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22/06/2023 | FRANCE | N°22/00562

France | France, Cour d'appel de Versailles, 12e chambre, 22 juin 2023, 22/00562


COUR D'APPEL

DE

VERSAILLES





Code nac : 59C



12e chambre



ARRET N°



CONTRADICTOIRE



DU 22 JUIN 2023



N° RG 22/00562 - N° Portalis DBV3-V-B7G-U7CU







AFFAIRE :



S.A. ENEDIS



C/



S.A.S. QUALITAT EXPERTISES









Décision déférée à la cour : Jugement rendu le 15 Décembre 2021 par le Tribunal de Commerce de NANTERRE

N° Chambre : 1

N° RG : 2021F00560



E

xpéditions exécutoires

Expéditions

Copies

délivrées le :

à :



Me Mélina PEDROLETTI



Me Franck LAFON



TC NANTERRE













RÉPUBLIQUE FRANÇAISE



AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS



LE VINGT DEUX JUIN DEUX MILLE VINGT TROIS,

La cour d'appel de Versaille...

COUR D'APPEL

DE

VERSAILLES

Code nac : 59C

12e chambre

ARRET N°

CONTRADICTOIRE

DU 22 JUIN 2023

N° RG 22/00562 - N° Portalis DBV3-V-B7G-U7CU

AFFAIRE :

S.A. ENEDIS

C/

S.A.S. QUALITAT EXPERTISES

Décision déférée à la cour : Jugement rendu le 15 Décembre 2021 par le Tribunal de Commerce de NANTERRE

N° Chambre : 1

N° RG : 2021F00560

Expéditions exécutoires

Expéditions

Copies

délivrées le :

à :

Me Mélina PEDROLETTI

Me Franck LAFON

TC NANTERRE

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

LE VINGT DEUX JUIN DEUX MILLE VINGT TROIS,

La cour d'appel de Versailles a rendu l'arrêt suivant dans l'affaire entre :

S.A. ENEDIS

RCS Nanterre n° 444 608 442

[Adresse 1]

[Localité 3]

Autre(s) qualité(s) : Appelant dans 22/00548 (Fond)

Représentée par Me Mélina PEDROLETTI, Postulant, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 626 et Me Jérôme MICHEL du cabinet FRANKLIN, Plaidant, avocat au barreau de PARIS,

APPELANTE

****************

S.A.S. QUALITAT EXPERTISES

RCS Nanterre n° 453 215 303

[Adresse 2]

[Localité 4]

Représentée par Me Franck LAFON, Postulant, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 618 et Me Julien BAUDOT, Plaidant, avocat au barreau de Paris

INTIMEE

****************

Composition de la cour :

En application des dispositions de l'article 805 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue à l'audience publique du 23 Mai 2023 les avocats des parties ne s'y étant pas opposés, devant Madame Bérangère MEURANT, Conseiller chargé du rapport.

Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :

Monsieur François THOMAS, Président,

Madame Bérangère MEURANT, Conseiller,

Monsieur Patrice DUSAUSOY, Magistrat honoraire,

Greffier, lors des débats : M. Hugo BELLANCOURT,

EXPOSE DU LITIGE

La société Qualitat Expertises, ci-après dénommée la société Qualitat, est une société d'ingénierie et de services spécialisée dans les diagnostics techniques du bâtiment.

La société Enedis, dont la majorité du capital est indirectement détenue par l'État, est une entreprise publique exerçant une activité de distribution d'électricité.

En 2018, à la suite de deux appels d'offres émis par la société Enedis, la société Qualitat a été déclarée attributaire de deux marchés public ayant pour objet la « réalisation de carottage et diagnostic amiante et HAP dans les enrobés » :

- le premier marché, signé le 23 septembre 2018, concernait des travaux pour le compte de la Direction Régionale d'Ile-de-France Ouest ; il prévoyait un montant prévisionnel de prestations à réaliser pour la période ferme de 24 mois de 380.000 € HT et de 190.000 € HT pour une période de prorogation optionnelle de 12 mois ;

- le second marché, signé le 25 octobre 2018, concernait des travaux pour le compte de la Direction Régionale d'Ile-de-France Est ; il prévoyait un montant prévisionnel de prestations à réaliser pour la période ferme de 24 mois de 1.000.000 € HT et de 500.000 € HT pour une période de prorogation optionnelle de 12 mois.

