COUR D'APPEL D'ORLÉANS
C H A M B R E C I V I L E
GROSSES + EXPÉDITIONS : le 02/07/2024
la SELARL CABINET AUDREY HAMELIN
Me Benjamin GIRARD
ARRÊT du : 2 JUILLET 2024
N° : - 24
N° RG 21/02362 - N° Portalis DBVN-V-B7F-GNYB
DÉCISION ENTREPRISE : Jugement TJ hors JAF, JEX, JLD, J. EXPRO, JCP de BLOIS en date du 29 Juillet 2021
PARTIES EN CAUSE
APPELANTES :- Timbre fiscal dématérialisé N°: 1265268407830681
Madame [V] [P]
née le [Date naissance 2] 1988 à [Localité 10]
[Adresse 5]
[Localité 11]
représentée par Me Audrey HAMELIN de la SELARL CABINET AUDREY HAMELIN, avocat au barreau de BLOIS
Madame [B] [P]
née le [Date naissance 1] 1990 à [Localité 10]
[Adresse 5]
[Localité 11]
représentée par Me Audrey HAMELIN de la SELARL CABINET AUDREY HAMELIN, avocat au barreau de BLOIS
D'UNE PART
INTIMÉE : - Timbre fiscal dématérialisé N°: 1265266704961634
Madame [F] [P]
née le [Date naissance 3] 1949 à [Localité 11]
[Adresse 8]
[Adresse 8]
[Localité 6]
représentée par Me Benjamin GIRARD, avocat au barreau de BLOIS
D'AUTRE PART
DÉCLARATION D'APPEL en date du : 31 Août 2021.
ORDONNANCE DE CLÔTURE du : 19 février 2024
COMPOSITION DE LA COUR
Lors des débats à l'audience publique du 14 Mai 2024 à 14h00, l'affaire a été plaidée devant M. Laurent SOUSA, Conseiller, en l'absence d'opposition des parties ou de leurs représentants.
Lors du délibéré, au cours duquel M. Laurent SOUSA, Conseiller a rendu compte des débats à la collégialité, la Cour était composée de:
Madame Anne-Lise COLLOMP, Président de chambre,
Monsieur Laurent SOUSA, Conseiller,
Madame Laure- Aimée GRUA, Magistrat honoraire exerçant des fonctions juridictionnelles
GREFFIER :
Mme Karine DUPONT, Greffier lors des débats et du prononcé.
ARRÊT :
Prononcé publiquement le 2 juillet 2024 par mise à la disposition des parties au Greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de procédure civile.
***
FAITS ET PROCÉDURE
Le [Date décès 4] 2017, [C] [P] est décédé laissant pour lui succéder Mme [F] [P], sa fille, et Mmes [V] et [B] [P], ses petites-filles venant aux droits de M. [I] [P], son fils prédécédé.
Alléguant de sommes indûment perçues, Mmes [V] et [B] [P] ont, par acte d'huissier de justice en date du 7 novembre 2018, fait assigner Mme [F] [P] devant le tribunal de grande instance de Blois.
Par jugement en date du 29 juillet 2021, le tribunal judiciaire de Blois a :
- débouté Mmes [V] et [B] [P] de toutes leurs demandes ;
- dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile au profit des demanderesses ;
- condamné Mmes [V] et [B] [P] à payer à Mme [F] [P] la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamné les demanderesses aux dépens ;
- accordé à Me Benjamin Girard le droit prévu à l'article 699 du code de procédure civile.
Par déclaration en date du 31 août 2021, Mmes [V] et [B] [P] ont interjeté appel de l'intégralité des chefs de ce jugement.
