COUR D'APPEL
DE
VERSAILLES
Chambre civile 1-1
ARRÊT N°
CONTRADICTOIRE
Code nac : 63B
DU 28 MAI 2024
N° RG 22/03749
N° Portalis DBV3-V-B7G-VHSV
AFFAIRE :
[X] [W]
C/
[U], [K] [F]
Décision déférée à la cour : Jugement rendu le 10 Mai 2022 par le Tribunal Judiciaire de VERSAILLES
N° Chambre :
N° Section :
N° RG : 20/04235
Expéditions exécutoires
Expéditions
Copies
délivrées le :
à :
-la SCP PIRIOU METZ NICOLAS,
-Me Philippe CHATEAUNEUF
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
LE VINGT HUIT MAI DEUX MILLE VINGT QUATRE,
La cour d'appel de Versailles a rendu l'arrêt suivant dont le délibéré a été prorogé les 23 avril et 21 mai 2024, les parties en ayant été avisées, dans l'affaire entre :
Monsieur [X] [W]
né le [Date naissance 1] 1967 à [Localité 7] - ALGÉRIE
de nationalité Française
[Adresse 4]
[Adresse 4]
[Adresse 4]
représenté par Me Guillaume NICOLAS de la SCP PIRIOU METZ NICOLAS, avocat postulant - barreau de VERSAILLES, vestiaire : 255 - N° du dossier 200302
Me Raphaëlle MAHE DES PORTES de la SCP CHABAS ET ASSOCIÉS, avocat - barreau d'AIX-EN-PROVENCE, vestiaire : 8
APPELANT
****************
Maître [U], [K] [F]
né le [Date naissance 2] 1958 à [Localité 6]
de nationalité Française
[Adresse 3]
[Adresse 3]
représenté par Me Philippe CHATEAUNEUF, avocat postulant - barreau de VERSAILLES, vestiaire : 643 - N° du dossier 2022075
Me Sabine DU GRANRUT de l'AARPI FAIRWAY, avocat - barreau de PARIS, vestiaire : K0190
INTIMÉ
****************
Composition de la cour :
En application des dispositions de l'article 805 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue à l'audience publique du 18 Janvier 2024 les avocats des parties ne s'y étant pas opposés, devant Madame Sixtine DU CREST, Conseiller chargée du rapport.
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :
Madame Anna MANES, Présidente,
Madame Pascale CARIOU, Conseiller,
Madame Sixtine DU CREST, Conseiller,
Greffier, lors des débats : Madame Natacha BOURGUEIL,
FAITS ET PROCÉDURE
M. [X] [W] exerce la profession de directeur de production.
En 2004, il a été employé pour la première fois par la société Reed Midem pour la préparation de l'édition 2005 du Marché international du disque et de l'édition musicale (ci- après dénommé « le Midem ») dans le cadre d'un contrat à durée déterminée (CDD) conclu du 26 octobre 2004 au 18 février 2005.
Plus de 50 contrats à durée déterminée auront été régularisés entre les parties entre 2004 et 2011.
Au cours de l'année 2011, l'organisation du Midem a évolué et a été confiée à la société Alias Production. La collaboration avec M. [W] a cessé.
M. [W] a adressé le 9 septembre 2011 un courrier à la société Reed Midem dans lequel il l'informait de son intention de saisir le conseil de prud'hommes pour demander la requalification de ses CDD en contrat à durée indéterminée (CDI). Il lui demandait également de lui confirmer sa participation au Midem 2012 et lui indiquait qu'à défaut il serait contraint de prendre acte de la rupture de son contrat de travail.
Par lettre recommandée avec accusé de réception du 27 septembre 2011 la société Reed Midem a répondu à M. [W] que les CDD d'usage signés respectaient le droit applicable en la matière. M. [X] [W] a alors confié la défense de ses intérêts à M. Roland Lienhardt, avocat au barreau de Paris. Le 10 octobre 2011, M. [X] [W] a adressé à la société Reed Midem une lettre dans laquelle il réitérait sa position et prenait acte de la rupture de son contrat de travail.
Parallèlement, par déclaration au greffe enregistrée le 12 septembre 2011, M. [X] [W] a saisi le conseil de prud'hommes (CPH) de Paris pour demander la condamnation de la société Reed Midem à lui verser différentes sommes consécutivement à la rupture de son contrat de travail.