Chacun de ces marchés précisait que « Si la masse des travaux n'atteint pas 50% de la masse initiale des travaux, le titulaire peut prétendre à être indemnisé en fin de marché pour le préjudice éventuellement subi, du fait de cette non atteinte de la masse initiale des travaux ».

La masse des travaux s'est avérée inférieur à ce qui avait été prévu.

La société Enedis a proposé à la société Qualitat de prolonger, par avenant les deux contrats cadre respectivement le 26 août 2020 et le 4 septembre 2020.

Par courriers des 3, 14 septembre et 10 novembre 2020, la société Qualitat a décliné ces propositions et demandé l'indemnisation des préjudices qu'elle estimait avoir subis du fait du non-respect de la masse minimale de travaux.

Les 4 et 10 novembre 2020 la société Qualitat Expertises a mis en demeure la société Enedis de lui régler :

- la somme de 45.894,83 € de dommages et intérêts pour le premier contrat, composée de 33.894,83 € au titre du préjudice principal et 12.000 € pour des préjudices complémentaires,

- la somme de 355.330,78 € de dommages et intérêts pour le second contrat, composée de 319.330,78 € au titre du préjudice principal et de 36.000 € pour des préjudices complémentaires.

La société Qualitat Expertises a réitéré ses mises en demeure le 1er décembre 2020.

Par courriers des 11 et 15 décembre 2020 la société Enedis a dénié tout droit à indemnisation au titre du contrat du 23 septembre 2018 et pour le marché du 25 octobre 2018, elle a répondu que les éléments communiqués par la société Qualitat ne permettraient pas de déterminer le préjudice éventuellement subi, mais qu'elle restait cependant ouverte à la détermination d'un éventuel préjudice si des éléments complémentaires de justification lui étaient communiqués.

Par acte d'huissier en date du 3 février 2021, la société Qualitat a fait assigner la société Enedis devant le tribunal de commerce de Nanterre.

Par jugement du 15 décembre 2021, le tribunal de commerce de Nanterre a :

- Condamné la société Enedis à payer à la société Qualitat Expertises la somme de 305.832,71€ majorée des intérêts capitalisés au taux légal à compter du 3 février 2021 ;

- Débouté la société Qualitat Expertises de ses demandes au titre de dommages et intérêts ;

- Condamné la société Enedis à payer à la société Qualitat Expertises la somme de 4.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- Condamné la société Enedis aux dépens.

Par déclaration du 27 janvier 2022, la société Enedis a interjeté appel du jugement.

PRÉTENTIONS DES PARTIES

Par dernières conclusions notifiées le 7 mars 2023, la société Enedis demande à la cour de:

- Infirmer partiellement le jugement du tribunal de commerce de Nanterre en ce qu'il a condamné:

- La société Enedis à payer à la société Qualitat Expertises la somme de 305.832,71 € majorée des intérêts capitalisés au taux légal à compter du 3 février 2021 ;

- La société Enedis à payer à la société Qualitat Expertises la somme 4.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile et aux dépens.

Et statuant à nouveau :

- Rejeter les demandes indemnitaires présentées pour la première fois en appel par la société Qualitat Expertises.

- Fixer l'indemnisation que doit payer la société Enedis à la société Qualitat Expertises en fonction d'un taux de marge nette compris entre 2,5% et 3,5%, soit à hauteur d'un maximum

de 16 405,6 €.

- Condamner la société Qualitat Expertises à verser à la société Enedis la somme de 10.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens dont le montant sera recouvré par Me Pedroletti avocat conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

Par dernières conclusions notifiées le 23 février 2023, la société Qualitat Expertises demande à la cour de :

- Débouter la société Enedis de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;

- Confirmer le jugement dont appel en ce qu'il a condamné la société Enedis à payer à la société Qualitat Expertises la somme de 305.832,71 €, avec intérêts capitalisés au taux légal à compter du 3 février 2021, date de l'assignation, au titre de son préjudice principal ;

- L'infirmer en ce qui concerne les préjudices complémentaires et statuant à nouveau, condamner la société Enedis à payer à la société Qualitat Expertises une somme de 60.000 € à titre de dommages et intérêts au titre des différents préjudices complémentaires subis ;

- Condamner la société Enedis à payer à la société Qualitat Expertises une somme de 10.000€ sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

- Statuer ce que de droit sur les dépens dont distraction, pour ceux le concernant, au profit de Me Lafon, avocat, conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

L'ordonnance de clôture a été prononcée le13 avril 2023.