Suivant conclusions récapitulatives notifiées par voie électronique le 3 janvier 2024, Mmes [V] et [B] [P] demandent à la cour de :
- infirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions ;
Statuant à nouveau,
- déclarer Mme [F] [P] coupable de recel successoral des sommes de : 31 865 euros au titre du don manuel, 21 702,53 euros au titre de la prime d'assurance-vie, 48 952,47 euros au titre des autres dépenses ;
- condamner Mme [F] [P] à rapporter à la succession les sommes de 31 865 euros, 21 703,53 euros et de 48 952,47 euros indûment perçues ;
- condamner Mme [F] [P] à leur verser la somme de 1 037,50 euros en remboursement des frais bancaires exposés ;
- annuler les actes accomplis par Mme [F] [P], n'entrant pas directement dans l'intérêt de [C] [P], notamment et surtout : don manuel de [C] [P] à Mme [F] [P], en date du 14 octobre 2015 pour un montant de 31 865 euros ; prime d'assurance vie d'un montant de 40 000 euros effectué sur le contrat [9], le 12 octobre 2015, dont Mme [F] [P] est bénéficiaire ; procuration bancaire ;
- condamner Mme [F] [P] à leur verser la somme de 3 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens de la première instance et d'appel dont distraction au profit d'Audrey Hamelin, avocat ;
- débouter Mme [F] [P] de toutes demandes plus amples ou contraires.
Suivant conclusions récapitulatives notifiées par voie électronique le 27 février 2023, Mme [F] [P] demande à la cour de :
- confirmer le jugement rendu le 29 juillet 2021 en toutes ses dispositions ;
Y ajoutant,
- condamner Mmes [B] et [V] [P] à lui payer la somme de 3 000 euros au visa des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, et faire application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile au profit de Me Benjamin Girard, avocat aux offres de droit.
Pour un plus ample exposé des faits et des moyens des parties, il convient de se reporter à leurs dernières conclusions.
MOTIFS
Sur la nullité d'actes pour insanité d'esprit
Moyens des parties
Les appelantes font valoir, au visa de l'article 414-1 du code civil, que [C] [P] n'avait plus la capacité d'opérer un contrôle sur les actions réalisées par sa fille à l'endroit de son patrimoine ; qu'il a été découvert, a posteriori, l'existence de plusieurs dettes en dépit de liquidités largement suffisantes du défunt ; que [C] [P] n'était en réalité plus capable de mobiliser son intellect et de comprendre ce qui était fait ; que la procuration bancaire s'étendant à une autorisation globale de gestion de patrimoine du de cujus, elles sollicitent l'annulation de cet acte et de tous ceux qui en découlent au motif que [C] [P] n'était pas sain d'esprit lorsqu'il les a consentis ; qu'au regard de l'état de santé de [C] [P], rendant impossible toute sanité d'esprit et un consentement libre et éclairé, la cour annulera tous les actes ne se rapportant pas directement à l'intérêt du défunt et ayant été réalisés par l'intimée ; que le don manuel d'un montant de 31 865 euros au profit de Mme [F] [P], réalisé le 14 octobre 2015 et le versement d'une prime de 40 000 euros sur un contrat d'assurance vie dont l'intimée est bénéficiaire, le 12 octobre 2015 seront annulés.
L'intimée indique que [C] [P] était doué de toutes ses facultés mentales lors des actes litigieux.
Réponse de la cour
L'article 414-1 du code civil dispose que pour faire un acte valable, il faut être sain d'esprit et il incombe à ceux qui agissent en nullité pour cette cause de prouver l'existence d'un trouble mental au moment de l'acte.
L'article 414-2 du code civil dispose qu'après la mort de l'intéressé, les actes faits par lui, autres que la donation entre vifs et le testament, ne peuvent être attaqués par ses héritiers, pour insanité d'esprit, que dans les cas suivants :
1° Si l'acte porte en lui-même la preuve d'un trouble mental ;
2° S'il a été fait alors que l'intéressé était placé sous sauvegarde de justice ;
3° Si une action a été introduite avant son décès aux fins d'ouverture d'une curatelle ou d'une tutelle ou aux fins d'habilitation familiale ou si effet a été donné au mandat de protection future.
L'article 901 du code civil dispose que pour faire une libéralité, il faut être sain d'esprit.
S'agissant de la procuration bancaire, la nullité ne peut être prononcée, en application de l'article 414-2 du code civil que si l'acte porte en lui-même la
preuve d'un trouble mental, en l'absence de placement de l'intéressé sous sauvegarde de justice ou d'action introduite avant son décès aux fins d'ouverture d'une curatelle ou d'une tutelle ou aux fins d'habilitation familiale.
