ANNULATION, dans l'intérêt de la loi, sur le réquisitoire de M. le Procureur général en la cour, d'une ordonnance de non-lieu rendue le 30 septembre 1834 par le Tribunal de première instance du département de la Seine réuni dans la Chambre du conseil, en faveur du nommé Copillet, prévenu d'homicide volontaire.
A LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE.
Le procureur général à la cour de cassation expose qu'il est chargé, par ordre de M. le garde des sceaux, ministre de la justice, de requérir, conformément à l'article 441 du Code d'instruction criminelle, la cassation, dans l'intérêt de la loi, d'une ordonnance de non-lieu rendu le 30 septembre 1834 par le tribunal de la Seine, réuni dans la chambre du conseil, en faveur du nommé Copillet, prévenu d'homicide volontaire.
Voici le résumé des faits énoncés dans l'ordonnance.
Copillet et Julienne Blain étaient convenus de se donner la mort ensemble ; le rendez-vous avait été pris, des armes préparées. Arrivé au bois de Boulogne, Copillet s'appliqua, d'une main, un pistolet sous le menton, et de l'autre dirigea le second pistolet contre Julienne Blain, qui tenait elle-même le canon appuyé sur son col. Au signal donné, le malheureux obéit, la fille Blain tomba morte ; mais Copillet ne reçut qu'une blessure.
L'ordonnance de non-lieu repose sur deux motifs principaux ; Le premier consiste dans cette considération que, si Copillet n'eût pas échappé à la mort qu'il a cherché à se donner, il n'y aurait pas eu crime, et qu'on ne peut pas faire résulter ce crime du hasard qui lui a sauvé sa vie.
Mais ce raisonnement est tout à fait inadmissible ; si Copillet n'eût pas survécu, la loi humaine ne l'aurait pas poursuivi, parce que, d'après la législation actuelle, on ne fait plus le procès aux cadavres des suicidés, on ne les traîne plus sur la claie. Mais il n'y aurait pas moins crime aux yeux de la loi ; car le crime consiste dans la volonté de donner la mort à autrui, et Copillet avait la volonté de tuer Julienne Blain.
La loi punit même l'homicide par imprudence (319 du Code pénal) ; le sang répandu par un fait indépendant de la volonté de l'homme, et même contre cette volonté bien connue, exige une expiation au nom de la société ; l'homicide prémédité, mûri par la réflexion, commis volontairement, ne saurait donc échapper à la loi pénale, par le seul motif que le meurtrier aurait essayé de se tuer sur le cadavre de la personne qu'il venait d'assassiner.
Le second motif, sur lequel le tribunal s'est fondé, est celui-ci (nous transcrivons les termes mêmes de l'ordonnance) :
"Un meurtre, un assassinat est toujours dicté, soit par la colère, soit par la vengeance, soit par la cupidité : aucun de ces sentiments coupables n'animait l'inculpé : le désespoir seul l'a guidé. S'ils eussent survécu tous deux, les accuserait-on tous deux de meurtre ou d'assassinat réciproque ? non, évidemment ; il y a eu suicide seulement, crime réprimé par les lois de Dieu et la morale ; le plus affreux des crimes, parce qu'il n'est pas donné à l'homme de s'en repentir, mais qui n'est pas atteint par nos lois pénales".
Tous ces raisonnements sont autant d'erreurs en droit.
Le suicide qui n'est pas prévu par les lois pénales du royaume, c'est le suicide proprement dit ; c'est l'attentat de l'homme sur lui-même ; mais ce qu'on pourrait appeler le suicide conventionnel, c'est-à-dire la mort donnée volontairement à autrui à la suite d'une convention intervenue entre celui qui devra donner la mort et celui qui devra la recevoir n'est pas un véritable suicide, ni même un simple acte de complicité de suicide , c'est un meurtre direct, ou du moins un homicide. Or, dans le système du Code pénal, le meurtre n'est excusable que dans deux cas ; lorsqu'il est provoqué par des coups ou violences graves (art. 321 du Code pénal) et lorsqu'il est commis en repoussant, pendant le jour, l'escalade ou l'effraction d'une maison habitée (art. 322) ; quant à l'homicide, il ne cesse d'être un crime ou un délit que lorsqu'il est ordonné par la loi ou l'autorité légitime (art. 327) ou commandé par la nécessité actuelle de la légitime défense de soi-même ou d'autrui (art. 328).