Pour un exposé complet des faits et de la procédure, la cour renvoie expressément au jugement déféré et aux écritures des parties ainsi que cela est prescrit à l'article 455 du code de procédure civile.

MOTIFS

Sur l'indemnisation du manque à gagner de la société Qualitat au titre des deux marchés publics

La société Enedis fait valoir que le manque à gagner du titulaire d'un marché public dont le montant minimal garanti n'a pas été atteint doit être calculé sur la base de la seule marge nette, ou bénéfice net, qu'il en aurait retiré. L'appelante reproche aux premiers juges d'avoir commis une erreur d'appréciation en considérant que le taux de marge nette devait être fixé à 65,1%, dès lors qu'elle considère que l'analyse des bilans comptables certifiés produits par la société Qualitat en première instance, les déclarations faites par la société Qualitat à l'occasion de la passation des marchés publics, ainsi que les documents comptables émanant d'entreprises intervenant dans le même secteur pour la même période mettent en évidence un taux de marge nette ne pouvant excéder 5,97%.

La société Enedis rappelle que la marge nette correspond au total des recettes produites par l'exécution du marché, dont il convient de déduire les frais et charges engagés pour l'exécution du contrat. Elle explique que la méthode de calcul du manque à gagner du titulaire d'un marché public est fondée, selon une jurisprudence constante conforme à l'article 39 du code général des impôts, sur la marge nette moyenne de l'entreprise titulaire du marché, ou à défaut sur la marge nette moyenne du secteur d'activité en question.

Elle fait valoir que la marge nette se calcule à partir du bénéfice net et non pas du résultat courant avant impôt, divisé par le chiffre d'affaires, multiplié par 100, de sorte qu'au regard des éléments comptables communiqués par la société Qualitat, tels que certifiés par son expert-comptable, le taux de marge nette a oscillé entre 2017 et 2019 entre - 7,28 % et 5,39 % et qu'il s'élevait à 5,39 % pour l'année 2019 et à -2,1 % pour l'année 2020. La société Enedis conteste toute force probante à la note établie par l'un des dirigeants de la société Qualitat, dont les éléments ne sont pas corroborés par les éléments comptables. Elle souligne que dans le cadre du dépôt de ses offres pour les marchés publics litigieux, la société Qualitat avait transmis un document indiquant qu'elle réaliserait une marge de 3,5 % si elle venait à être désignée attributaire desdits marchés.

La société Enedis se prévaut par ailleurs de divers documents financiers et comptables issus des entreprises intervenant dans le même secteur que la société Qualitat, et faisant apparaître une marge nette comprise entre - 9,8% et 5,97%, et en tous cas plafonnant systématiquement à 6%. Elle conteste que la société Qualitat soit une société de prestations intellectuelles, de sorte que ses explications sur la détermination de la marge bénéficiaire des sociétés de prestations intellectuelles ne sont pas pertinentes.

L'appelante demande donc à la cour de retenir un taux de marge nette de 3,5 % et d'évaluer le manque à gagner de la société Qualitat au titre des deux marchés à la somme totale de 16.405,60 € (14.862,47 € + 1.543,13 €).

La société Enedis soutient que la crise sanitaire, qui a mis à l'arrêt les commandes considérées comme non essentielles a eu une incidence considérable sur l'exécution des marchés en cause qui devaient encore se poursuivre pendant 6 mois pour le marché public Ouest, soit un quart de sa durée, et 8 mois pour le marché public Est, soit un tiers de sa durée. L'appelante conteste toute faute contractuelle, rappelant que la valeur des marchés est estimative, afin de permettre d'identifier la procédure applicable, le degré de publicité approprié et de fournir aux soumissionnaires un référentiel de façon à formuler une offre adaptée aux besoins de l'acheteur. Elle souligne ne s'être engagée à honorer que 50 % des montants évalués dans les deux marchés et que le fait de ne pas avoir atteint ces minimas ne caractérise aucune faute de sa part, s'agissant tout au plus d'une erreur d'appréciation de l'entité adjudicatrice sur ses besoins. La société Enedis conteste également toute mauvaise foi, soulignant qu'elle ne s'oppose nullement à l'indemnisation de la société Qualitat, mais qu'elle discute les chiffres avancés par cette dernière pour justifier de la marge nette qu'elle aurait réalisée dans le cadre des deux marchés.