Les appelantes ne produisent pas la procuration dont Mme [F] [P] était pourvue sur les comptes bancaires de défunt, mais ce point est reconnu par celle-ci. Toutefois, en l'absence de production de la procuration bancaire, la date d'établissement de l'acte par le défunt et son contenu précis sont inconnus.
Les appelantes n'allèguent ni ne démontrent l'existence d'une preuve intrinsèque d'un trouble mental dans la procuration bancaire litigieuse. Elles seront donc déboutées de leur demande d'annulation de ladite procuration et des actes subséquents.
En octobre 2015, [C] [P] était âgé de 97 ans et résidait en maison de retraite. Les appelants produisent aux débats les évaluations du niveau de perte d'autonomie des personnes âges, les grilles AGGIR (Autonomie Gérontologique et Groupe Iso Ressources), attestant que [C] [P] était, en octobre 2015, classé en GIR 3, dont ils indiquent que cela correspond à la situation de « personnes âgées ayant conservé tout ou partie de leur autonomie mentale, partiellement leur autonomie locomotrice, mais qui nécessitent quotidiennement et plusieurs fois par jour des aides pour leur autonomie corporelle ». Ces grilles ne comportent pas d'évaluation précise et détaillée de l'état mental de la personne âgée.
Il est également produit des grilles d'inventaire neuropsychiatrique établies par le service de gérontologie du centre hospitalier de [Localité 11]. La grille en date du 22 avril 2015 mentionne l'absence d'idées délirantes, d'hallucinations, d'agitation/agressivité, d'exaltation de l'humeur/euphorie et de désinhibition. Il est en revanche relevé un état dépressif tous les jours de la semaine, d'anxiété et d'apathie plusieurs fois par semaine. Or, la dépression ne constitue pas un trouble affectant les facultés mentales de nature à rendre nulle une libéralité consentie pendant un épisode dépressif, dont il n'est pas établi qu'il était encore présent en octobre 2015.
Ces pièces ne sont pas corroborées par des certificats médicaux et attestations portant sur l'état précis des facultés mentales de [C] [P] au moment des actes litigieux, étant précisé que l'insanité d'esprit ne peut se déduire du seul âge de l'intéressé et de son admission en maison de retraite. Enfin, l'appréciation de l'intérêt du disposant dans l'accomplissement des actes litigieux est indifférente à la question de la preuve de l'insanité d'esprit.
En conséquence, les appelantes n'établissent pas l'insanité d'esprit de [C] [P] lors du don manuel du 14 octobre 2015 et du versement de la prime d'assurance-vie de 40 000 euros le 12 octobre 2015. Elles seront donc également déboutées de leur demande d'annulation de ces actes.
Sur le rapport à la succession
Moyens des parties
Les appelantes soutiennent que le tribunal a relevé que Mme [F] [P], bénéficiaire d'une procuration sur les comptes bancaires de son père, n'était tenue de rendre compte de sa gestion qu'à ce dernier ; que cette considération est une mauvaise interprétation de la règle de droit puisque la jurisprudence retient qu'il résulte de l'article 1993 du code civil que l'héritier bénéficiaire d'une procuration doit rendre compte de la gestion qu'il a faite des fonds provenant des comptes sur lesquels il disposait de cette procuration et en particulier justifier que les fonds qu'il a pu prélever ont été utilisés dans l'intérêt de son mandant ou que les chèques qu'il a pu émettre correspondaient à des opérations faites au profit de celui-ci, et qu'à défaut, les sommes prélevées par l'héritier doivent être rapportées à la succession ; que le 14 octobre 2015, huit jours après la vente du domicile de [C] [P], il était réalisé un don manuel pour un montant de 31 865 euros, par chèque, au profit de Mme [F] [P], qui pose question au regard des habitudes du de cujus ; que le fils du défunt, [I] [P], est décédé quelques mois auparavant, et afin de ne pas perturber [C] [P], il a été fait le choix de ne pas l'en informer ; qu'en 2009, une donation avait déjà été régularisée par [C] [P], par le biais d'un don manuel d'un montant de 30 000 euros à chacun de ses deux enfants, [F] [P] et [I] [P] ; que les éléments médico-sociaux