Par jugement du 14 mai 2014, le conseil de prud'hommes de Paris a :
débouté M. [W] de l'ensemble de ses demandes,
dit n'y avoir lieu à exécution provisoire de la présente décision,
dit n'y avoir lieu à condamnation sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
condamné M. [X] [W] aux dépens de la procédure.
Par courriel du 25 mai 2014, M. [W] a indiqué à M. [F] son souhait d'interjeter appel de la décision. M. [F] a cru, à tort, avoir finalisé la déclaration d'appel par voie électronique.
Lorsqu'il s'est rendu compte de son erreur, il a procédé à une nouvelle déclaration d'appel le 12 mai 2015 arguant de l'absence de mention sur l'acte de notification du jugement du conseil de prud'hommes de Paris de la possibilité de faire appel via le réseau privé virtuel avocat (RPVA).
Par jugement du 14 septembre 2017, la cour d'appel de Paris a déclaré l'appel de M. [X] [W] irrecevable.
M. [F] a ensuite formé un pourvoi en cassation, rejeté par arrêt de la Cour de cassation le 20 mars 2019.
Par exploit d'huissier de justice du 1er juillet 2020, M. [X] [W] a fait assigner M. [U] [F] devant le tribunal judiciaire de Versailles afin d'engager sa responsabilité civile professionnelle.
Par jugement contradictoire rendu le 10 mai 2022, le tribunal judiciaire de Versailles a :
Condamné Maître [F] à verser à M. [X] [W] les sommes suivantes :
3 000 euros en indemnisation de son préjudice moral
4 168 euros au titre de l'indemnité de requalification
2 100 euros au titre des frais irrépétibles non obtenus du fait de l'irrecevabilité de l'appel
Débouté M. [X] [W] du surplus de ses demandes ;
Condamné Maître [F] aux dépens de l'instance avec application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile ;
Condamné Maître [F] à verser à M. [W] une somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
Ordonné l'exécution provisoire de la présente décision.
M. [X] [W] a interjeté appel de ce jugement le 7 juin 2022 à l'encontre de M. [U] [F].
Par dernières conclusions notifiées le 21 février 2023, M. [X] [W] demande à la cour, au fondement de l'article 1231-1 du code civil, de :
le recevoir en son appel,
Le dire bienfondé
Infirmer le jugement rendu par le Tribunal de Versailles le 10 mai 2022,
Et statuant de nouveau :
Dire et juger que Maître [U] [F] a manqué à ses obligations professionnelles dans la gestion de son dossier d'appel ;
Dire et juger que Maître [U] [F] est responsable des préjudices subis par lui,
Condamner Maître [U] [F] à lui verser les dommages et intérêts suivants :
Au titre du préjudice financier engendré par les recours inutilement inscrits : 5 400,00 euros TTC de dommages et intérêts ;
Au titre du préjudice moral engendré par les recours inutilement inscrits 3 000,00 euros de dommages et intérêts ;
Au titre de l'indemnité de requalification des contrats à durée déterminée en contrat à durée indéterminée :
A titre principal, la somme de 7 189,00 euros de dommages et intérêts
A titre subsidiaire, la somme de 5 297,00 euros de dommages et intérêts
A titre infiniment subsidiaire, confirmer le jugement en ce qu'il lui a octroyé la somme de 4 168 euros ;
Au titre du préjudice constitué par la perte de chance de voir ses prétentions accueillies favorablement en cause d'appel :
A titre principal, la somme de 210 197,00 euros de dommages et intérêts
A titre subsidiaire, la somme de 115 842,00 euros de dommages et intérêts
En tout état de cause, 5 400,00 euros de dommages et intérêts pour les frais irrépétibles non obtenus en cause d'appel compte tenu de l'irrecevabilité de l'appel ;
Confirmer le jugement en ce qu'il a condamné Maître [U] [F] à lui verser 3 000,00 euros au titre du préjudice moral du fait de la privation d'une voie de recours effective ;
Confirmer le jugement pour le surplus ;
Condamner Maître [U] [F] au paiement de la somme de 5 000,00 euros au titre des frais irrépétibles de la présente instance ;
Condamner Maître [U] [F] aux entiers dépens distraits comme habituellement en application de l'article 699 du code de procédure civile au profit de la SCP Piriou Metz Nicolas qui en a fait l'avance ;
Débouter Maître [U] [F] de ses demandes infondées au titre des frais irrépétibles et dépens ;
Débouter Maître [U] [F] de toutes demandes contraires aux présentes.