La société Qualitat conteste l'impact allégué de la crise sanitaire sur l'exécution des marchés, dès lors que les conséquences de l'épidémie de Covid-19 ont commencé à se manifester à compter du mois de mars 2020 et qu'à cette date, alors que les contrats litigieux couraient déjà depuis 18 mois sur 24 pour le contrat Ouest et depuis 16 mois sur 24 pour le contrat Est, les niveaux de commande ne correspondaient déjà proportionnellement en rien à ceux garantis. Elle ajoute qu'entre les mois de mars et juin 2020, la société Enedis a passé des commandes. Elle reproche à la société Enedis de lui avoir proposé une prorogation de la durée des contrats sans contrepartie, soit en contradiction des conditions contractuelles. La société Qualitat considère que la société Enedis fait preuve de mauvaise foi dans le cadre de l'exécution des obligations contractuelles qu'elle a elle-même définies. Elle soutient que la société Enedis a commis une faute en ne respectant pas les montants minimum de commande et en refusant de l'indemniser alors qu'elle justifie depuis longtemps du préjudice qu'elle a subi au titre des deux marchés considérés. Elle fait valoir que la jurisprudence invite en premier lieu à faire établir le taux de marge nette attendu dans le cadre du marché considéré par les experts comptables ou commissaires aux comptes, le recours à la marge nette moyenne de l'entreprise et à la marge nette moyenne constatée dans le secteur d'activité concerné ne devant intervenir que par défaut. Elle indique produire ses bilans comptables projetés 2018, 2019 et 2020, détaillant les charges fixes et variables, certifiés par son expert-comptable qui précise que la méthode de réalisation des bilans projetés illustre bien le bénéfice net, avant impôts, que l'exécution des contrats en cause lui aurait procuré, ainsi qu'une note établie par l'un des dirigeants de la société et une attestation de son commissaire aux comptes qui confirme toutes les données. Elle explique avoir transmis, dans le cadre des appels d'offres, un document dans lequel elle mentionne un taux de marge prévisible de 3,5 %, sur la base de données communiquées par la société Enedis qui ne se sont pas révélées conformes aux commandes réellement passées, s'agissant notamment des quantités unitaires commandées par missions qui ont été plus élevées, de sorte que les marges réalisées sur les prélèvements et analyses exécutées ont été plus importantes.

*****

Le droit à indemnisation de la société Qualitat du fait de la non-atteinte du montant prévisionnel de prestations à réaliser prévu à chacun des contrats n'est pas contesté. Seules les modalités de calcul de cette indemnité sont soumises à discussion des parties.

Le préjudice indemnisable de la société Qualitat correspond au manque à gagner subi par cette dernière du fait d'un volume de commandes et donc de travaux qui n'a pas atteint le niveau fixé contractuellement. Ce manque à gagner est constitué par le bénéfice net que l'entreprise aurait retiré de l'exécution conforme du contrat, c'est-à-dire la marge nette qu'elle aurait dégagée. La marge nette est obtenue par la déduction des recettes produites par l'exécution du marché des frais, charges variables et fixes engagés pour celle-ci.

Le taux de marge nette doit donc être calculé par rapport au marché considéré. La marge nette moyenne de l'entreprise titulaire du marché ou la marge nette moyenne du secteur d'activité en question, ne pouvant être pris en compte qu'à titre d'indicateurs par défaut.

Pour justifier du taux de marge nette qu'elle aurait réalisé pour les deux marchés considérés, la société Qualitat produit des bilans projetés réalisés par son expert-comptable, la société In Extenso, pour les années 2018 à 2020 correspondant à la période d'exécution des marchés, ainsi qu'une attestation du commissaire aux comptes confortant ces éléments et enfin une note explicative qui aurait été établie par l'un des dirigeants de la société Qualitat.

Il ressort de la note explicative produite en pièce n°21 que les commandes qui auraient dû être passées par la société Qualitat auraient toutes dû excéder le " point de rentabilité zéro ", défini comme le seuil à partir duquel le volume de commandes enregistré par l'entreprise lui permet de couvrir ses charges.

Pourtant, la cour constate que pour l'année 2019, alors que le bilan fait apparaître un bénéfice de 425.348,74 €, ce qui établit que les commandes enregistrées par l'entreprise ont dépassé le " point de rentabilité zéro ", le taux de marge nette de la société Qualitat n'était que de 5,37 %. Par ailleurs, pour l'année 2018, le bilan conclut à une perte de 427.963,44 € et le bilan projeté fait apparaître, grâce aux commandes qui auraient dû être passées par la société Enedis, une perte de 419.867,67 €. Il ne peut donc être prétendu que pour l'année 2018, toutes les commandes de la société Enedis auraient excédé le point de rentabilité zéro et auraient " en très grande partie [été] transformées directement en bénéfice ". Il en va de même pour l'année 2020, pour laquelle le bilan conclut à une perte de 145.944,76 € et le bilan projeté fait apparaître, grâce aux commandes qui auraient dû être passées par la société Enedis, un bénéfice de 17.586,24 €. A nouveau, toutes les commandes de la société Enedis n'auraient manifestement pas excédé le point de rentabilité zéro et n'auraient donc pas pu être, dans leur intégralité, transformées directement en bénéfice.

