-rétroactivité ne s'applique qu'au fond du droit ;
Qu'il est de principe, en effet, que les lois de procédure et d'instruction, comme celles qui modifient la composition des tribunaux et la forme des jugements, sont obligatoires au moment où elles sont promulguées, et deviennent immédiatement applicables aux délits commis antérieurement, jusqu'à ce qu'il soit intervenu un jugement définitif sur le fait poursuivi ;
Qu'il en est de même des lois modificatives de la compétence, qui, en général, dès la promulgation, saisissent les délits et les prévenus, pour les procès nés comme pour les procès à naître ;
Mais qu'il cesse d'en être ainsi, en ce qui concerne l'application d'une loi de compétence, relativement aux affaires commencées qui ont subi, avant qu'elle fût exécutoire, l'épreuve d'une décision sur le fond, alors même que cette décision aurait été frappée d'appel, et que les juges du second degré n'auraient pas définitivement statué avant la promulgation de la loi ;
Qu'à la différence des lois de procédure et d'instruction qui régissent les affaires commencées, dès qu'elles sont exécutoires, quel que soit l'état de la procédure, jusqu'à ce que tout soit consommé et terminé par une solution définitive, les lois de compétence, dans l'hypothèse du silence relativement à leur effet sur le passé, doivent être présumées avoir laissé hors de leur action les procès à l'occasion desquels le juge de premier degré avait prononcé sur le fond, dans la plénitude de ses attributions ;
Que, dans ce cas, les choses ne sont plus entières, puisque le tribunal, usant de ses pouvoirs et les épuisant, a reconnu l'innocence ou la culpabilité du prévenu ; que cette situation commande d'admettre que le législateur, s'inspirant du principe posé dans l'article 2 du Code civil, a entendu ne pas dépouiller la juridiction déjà saisie des affaires qui avaient été jugées au fond, afin d'éviter des contrariétés de décisions et de ne point léser les intérêts engagés, en tenant compte des faits accomplis et des éventualités nées d'un jugement dont l'effet n'est que suspendu par l'appel ;
Attendu que, dans la spécialité même de la matière régie par la loi du 15 avril dernier, et conformément à la distinction susindiquée, la loi du 26 mai 1819, article 30, et celle du 8 octobre 1830, article 8, n'avaient attribué aux cours d'assises que les délits de la presse qui ne seraient pas encore jugés ;
Qu'en restreignant ainsi les effets de la loi nouvelle, relativement au passé, aux affaires non jugées au fond, le législateur a reconnu et marqué les limites de la règle de rétroactivité des lois de compétence ; qu'il a consacré, par application à un cas spécial, dans ces circonstances, qui semblaient favorables à la plus large extension de cette règle, un principe d'interprétation des lois modificatives de la compétence, quand elles ne renferment pas de dispositions contraires ;
Qu'une rétroactivité plus étendue aurait eu pour conséquence l'obligation imposée aux prévenus acquittés par un jugement frappé d'appel de subir un nouveau jugement devant une juridiction d'un autre ordre et d'un seul degré ; qu'elle aurait privé les prévenus condamnés en première instance et appelants du droit de se justifier devant la juridiction du second degré, non supprimé, qu'ils auraient vainement saisie de leur recours ;
Que de pareils résultats ont paru, en 1819 et 1830, incompatibles avec les conditions d'une bonne justice et avec le fonctionnement régulier des diverses juridictions ;
Que le silence de la loi du 15 avril dernier, relativement aux procès commencés, doit donc être interprété en ce sens que le législateur, se référant, pour le passé, aux articles 30 et 8 des lois de 1819 et de 1830, a entendu ne pas soumettre aux dispositions nouvelles des affaires jugées, comme l'a été celle concernant X... ;
Que, par voie de conséquence, la juridiction correctionnelle était compétente pour statuer sur l'appel de ce prévenu ;
D'où il suit qu'en méconnaissant ses pouvoirs, la cour d'appel a faussement interprété et appliqué la loi du 15 avril dernier, et a expressément violé l'article 1er du décret du 25 février 1852, l'article 10 de la loi du 11 mai 1868, l'article 8 de la loi du 25 mars 1822, l'article 30 de la loi du 26 mai 1819 et l'article 8 de la loi du 8 octobre 1830 :
Par ces motifs, vidant le délibéré en la chambre du conseil, faisant droit au pourvoi,
CASSE et ANNULE.