Par dernières conclusions notifiées le 7 septembre 2023, M. [U] [F] demande à la cour de :
Vu les articles 1231-1 et suivants du code civil,
Vu les articles L. 1242-2 et suivants du code de travail,
Vu les articles 562 et 901 4° du code de procédure civile,
A titre principal :
Déclarer M. [X] [W] mal fondé en son appel ;
Confirmer le jugement du 10 mai 2022 en toutes ses dispositions,
Débouter M. [X] [W] de toutes ses demandes, fins et prétentions,
Subsidiairement, dans le cas où la Cour d'appel ferait droit à la demande d'infirmation des chefs de jugement critiqués dans la déclaration d'appel de M. [X] [W] :
Limiter les condamnations prononcées à son encontre au titre du préjudice engendré par les recours inutilement inscrits à 5 400 euros TTC,
Limiter les condamnations prononcées à son encontre au titre de la perte de chance à 20% des rappels de salaires correspondant aux périodes couvertes par les contrats signés par M. [X] [W],
Rejeter les plus amples ou contraires demandes de M. [W] [X], et notamment la demande d'indemnisation au titre de l'indemnité de requalification qui n'a pas été portée à la connaissance de la Cour d'appel de Versailles.
En tout état de cause :
Condamner M. [X] [W] à lui payer la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Condamner M. [X] [W] aux entiers dépens de première instance et de l'instance d'appel, dont distraction au profit de Maître Philippe Châteauneuf, Avocat, conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
La clôture de l'instruction a été ordonnée le 19 octobre 2023.
SUR CE, LA COUR,
A titre liminaire et sur les limites de l'appel
Le jugement a retenu que M. [F] avait manqué à son obligation de diligence en enregistrant sa déclaration d'appel du jugement du conseil de prud'hommes de Paris du 14 mai 2014 sans l'envoyer au greffe et en tentant de régulariser son appel tardivement le 12 mai 2015.
Sur les préjudices, il a retenu :
Que M. [W] ne démontrait pas que M. [F] avait intenté des recours inutiles postérieurement à sa déclaration d'appel du 12 mai 2015 justifiant l'indemnisation d'un préjudice matériel (5400 euros) et d'un préjudice moral (3000 euros) ;
Que le préjudice moral né de la privation d'une voie de recours effective était établi ;
Que la perte de chance d'obtenir la requalification des CDD en CDI était certaine, qu'elle devait être évaluée à 70% et qu'en conséquence, il y avait de l'indemniser à hauteur de 4 168 euros ;
Que M. [W] n'avait aucune chance d'obtenir la requalification de son contrat en contrat de travail à temps plein et qu'il ne justifiait, à ce titre, d'aucune perte de chance indemnisable ;
Que la perte de chance d'obtenir le remboursement des frais irrépétibles devant la chambre sociale de la cour d'appel de Paris était certaine, qu'il y avait lieu de l'évaluer à 70% et que cette perte de chance devait être indemnisée à hauteur de 2100 euros (70% x 3000).
Par conséquent, le tribunal, dans son dispositif, a :
Condamné Maître [F] à verser à M. [X] [W] les sommes suivantes :
3 000 euros en indemnisation de son préjudice moral né de la privation d'une voie de recours effective,
4 168 euros au titre de l'indemnité de requalification des CDD en CDI ;
2 100 euros au titre des frais irrépétibles non obtenus du fait de l'irrecevabilité de l'appel ;
Débouté M. [X] [W] du surplus de ses demandes (au titre des recours inutilement inscrits et au titre d'une requalification à temps plein).
Sur les demandes de M. [F]
La cour rappelle que l'article 954 du code de procédure civile oblige les parties à énoncer leurs prétentions dans le dispositif de leurs conclusions et que la cour ne statue que sur celles-ci.
Par prétention, il faut entendre, au sens de l'article 4 du code de procédure civile, une demande en justice tendant à ce qu'il soit tranché un point litigieux.
Par voie de conséquence, les « dire et juger » ne constituent pas des prétentions, mais en réalité des moyens qui ont leur place dans le corps des écritures, plus précisément dans la partie consacrée à l'examen des griefs formulés contre le jugement et à la discussion des prétentions et moyens, pas dans le dispositif.
La cour ne répondra de ce fait aux « demandes » de M. [W] tendant à « dire et juger que Maître [U] [F] a manqué à ses obligations professionnelles dans la gestion de son dossier d'appel » et « dire et juger que Maître [U] [F] est responsable des préjudices subis par lui », qu'à condition qu'elles viennent au soutien de la prétention formulée en appel et énoncée dans le dispositif des conclusions (soit les demandes de condamnations de M. [F]) et, en tout état de cause, pas dans le dispositif de son arrêt, mais dans ses motifs.