permettent d'établir qu'au 22 avril 2015, [C] [P] présentait un état de santé dégradé et était catégorisé dans le groupe GIR 2, c'est-à-dire dont les fonctions mentales sont altérées ; que si Mme [F] [P] produit l'enregistrement du don manuel par le service des impôts, cela ne signifie que peu sur la façon dont a été obtenu ce don, la seule conséquence étant que le service des impôts prendra en compte ce don dans la liquidation de la succession et le calcul des abattements ; qu'il est certain que ce n'est pas [C] [P] qui a rédigé cet écrit ; que la cour ne pourra que se saisir des éléments objectifs qui démontrent qu'il n'a jamais été dans la pratique de [C] [P] de faire une différence entre ses enfants et que, au moment de la donation en 2015, les capacités intellectuelles et mentales de ce dernier étaient largement altérées ; que le 12 octobre 2015, il était observé un virement d'un montant de 40 000 euros sur un contrat d'assurance-vie qui représente près de 50 % du montant de la vente de la maison ; qu'en l'espace de deux jours, 71 865 euros étaient évacués sous la forme de donations, soit 89,83 % du prix de vente total ; que Mme [F] [P] ne pouvait ignorer que ces deux donations lui permettaient d'amoindrir l'actif successoral et d'augmenter son patrimoine propre, alors qu'elle avait conscience que l'état de santé de son père n'était pas propice à la compréhension ; que le caractère manifestement exagéré de cette prime, au sens de l'article L.132-13 du code des assurances, sera retenu par la cour qui ne saurait considérer que [C] [P] agissait selon ses propres volontés ; que le 22 août 2017, Mme
[F] [P] demandait le règlement de l'assurance-vie, faisant état d'un capital d'un montant de 21 702,53 euros, mais le premier juge a retenu qu'il n'était pas établi que la somme était manifestement exagérée ; qu'il semble qu'il n'ait pas été pris en compte les dettes de [C] [P] pour évaluer le caractère exagéré de ce montant, le défunt restant débiteur d'une somme de 6 710,86 euros au jour de son décès ; que cela signifie que la gestion du patrimoine réalisée par l'intimée n'a pas permis d'apurer les dettes, mais qu'il a été possible de réaliser des donations ; que cette constatation apparaît contradictoire et révèle en réalité une man'uvre consistant à diminuer l'actif net successoral, tout en permettant de percevoir un don manuel exempt de frais imposables et d'une prime d'assurance vie confortable qui ne pourrait pas réintégrer la succession ; que c'est donc à tort que le tribunal a considéré que cette prime n'était pas exagérée eu égard aux facultés économiques de [C] [P], de sorte que la cour infirmera cette disposition du jugement entrepris et condamnera Mme [F] [P] à opérer un rapport dans la succession de la somme de 21 702,53 euros au motif qu'elle constitue une prime manifestement exagérée ; qu'il y a enfin lieu de rapporter à la succession la somme de 48 952,47 euros pour des dépenses effectuées de décembre 2011 à juin 2017 ; que dans sa motivation, le premier juge retient qu'il n'était pas démontré que [C] [P] n'avait plus la possession de toutes ses facultés mentales, la cour constatera qu'il en est fait la démonstration, ce qui influe nécessairement sur les critères permettant d'analyser le litige ; qu'elles apportent la preuve que les chèques édités n'étaient pas soumis au de cujus, âgé de plus de 95 ans, en raison de l'importante diminution de ses facultés mentales et intellectuelles ; que 13 chèques, signés par l'intimée, font apparaître des règlements pour des vêtements dans un magasin de prêt-à-porter féminin, des dépenses de coiffeur dans un salon féminin, des loyers de Mme [F] [P], et des chèques à l'ordre de Mme [F] [P], pour des montants de 1 000 et 1 300 euros ; que c'est donc une somme de 48 952,47 euros qui a été utilisée par et pour Mme [F] [P] ; que l'état de santé de [C] [P] n'était pas compatible avec la capacité de contrôler les mouvements financiers réalisés sur son patrimoine ; qu'elles sollicitent que la somme de 1 037,50 euros leur soit remboursée, représentant les frais bancaires nécessaires à l'obtention des chèques versés aux débats.