Il importe peu, dès lors, que la mort ait été donnée du consentement ou par l'ordre de la personne homicidée , puisque ce consentement ou cet ordre ne constitue ni l'excuse des articles 321 et 322 du Code pénal, ni l'exclusion de criminalité des articles 327 et 328.
Au reste, les lois qui protègent la vie des hommes sont d'ordre public ; nulle volonté particulière ne peut absoudre ou permettre le fait qu'elles ont déclaré punissable ; quiconque les enfreint se met en état de révolte contre la société ; la loi pénale est là, qui attend le meurtrier, comme la loi morale et la loi religieuse.
Tels sont d'ailleurs les principes consacrés par la Cour de cassation dans deux arrêts les 27 avril 1815 et 16 novembre 1827.
Par ces motifs, vu la lettre du M. le garde des sceaux, en date du 21 mai 1838, l'article 441 du Code d'instruction criminelle, et les pièces de la procédure,
Nous requérons, pour le Roi, qu'il plaise à la Cour casser et annuler l'ordonnance de la chambre du conseil du tribunal de la Seine.
Fait au parquet, le 19 juin 1838. Signé DUPIN.
OUI M. Rocher, conseiller, dans son rapport ;
OUI M. le procureur général Dupin, dans son réquisitoire ;
Vu l'article 441 du Code d'instruction criminelle , et la lettre du garde des sceaux, ministre de la justice, en date du 21 mai dernier; faisant droit audit réquisitoire ;
Attendu que la protection assurée aux personnes par la loi constitue une garantie publique ;
Que, dès lors, le consentement de la victime d'une voie de fait homicide ne saurait légitimer cet acte ;
Qu'il ne peut résulter une exception à ce principe de la circonstance que l'auteur du fait consenti de meurtre a voulu en même temps attenter à sa propre vie ;
Qu'en vain la décision attaquée se fonde sur ce que, dans ce cas, il n'aurait été atteint, s'il eût succombé, par aucune disposition de la loi pénale , d'où elle infère que sa culpabilité ne peut dépendre du hasard qui l'a sauvé de la mort ;
Attendu que la criminalité de l'acte sur lequel a statué cette décision résultait, indépendamment de toute circonstance postérieure à sa perpétration, du concours de la volonté homicide et du fait qui en a été la conséquence ;
Que la mort de l'inculpé n'eût eu d'autre effet, aux termes de l'article 2 du Code d'instruction, que de prévenir ou d'arrêter la poursuite de cet acte, sans le dépouiller de son caractère criminel ;
Attendu que la chambre du conseil du tribunal de la Seine n'est pas mieux fondée à prétendre qu'un attentat sur une tierce personne, suivi d'une tentative de suicide, l'un consenti et même provoqué par la victime, l'autre effectué par le meurtrier, ne présente d'autre caractère que celui d'un double suicide ;
Attendu qu'il n'y a de suicide que dans le sacrifice qu'on fait de sa propre vie, et que ce sacrifice ne donne pas le droit de disposer de la vie d'autrui ;
Attendu, enfin, que la décision attaquée, en ne reconnaissant de mobile constitutif de la qualification légale du meurtre ou de l'assassinat que la colère, la vengeance ou la cupidité, et en attribuant à la seule impulsion du désespoir l'acte soumis à son examen, a admis un fait d'excuse en dehors de ceux qui ont été limitativement spécifiés par la loi, absous le crime par l'immoralité, et entrepris sur les pouvoirs du jury, auquel seul est réservé le droit d'apprécier les circonstances propres à atténuer le fait de l'accusation, soit dans son principe, soit dans son accomplissement :
Par ces motifs, LA COUR casse et annule, dans l'intérêt de la loi, l'ordonnance de la chambre du conseil du tribunal de la Seine du 30 septembre 1834 ;