En outre, la cour constate que M. [F], qui sollicite la confirmation du jugement en toutes ses dispositions, ne conteste pas la faute qui lui est reprochée, consistant à avoir enregistré une déclaration d'appel sur RPVA sans la transmettre au greffe dans le délai requis. Ce point est donc acquis aux débats.
- Sur les demandes de M. [W]
M. [F], qui demande la confirmation du jugement en toutes ses dispositions, fait valoir que M. [W] n'a pas sollicité, dans sa déclaration d'appel, l'infirmation du jugement en ce qu'il lui a alloué une indemnisation de 4168 euros au titre de l'indemnité de requalification de ses CDD en CDI. Il en déduit que la cour ne pourra que confirmer ce chef de dispositif.
L'article 901 du code de procédure civile dispose que « La déclaration d'appel est faite par acte, comportant le cas échéant une annexe, contenant, outre les mentions prescrites par les 2° et 3° de l'article 54 et par le cinquième alinéa de l'article 57, et à peine de nullité (') 4° Les chefs du jugement expressément critiqués auxquels l'appel est limité, sauf si l'appel tend à l'annulation du jugement ou si l'objet du litige est indivisible ».
Selon l'article 562 du code de procédure civile, « L'appel défère à la cour la connaissance des chefs de jugement qu'il critique expressément et de ceux qui en dépendent. La dévolution ne s'opère pour le tout que lorsque l'appel tend à l'annulation du jugement ou si l'objet du litige est indivisible ».
En vertu de l'article 562 du code de procédure civile, dans sa rédaction issue du décret n° 2017-891 du 6 mai 2017, l'appel défère à la cour la connaissance des chefs de jugement qu'il critique expressément et de ceux qui en dépendent, la dévolution ne s'opérant pour le tout que lorsque l'appel tend à l'annulation du jugement ou si l'objet du litige est indivisible.
En outre, seul l'acte d'appel opère la dévolution des chefs critiqués du jugement.
Il en résulte que lorsque la déclaration d'appel tend à la réformation du jugement sans mentionner les chefs de jugement qui sont critiqués, l'effet dévolutif n'opère pas.
Par ailleurs, l'obligation prévue par l'article 901 4° du code de procédure civile, de mentionner, dans la déclaration d'appel, les chefs de jugement critiqués, dépourvue d'ambiguïté, encadre les conditions d'exercice du droit d'appel dans le but légitime de garantir la bonne administration de la justice en assurant la sécurité juridique et l'efficacité de la procédure d'appel.
Enfin, la déclaration d'appel affectée de ce vice de forme peut être régularisée par une nouvelle déclaration d'appel, dans le délai imparti à l'appelant pour conclure au fond conformément à l'article 910-4, alinéa 1, du code de procédure civile (2ème Civ., 30 janvier 2020, 18-22.528).
Seul l'acte d'appel opère dévolution, et dès lors que l'appelant a limité son appel, les conclusions ultérieures des parties sont inopérantes à cet égard (1e Civ., 22 juin 1999, n° 97-15.225).
Il résulte de l'acte d'appel que M. [W] a limité son appel aux chefs de jugement l'ayant « débouté du surplus de ses demandes et donc des demandes aux fins de voir :
Condamner M. [F] à lui verser 5400 euros au titre du préjudice financier engendré par les recours inutilement inscrits,
Condamner M. [F] à lui verser 3000 euros au titre du préjudice moral engendré par les recours inutilement inscrits ;
Condamner M. [F] à lui verser, à titre principal, la somme de 210 197 euros (') et à titre subsidiaire, la somme de 115 842 euros de dommages et intérêts au titre du préjudice constitué par la perte de chance de voir ses prétentions accueillies favorablement en cause d'appel ».
M. [W] n'a pas régularisé une autre déclaration d'appel par la suite.
Par voie de conséquence, l'effet dévolutif n'a pas opéré en ce qui concerne la condamnation de M. [F] à verser à M. [W] 4168 euros à titre d'indemnité de requalification des CDD en CDI, 3 000 euros en indemnisation de son préjudice moral né de la privation d'une voie de recours effective, et 2 100 euros au titre des frais irrépétibles non obtenus du fait de l'irrecevabilité de l'appel, ces condamnations n'étant pas expressément visées dans la déclaration d'appel. Ces chefs de dispositif sont donc désormais irrévocables.