L'intimée réplique que la carence probatoire des appelantes quant à l'utilisation abusive de la procuration bancaire de l'intimée sur le compte bancaire du de cujus, a pour conséquence de priver Mmes [B] et [V] [P] de voir prospérer leurs demandes de condamnation de leur tante sur le fondement du recel successoral ; qu'elle justifie du don manuel effectué par [C] [P] à son profit pour un montant de 31 865 euros de sorte qu'elle ne sera pas tenue de rapporter cette somme à la succession ; qu'elle produit l'exemplaire du don manuel du 14 octobre 2015, enregistré par le service des impôts ; qu'elle n'a pas rempli seule les informations relatives au don manuel puisqu'il ne s'agit pas de son écriture, ayant été aidée par un
notaire, Maître [T], pour remplir ce formulaire ; que suite à la vente du bien immobilier de [C] [P] en 2015, il a placé la somme de 40 000 euros sur un contrat d'assurance-vie [9], le défunt ayant formé le v'u de désigner sa fille en qualité de bénéficiaire de ce contrat d'assurance-vie ; qu'il est impossible de retenir à son encontre une intention frauduleuse de rompre l'égalité du partage au détriment de ses nièces ; qu'un contrat d'assurance vie-représente une donation non rapportable et non réductible, de sorte qu'elle est non constitutive par elle-même d'un recel successoral, sauf à démontrer que les primes versées par le souscripteur sont manifestement exagérées, ce qui n'est pas le cas en l'espèce ; que [C] [P] disposait des fonds nécessaires suite à la vente de sa maison au prix de 82 000 euros ; que la somme de 21 702,53 euros perçue au titre du contrat d'assurance-vie n'est pas exagérée eu égard aux facultés économiques de [C] [P].
Réponse de la cour
L'article 843 du code civil dispose que tout héritier, même ayant accepté à concurrence de l'actif, venant à une succession, doit rapporter à ses cohéritiers tout ce qu'il a reçu du défunt, par donations entre vifs, directement ou indirectement ; il ne peut retenir les dons à lui faits par le défunt, à moins qu'ils ne lui aient été faits expressément hors part successorale.
En application de cette disposition, il convient de rappeler que la qualité de réservataire est indifférente à l'obligation de rapport pesant sur tout héritier, ainsi que l'a d'ailleurs jugé la Cour de cassation (2e Civ., 10 septembre 2015, pourvoi n° 14-20.017).
Le rapport d'une donation à la succession est distinct de la question du recel successoral qui sera traitée ci-après.
Mme [F] [P] ayant bénéficié d'un don manuel qui n'est pas exclu du champ d'application de l'article 843 du code civil, elle en doit nécessairement rapport à la succession, sans qu'il y ait lieu de s'intéresser au contexte dans lequel cette donation a été consentie. Il convient donc de dire que Mme [F] [P] rapportera à la succession de [C] [P] la somme de 31 865 euros perçue au titre du don manuel.
L'article L.132-13 du code des assurances dispose que le capital ou la rente payables au décès du contractant à un bénéficiaire déterminé ne sont soumis ni aux règles du rapport à succession, ni à celles de la réduction pour atteinte à la réserve des héritiers du contractant. Ces règles ne s'appliquent pas non plus aux sommes versées par le contractant à titre de primes, à moins que celles-ci n'aient été manifestement exagérées eu égard à ses facultés.
L'utilité de la souscription est l'un des critères devant être pris en compte pour évaluer le caractère exagéré ou non des primes versées, qui s'apprécie au moment du versement des primes, ainsi que l'a jugé la Cour de cassation (2e Civ., 10 avril 2008, pourvoi n° 06-16.725, Bull. civ. II, n° 79).
Le caractère manifestement exagéré s'apprécie au moment du versement, au regard de l'âge ainsi que des situations patrimoniale et familiale du souscripteur (2e Civ., 17 février 2005, pourvoi n° 01-10.471 ; Bull). Ainsi, la situation patrimoniale du souscripteur au jour de son décès n'a pas à être prise en considération (2e Civ., 5 juillet 2006, pourvoi n° 05-15.409, Bull.).
Il est établi que [C] [P] a versé sur son contrat d'assurance-vie [9] ouvert le 25 avril 1989, un versement de 40 000 euros investi sur fonds en euros, le 12 octobre 2015. Ce versement fait suite à la vente de son bien immobilier au prix de 82 000 euros.
Il résulte des relevés du compte bancaire de [C] [P] qu'il percevait à l'époque de ce versement une pension de retraite de 1 091,27 euros outre des pensions de retraite complémentaire de 66,98 euros et de 237,45 euros, soit au total 1 395,70 euros par mois et qu'il devait régler des frais de maison de retraite de 1 748,71 euros. Si ces éléments établissent un déficit budgétaire mensuel, Le prix de vente de son bien immobilier lui a toutefois permis de percevoir un capital important lui permettant de faire face à plusieurs années de frais de maison de retraite, et ce nonobstant le don manuel établi au profit de sa fille.
Il n'était pas conforme aux intérêts de [C] [P] de laisser l'intégralité du prix de vente sur son compte bancaire, improductif d'intérêts, de sorte que le versement de la somme de 40 000 euros sur son contrat d'assurance-vie présentait une utilité certaine pour bénéficier d'intérêts sur le capital investi dans l'attente de rachats partiels pour alimenter son compte bancaire. Il résulte d'ailleurs des relevés de compte bancaire qu'à l'issue du versement de 40 000 euros sur le contrat d'assurance-vie et du don manuel à sa fille, le compte bancaire de [C] [P] présentait, au 2 novembre 2015, un solde positif de 11 555,91 euros, ce qui permettait de faire face au déséquilibre budgétaire pendant plusieurs mois.
Enfin, au décès de [C] [P], le contrat d'assurance-vie [9] présentait une valeur de 21 702,53 euros établissant qu'une partie du capital investi avait fait l'objet de rachats partiels pour alimenter le compte bancaire.
Il résulte de ces éléments que les appelantes n'établissent pas que la prime de 40 000 euros versée sur le contrat d'assurance-vie [9] était manifestement exagérée au regard de l'utilité de l'opération, de la situation patrimoniale du souscripteur et de sa situation familiale, étant relevé que Mme [F] [P], bénéficiaire du contrat d'assurance-vie était le seul enfant vivant de [C] [P], tenue à obligation alimentaire en cas d'impossibilité pour celui-ci de faire face aux besoins de la vie courante. Il convient donc de rejeter la demande de rapport à la succession du capital d'assurance-vie de 21 702,53 euros perçu par Mme [F] [P].
L'article 1993 du code civil dispose que tout mandataire est tenu de rendre compte de sa gestion, et de faire raison au mandant de tout ce qu'il a reçu en vertu de sa procuration, quand même ce qu'il aurait reçu n'eût point été dû au mandant.
L'obligation du mandataire de reddition de comptes s'exécute auprès de la succession en cas de décès du mandant, et à défaut il doit rapport à la succession (1re Civ., 2 février 1999, pourvoi n° 96-21.460, Bull. 1999 I N° 35).
Il s'ensuit que le tribunal a jugé à tort que Mme [F] [P], qui avait procuration sur les comptes bancaires de son père, n'était tenue de rendre compte de sa gestion qu'à ce dernier et qu'aucun élément du dossier ne prouve qu°elle ne l'a pas fait, inversant ainsi la charge de la preuve.
Les appelantes produisent aux débats les relevés de comptes bancaires du défunt, sur lequel Mme [F] [P] avait procuration, mentionnant des dépenses par chèques du 14 décembre 2011 au 26 juin 2017 pour la somme totale de 48 952,47 euros. Ils produisent également 13 copies de chèques tirés sur le compte bancaire de [C] [P] tous signés par Mme [F] [P], dont il résulte qu'elle est la bénéficiaire de plusieurs d'entre eux, alors qu'il existait en outre une opposition d'intérêts du fait de la procuration bancaire dont elle bénéficiait. Les sommes qui ont ainsi profité à Mme [F] [P] constituent des donations rapportables. Pour les autres dépenses, Mme [F] [P] n'a pas rendu compte aux héritiers de l'utilisation des fonds résultant des autres chèques litigieux et n'établit pas qu'ils étaient destinés au mandant, de sorte qu'elle sera également tenue de rapporter ces sommes à la succession de [C] [P].