Sur les limites de l'appel
En définitive, la cour est saisie dans les limites de l'appel de M. [W] portant sur :
L'indemnisation d'un préjudice matériel et d'un préjudice moral au titre des recours qu'il estime « inutilement inscrits » ;
L'indemnisation de la perte de chance de voir requalifier son contrat de travail en contrat de travail à temps plein et de se voir allouer un rappel de salaires en conséquence.
Sur les préjudices et le lien de causalité
Selon l'article 1231-1 du code civil, le débiteur est condamné, s'il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts soit à raison de l'inexécution de l'obligation, soit à raison du retard dans l'exécution, s'il ne justifie pas que l'exécution a été empêchée par la force majeure.
Le professionnel qui a manqué à son obligation de diligence sera condamné à réparer le préjudice en résultant de manière certaine. Ainsi, lorsque ses clients, dûment conseillés et assistés, auraient, de manière certaine, évité le dommage si l'avocat n'avait pas failli, ce dernier sera condamné à le réparer.
Lorsque le dommage causé par la faute de l'avocat consiste en la disparition de la possibilité d'un évènement favorable, sa réparation ne peut être accordée qu'au titre d'une perte de chance, entendue comme la disparition actuelle et certaine d'une éventualité favorable, qui doit être mesurée à la chance perdue et ne peut être égale à l'avantage qu'aurait procuré cette chance si elle s'était réalisée. Il appartient à celui qui s'en prévaut d'établir un lien de causalité direct entre la perte de chance alléguée et la faute.
La perte de chance subie par le justiciable qui a été privé de la possibilité de faire valoir ses droits par la faute de son avocat, se mesure donc à la seule probabilité de succès de la diligence omise.
Il incombe à M. [W] de démontrer qu'une action devant la cour d'appel de Paris puis, le cas échéant, devant la Cour de cassation avait des chances certaines, mêmes faibles, de prospérer. Il est dès lors nécessaire pour ce faire de reconstituer la discussion qui aurait pu avoir lieu devant ces juridictions.
Sur les demandes au titre des recours inutilement inscrits
Moyens des parties
Poursuivant l'infirmation du jugement à titre principal en ce qu'il n'a pas fait droit à ses demandes au titre des recours inutilement inscrits, M. [W] demande tout d'abord à la cour de condamner M. [F] à lui verser 5400 euros en réparation de son préjudice financier et 3000 euros en réparation de son préjudice moral, ces préjudices ayant été engendrés par les recours « inutilement inscrits », selon lui, en appel et en cassation à l'encontre du jugement du conseil de prud'hommes de Paris.
Il soutient que la déclaration d'appel régularisée par M. [F] le 12 mai 2015 via RPVA n'avait aucune chance d'être déclarée recevable puisqu'en l'absence de procédure avec représentation obligatoire, le recours à RPVA n'avait pas à être notifié, celui-ci n'étant que facultatif. Le moyen soulevé sur ce point par M. [F] n'avait donc aucune chance d'être accueilli favorablement, de sorte que, selon lui, la procédure d'appel et le pourvoi en cassation étaient des recours inutiles qui lui ont directement causé un préjudice financier (5400 euros correspondant aux honoraires et frais exposés) et un préjudice moral (3000 euros).
Poursuivant la confirmation du jugement en ce qu'il a débouté M. [W] de ses demandes sur ce point, M. [F] demande le rejet des prétentions indemnitaires de ce dernier au titre d'un préjudice prétendument né des « recours inutilement inscrits ». A titre subsidiaire, si la cour venait à infirmer le jugement, il demande à limiter l'indemnisation de M. [W] de ce chef à 5400 euros correspondant aux frais d'avocat effectivement engagé.
Il expose qu'il a enregistré sa déclaration d'appel sur RPVA sans que cet enregistrement ne corresponde à une transmission au greffe. Il a dûment régularisé sa déclaration d'appel le 12 mai 2005, mais la cour d'appel de Paris a retenu, par un arrêt devenu définitif, que son appel était irrecevable comme tardif.
Selon lui, l'irrecevabilité de l'appel était discutable puisque l'acte de notification du jugement ne mentionnait pas la possibilité de faire appel via le RPVA, contrairement aux dispositions de l'article 680 du code de procédure civile. Il produit également un échange avec Maître Gattineau, avocat à la Cour de cassation, selon lequel au regard d'une jurisprudence de cette Cour il pouvait être sérieusement argumenté devant elle que le délai d'appel n'avait en réalité pas couru. M. [F] ajoute que M. [W] était parfaitement informé que cette argumentation risquait de ne pas être suivie en appel comme en cassation. Il en déduit que les recours n'étaient pas « inutilement inscrits » et qu'aucun préjudice n'est constitué de ce chef.