Il convient donc de dire que Mme [F] [P] doit rapport à la succession de la somme de 48 952,47 euros au titre de son mandat dont elle n'a pas rendu compte.
En conséquence, le jugement sera infirmé en ce qu'il a débouté Mmes [V] et [B] [P] de leur demande de rapport à la succession des sommes de 31 865 euros et de 48 952,47 euros.
En revanche, les frais bancaires exposés par les appelantes ne peuvent relever que des frais irrépétibles engagées dans le cadre de la présente instance.
Sur le recel successoral
Moyens des parties
Les appelantes soutiennent que l'élément intentionnel du recel se caractérise par le comportement global de Mme [F] [P] qui n'a eu de cesse d'agir en tant que seule héritière ; que bien que parfaitement consciente de l'existence de ses nièces, l'intimée s'est déclarée seule héritière auprès de l'établissement bancaire ; qu'alors que les dettes de [C] [P] devaient figurer au passif de la succession, Mme [F] [P] a pris la liberté de régler l'arriéré dû à la maison de retraite, d'un montant de 6 710,86 euros, avec ses deniers personnels, démontrant qu'elle se considérait comme seule héritière ; que le 27 avril 2022, Mme [F] [P], entendue par la gendarmerie de [Localité 7], a déclaré n'avoir jamais apprécié ses nièces et affirmait avoir agi en toute conscience, en cherchant à les spolier de leurs droits dans la succession ; que l'élément matériel résulte des sommes dont il est demandé rapport ainsi qu'il a été précédemment exposé.
L'intimée fait valoir que la carence probatoire des appelantes quant à l'utilisation abusive de la procuration bancaire de l'intimée sur le compte bancaire du de cujus, a pour conséquence de les priver de voir prospérer leurs demandes de condamnation de leur tante sur le fondement du recel successoral ; qu'elle ne vivait pas avec son défunt père, et qu'elle n'a fait disparaître aucun document administratif et bancaire ; que les appelantes succombent dans l'administration de la charge de la preuve leur incombant de l'élément matériel et de l'élément intentionnel du recel successoral ; que les appelantes ont déposé plainte extrêmement tardivement, uniquement pour les besoins de la cause, et aucune suite n'a été donnée à celle-ci ; que s'agissant de l'élément matériel, l'intimée reprend les moyens précédemment exposés sur le don manuel, la prime d'assurance-vie et les dépenses litigieuses.
Réponse de la cour
L'article 778 du code civil dispose :
« Sans préjudice de dommages et intérêts, l'héritier qui a recelé des biens ou des droits d'une succession ou dissimulé l'existence d'un cohéritier est réputé accepter purement et simplement la succession, nonobstant toute renonciation ou acceptation à concurrence de l'actif net, sans pouvoir prétendre à aucune part dans les biens ou les droits détournés ou recelés. Les droits revenant à l'héritier dissimulé et qui ont ou auraient pu augmenter ceux de l'auteur de la dissimulation sont réputés avoir été recelés par ce dernier.
Lorsque le recel a porté sur une donation rapportable ou réductible, l'héritier doit le rapport ou la réduction de cette donation sans pouvoir y prétendre à aucune part.
L'héritier receleur est tenu de rendre tous les fruits et revenus produits par les biens recelés dont il a eu la jouissance depuis l'ouverture de la succession ».
Il est établi que Mme [F] [P] a bénéficié d'un don manuel de 31 865 euros au moyen d'un chèque tiré sur le compte bancaire de [C] [P], et qu'elle a établi une déclaration de don manuel au service des impôts. Les appelantes n'établissent pas que Mme [F] [P] aurait dissimulé le don manuel dont elle a été bénéficiaire, de sorte que le recel successoral n'est pas établi concernant cette donation.