Il considère, en outre, que le préjudice moral n'est démontré ni dans son principe, ni dans son quantum. Il ajoute que ce préjudice fait doublon avec le préjudice moral invoqué du fait de la privation d'une voie de recours effective et avec le préjudice financier du fait des « recours inutilement inscrits ».
Appréciation de la cour
L'article R. 1461-1 du code du travail, dans sa version applicable au litige, dispose que le délai d'appel [contre un jugement du conseil de prud'hommes] est d'un mois. L'appel est formé par une déclaration que la partie ou tout mandataire fait ou adresse par lettre recommandée au greffe de la cour.
L'article 680 du code de procédure civile, en vigueur depuis le 1er janvier 2014, dispose que l'acte de notification d'un jugement à une partie doit indiquer de manière très apparente le délai d'opposition, d'appel ou de pourvoi en cassation dans le cas où l'une de ces voies de recours est ouverte, ainsi que les modalités selon lesquelles le recours peut être exercé ; il indique, en outre, que l'auteur d'un recours abusif ou dilatoire peut être condamné à une amende civile et au paiement d'une indemnité à l'autre partie.
L'article 748-1 du code de procédure civile, rendu applicable en matière prud'homale par l'article 749 du même code, autorise l'appel par voie électronique, via RPVA. Les modalités et garanties de cette voie électronique de transmission des actes sont fixées par l'arrêté du garde des Sceaux du 5 mai 2010.
Dans son arrêt du 14 septembre 2017, la cour d'appel de Paris a retenu que ces dispositions, qui n'ouvrent en matière prud'homale qu'une faculté (la faculté d'interjeter appel via RPVA), ne dérogent pas au principe d'égalité de traitement dès lors que les prescriptions des articles 58 et 933 du code de procédure civile (relatifs, dans leur version applicable au litige, au contenu de l'assignation et de la déclaration d'appel) demeurent applicables.
Elle a constaté que l'acte de signification du 20 mai 2014 du jugement du conseil de prud'hommes de Paris, reçu par M. [W] le 22 mai 2014, informait ce dernier de la possibilité d'interjeter appel dans le délai d'un mois à compter de la réception du courrier, ainsi que des dispositions applicables du code du travail (dont l'article R. 1461-1 précité).
Elle en a conclu que le délai d'appel avait couru à compter du 22 mai 2014 et a déclaré l'appel, interjeté le 12 mai 2015, irrecevable (pièce 181 [W]).
La Cour de cassation, considérant que la cour d'appel avait repris la teneur du courrier de notification et rappelant que l'appel via RPVA était une simple faculté dans la procédure sans représentation obligatoire devant la cour d'appel, a rejeté le pourvoi par arrêt du 20 mars 2019 (pièce 176 [W]).
M. [W] considère que les recours intentés par M. [F] étaient voués à l'échec et ont été « inutilement inscrits ».
Force est de constater qu'il échoue à établir que ces recours étaient inutiles.
Les motivations des arrêts précités démontrent qu'une discussion sur la recevabilité de l'appel était sérieusement envisageable.
Par ailleurs, il ressort du courriel échangé par M. [F] avec Me Gatineau, avocat aux conseils, le 12 mars 2018 que ce dernier a identifié une jurisprudence favorable de la Cour de cassation (2ème Civ., 14 novembre 2013, n°12-25.454, publié) et a conclu : « S'il convient de rester prudent dans la mesure où la modalité d'appel en matière prud'homale était par principe la lettre recommandée avant la réforme du 20 mai 2016, l'appel par RPVA n'ayant été rajouté que pour des raisons de commodité, nous disposons incontestablement d'une argumentation sérieuse » (pièce 8 [F]).
Informé du recours et du mémoire envisagé, M. [W] a acquiescé par courriel du 13 mars 2018 en ces termes : « La démonstration est rigoureuse même si nous devons rester prudent devant la justice (') Ce mémoire me convient parfaitement, je n'ai aucune observation » (pièce 8 [F]).
Il s'ensuit que ces recours n'ont pas été « inutilement inscrits » comme le prétend, sans le démontrer, M. [W] et c'est à bon droit que le tribunal a rejeté ses demandes d'indemnisation d'un préjudice financier et d'un préjudice moral à ce titre.
Le jugement sur ce point sera confirmé.
Sur les demandes au titre de la perte de chance d'obtenir la requalification de son contrat de travail en contrat de travail à temps plein
Moyens des parties
Poursuivant l'infirmation du jugement à titre principal en ce qu'il n'a pas fait droit à l'intégralité de ses demandes, M. [W] demande à la cour de condamner M. [F] à lui verser des dommages et intérêts au titre de la perte de chance d'obtenir la requalification de son contrat de travail en contrat de travail à temps plein. Il sollicite 210 197 euros à titre principal, 115 842 euros à titre subsidiaire.
Il faut valoir que la plupart des CDD prévoyaient une rémunération forfaitaire pour 8 heures de travail et, s'appuyant sur la jurisprudence, il considère qu'en l'absence de mention dans le contrat du nombre d'heures supplémentaires comprises dans le forfait, il convient d'écarter le forfait et de calculer les rappels de salaire en tenant compte d'une durée du travail de 35 heures hebdomadaires, non seulement sur les périodes travaillées mais également sur les périodes interstitielles, entre 2006 et 2011.
Répliquant à l'intimée, il soutient que les revenus de la société Reed Midem représentaient en moyenne 83% de ses revenus, les autres étant essentiellement constitués des droits d'auteur liés à l'exploitation de ses écrits passés. Il explique avoir été directeur de production au Festival des Orientales de janvier 2001 à juin 2004, que le collectif théâtral dont il faisait partie avait une activité proche de zéro, qu'il a été formateur quelques jours par an avant 2005 et après 2012, qu'il a travaillé trois jours pour le Printemps de [Localité 5] en 2008 et que le reste de ses activités étaient des fonctions honorifiques non rémunérées.
Il sollicite donc :
à titre principal, 210 197 euros correspondant à un taux de perte de chance à 90%,
à titre subsidiaire, 115 842 euros correspondant à un taux de perte de chance de 90% appliqué au chiffrage « développé par la société Reed Midem ».
M. [F] poursuit la confirmation du jugement en ce qu'il a débouté M. [W] de ses demandes au titre d'une perte de chance d'obtenir une requalification de ses contrats de travail en contrat de travail à temps plein, et sollicite le rejet des demandes de M. [W].
A titre subsidiaire, si la cour infirmait le jugement, il lui demande de limiter l'indemnisation de M. [W] à une perte de chance de 20% et seulement pour les périodes couvertes par les contrats signés par M. [W].
Il fait valoir que la perte de chance de M. [W] est inexistante, dans la mesure où ce dernier n'avait aucune chance sérieuse d'obtenir une requalification de ses CDD en contrat à temps plein, et que cette perte de chance ne correspond à aucune réalité.
Il rappelle que le conseil de prud'hommes de Paris, statuant en départage, a débouté M. [W] de ses demandes par une décision motivée, et que devant la cour d'appel de Paris, M. [W] a développé la même argumentation sans produire d'élément nouveau ni de nouvelle pièce, de sorte qu'il n'avait aucune chance d'obtenir une décision différente. Il indique également que M. [W] ne démontre pas s'être tenu constamment à la disposition de la société Reed Midem, mais qu'il a toujours exercé d'autres activités professionnelles en parallèle. Il soutient en outre que M. [W] a eu avantage à bénéficier des allocations Assedic pendant les périodes non travaillées et, lorsqu'il travaillait pour la société Reed Midem, qu'il s'est vu payer les heures supplémentaires qu'il effectuait.
Appréciation de la cour
Force est de constater que M. [W] ne justifie pas qu'il aurait eu une chance d'obtenir de la cour d'appel de Paris la requalification de ses CDD en contrats à temps plein. Il ne développe aucun moyen au soutien d'une requalification des contrats en temps plein, pas plus qu'il n'explique les rappels de salaire sur les périodes non couvertes par les contrats.
Il résulte des productions de M. [W] que les CDD ont été renouvelés chaque année entre 2005 et 2011 pour l'organisation et le « debriefing » du Midem (Marché international du disque et de l'édition musicale qui se tient chaque année, en février, au Palais des festivals à Cannes).
Les CDD ont été conclus soit pour plusieurs mois consécutifs (allant parfois d'octobre à mi-février), soit, pour la grande majorité d'entre eux, pour une durée d'un jour à quelques jours par mois. Était prévue une rémunération journalière brute, à titre de contrepartie forfaitaire de son activité sur une base moyenne de 8 heures de travail effectif par jour travaillé. Les contrats ne comportaient aucune disposition spécifique relative aux heures supplémentaires.