La prime de 40 000 euros versée sur le contrat d'assurance-vie [9] n'était pas manifestement exagérée, de sorte qu'il n'est pas établi que Mme [F] [P] ait bénéficié d'une donation indirecte dont elle devrait rapport à la succession. Le capital du contrat d'assurance-vie dont Mme [F] [P] est bénéficiaire étant hors succession, il ne peut y avoir recel successoral à ce titre.
S'agissant de l'utilisation de la procuration bancaire, Mme [F] [P] doit rapporter à la succession la somme de 48 952,47 euros soit au titre de
sommes dont elle a profité au titre de donations indirectes, soit au titre de dépenses dont elle n'a pas justifié la destination.
Le recel successoral nécessite d'établir la preuve d'un élément matériel consistant en des man'uvres ou tout acte de nature à briser l'égalité du partage ou à modifier la vocation héréditaire, et la preuve d'un élément intentionnel consistant en la mauvaise foi ou l'intention frauduleuse de l'héritier qui a voulu s'approprier indûment des effets successoraux dans le but de nuire à ses cohéritiers et de rompre ainsi l'égalité du partage.
En l'espèce, Mme [F] [P] a fait usage de la procuration bancaire pour établir des chèques qui apparaissent dans les relevés bancaires de [C] [P] qui avait confié la gestion de ses comptes à sa fille. Si Mme [F] [P] n'a pas rendu compte de sa gestion, il n'est pas établi qu'elle ait procédé à des actes de nature à dissimuler les dépenses effectuées, avec la volonté de rompre l'égalité du partage, alors qu'elle est la seule héritière réservataire et que toutes les donations directes et indirectes doivent être rapportées à la succession.
En conséquence, il n'est pas établi que Mme [F] [P] se soit rendue l'auteur d'un recel successoral lui faisant encourir la sanction civile prévue à l'article 778 du code civil. Le jugement sera donc confirmé en ce qu'il a débouté Mmes [V] et [B] [P] de leur demande tendant à voir prononcer la sanction afférente au recel successoral.
Sur les frais de procédure
Le jugement sera infirmé en ses chefs statuant sur les dépens et les frais irrépétibles.
Mme [F] [P] sera condamnée aux entiers dépens de première instance et d'appel avec application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile et à payer aux appelantes une somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS,
Statuant publiquement, par arrêt contradictoire et en dernier ressort,
INFIRME le jugement en ce qu'il a :
- débouté Mmes [V] et [B] [P] de leur demande de rapport à la succession des sommes de 31 865 euros et de 48 952,47 euros ;
- dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile au profit des demanderesses ;
- condamné Mmes [V] et [B] [P] à payer à Mme [F] [P] la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamné les demanderesses aux dépens ;
- accordé à Me Benjamin Girard le droit prévu à l'article 699 du code de procédure civile.
CONFIRME le jugement en ses autres dispositions critiquées ;
STATUANT À NOUVEAU sur les chefs infirmés et Y AJOUTANT :
DÉBOUTE Mmes [B] et [V] [P] de leur demande d'annulation, pour insanité d'esprit, de la procuration bancaire consentie à Mme [F] [P], du don manuel du 14 octobre 2015 pour un montant de 31 865 euros, et du versement de la prime d'assurance-vie d'un montant de 40 000 euros sur le contrat [9] le 12 octobre 2015 ;
DIT que Mme [F] [P] doit rapporter à la succession de [C] [P] la somme de 31 865 euros perçue au titre du don manuel et la somme de 48 952,47 euros au titre du défaut de reddition de compte en qualité de mandataire ;
CONDAMNE Mme [F] [P] à payer à Mmes [B] et [V] [P] la somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
CONDAMNE Mmes [B] et [V] [P] aux entiers dépens de première et d'appel ;
AUTORISE les avocats de la cause à recouvrer directement et à leur profit, contre la partie condamnée aux dépens, ceux dont ils ont fait l'avance sans avoir reçu provision.
Arrêt signé par Madame Anne-Lise COLLOMP, Président de Chambre et Mme Karine DUPONT, Greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
LE GREFFIER LE PRÉSIDENT