Les CDD ont été signés conformément à l'Accord inter-branche du 12 octobre 1998 relatif aux CDD d'usage dans le spectacle et à l'annexe 8 du régime d'assurance chômage des intermittents du spectacle (permettant à M. [W] de bénéficier d'une prise en charge pas les Assedic pendant les périodes non rémunérées).
M. [W] affirme qu'il n'a pas été payé de ses heures supplémentaires, mais ce point est contesté par l'intimé et n'a pas été retenu par le jugement du conseil de prud'hommes (pièce 55-1 [W]).
Par ailleurs, il est constant que M. [W] a signé chaque CDD et n'a jamais remis en cause ses contrats, ni son rythme de travail ni sa rémunération avant 2011.
Il est également constant qu'il a exercé d'autres activités professionnelles pendant les périodes interstitielles. M. [W] fait valoir qu'il a très peu travaillé et essentiellement vécu de ses droits d'auteur pendant ces périodes. Il estime par exemple n'avoir travaillé que trois jours en 2008 pour le Printemps de [Localité 5]. Sa page Linkedin, dont il a lui-même renseigné les dates, indique cependant :
« Le Printemps de [Localité 5]
Régisseur général (accueil et sécurité du public)
Mai 2008 ' mai 2016 » (pièce 1 [F]).
En tout état de cause, l'exercice d'autres activités professionnelles pendant les périodes interstitielles, établi par sa page Linkedin et non contesté sur le principe, suffit à établir que M. [W] ne se tenait pas à disposition de la société Reed Midem et n'était pas dans l'impossibilité de prévoir son rythme de travail.
Le conseil de prud'hommes, statuant en départage, a retenu que la durée du travail, fixée à 8 heures de travail effectif par jour en moyenne, a régulièrement été dépassée dès le début des contrats sans que le salarié ne justifie avoir travaillé à temps plein de façon permanente ; que par ailleurs, il ressort des pièces versées que M. [W] établissait conjointement avec son employeur les plannings de travail et ne peut donc prétendre dès lors qu'il était placé dans l'impossibilité de prévoir à quel rythme il devait travailler ; que par ailleurs il ne s'est pas privé d'avoir d'autres activités professionnelles pour d'autres employeurs durant les périodes non incluses dans les CDD. Par conséquent, « eu égard au fait qu'il est constant que l'ensemble des heures supplémentaires ont été rémunérées au salarié et que ce dernier ne démontre pas s'être tenu à l'entière disposition de son employeur ou qu'il ait (sic) été placé dans une situation de méconnaissance de ses horaires de travail, [le conseil de prud'hommes de Paris a considéré qu'] il n'y a pas lieu à requalification des contrats de travail en contrats à temps plein » (pièce 55-1 [W]).
Pas plus qu'en première instance, M. [W] n'apporte à hauteur d'appel d'élément nouveau de nature à justifier une appréciation différente.
M. [W] n'avait donc aucune chance d'obtenir une requalification de ses CDD en contrats à temps plein et le rappel de salaires subséquents.
C'est donc à bon droit qu'il a été débouté de cette demande en première instance. Le jugement sera confirmé sur ce point.
Sur les frais irrépétibles et les dépens
Le sens du présent arrêt conduit à confirmer le jugement en ce qu'il a statué sur les frais irrépétibles et les dépens.
Partie perdante à hauteur d'appel, M. [W] sera condamné aux dépens d'appel, qui pourront être recouvrés conformément à l'article 699 du code de procédure civile. Sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile sera rejetée.
L'équité commande de ne pas faire application de cette disposition à hauteur d'appel.
PAR CES MOTIFS
La Cour, statuant publiquement, par arrêt contradictoire et mis à disposition,
Dans les limites de l'appel,
CONFIRME le jugement en toutes ses dispositions,
Y ajoutant,
REJETTE la demande de M. [W] au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
DIT n'y avoir lieu à application de l'article 700 du code de procédure civile ;
CONDAMNE M. [W] aux dépens d'appel, qui pourront être recouvrés conformément à l'article 699 du code de procédure civile ;
REJETTE toutes autres demandes.
- prononcé par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile,
- signé par Madame Sixtine DU CREST, conseiller pour la présidente empêchée et par Madame Natacha BOURGUEIL, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
Le Greffier, Le Conseiller,