La société Qualitat, reprenant en cela la note explicative précitée, soutient par ailleurs que le taux élevé de marge nette des marchés en cause se justifie par le fait qu'il lui aurait été possible de faire face à l'exécution des marchés à effectifs constants. Sur ce point, l'expert-comptable indique au terme de son rapport " qu'il a été démontré par ailleurs que l'effectif en place pouvait assumer le surplus de commandes Enedis, il n'y a donc pas de variation des charges ". Cependant, il ne fait pas état des éléments qui ont " démontré " que l'entreprise n'aurait engagé aucun surcroît de charges salariales pour exécuter les commandes supplémentaires de la société Enedis. Si les experts-comptables, comme les commissaires aux comptes, sont effectivement soumis par leur ordre professionnel à des obligations strictes d'intégrité, d'impartialité et d'indépendance, il n'en demeure pas moins que leurs attestations sont soumises à l'appréciation de la cour. En l'espèce, l'attestation de l'expert-comptable ne permet pas de déterminer dans quelle mesure ce dernier a pu vérifier cette information importante et la société Qualitat ne communique aucun élément probant susceptible de corroborer l'affirmation de la société In Extenso. La cour souligne qu'elle est au demeurant contredite par certains des mails communiqués par l'intimée au soutien de sa demande d'indemnisation des préjudices complémentaires, aux termes desquels elle a refusé des commandes en raison de plannings de ses équipes trop chargés sur la période considérée.

En outre, la cour constate que l'expert-comptable a évalué certaines rubriques se rapportant aux différents postes de charges au prorata du chiffre d'affaires. Or, rien ne permet de corroborer cette méthode d'évaluation, alors que la société Qualitat rappelle à juste titre que son préjudice doit correspondre à sa perte de marge pour les marchés considérés et donc les prestations à réaliser. Aucun élément ne permet d'établir, par exemple, que les frais d'analyses des prélèvements ou d'achat de matériels dans les marchés considérés auraient été les mêmes que pour les autres contrats conclus dans l'année par la société Qualitat, alors que l'activité de cette dernière ne se limite pas à la recherche d'amiante. Il ne ressort pas des rapports de l'expert-comptable et du commissaire aux comptes que ce point a été contrôlé avant l'établissement des bilans projetés. Ainsi, l'évaluation des charges au prorata du chiffre d'affaires apparaît incompatible avec la détermination du taux de marge nette des marchés considérés.

La société Enedis souligne pertinemment que dans la procédure d'appel d'offres, il a été demandé à la société Qualitat, dans le cadre de l'examen de son offre et conformément aux dispositions de l'article 53 de l'ordonnance n°2015-899 du 23 juillet 2015 relatif aux offres anormalement basses, de fournir une explication quant aux prix proposés qui apparaissaient substantiellement plus bas que ceux des autres candidats. Or, la société Qualitat a invoqué un taux de marge nette évalué pour ces marchés à 3,5 %, ce qui paraît incompatible avec le taux de 65,1 % allégué dans le cadre de cette instance. La société Qualitat soutient que cette évaluation a été faite sur la base de données communiquées par la société Enedis qui ne se sont pas révélées conformes aux commandes réellement passées, s'agissant notamment des quantités unitaires commandées par missions qui ont été plus élevées, de sorte que les marges réalisées sur les prélèvements et analyses exécutés ont été plus importantes. Toutefois, pour justifier ses dires, la société Qualitat se contente de produire en pièce n°18, une " liste de commandes marché Est ", qu'elle a réalisée elle-même, alors que nul ne peut se constituer de preuve à lui-même. Au surplus et quand bien même le caractère probant de cette pièce, limitée au marché Est, devait être retenu, il ne permet pas à lui seul de justifier que le taux de marge nette du marché, porté de 3,5 % à 65,1 %, ait été multiplié par presque 20. La société Qualitat évoque encore des économies d'échelle réalisées du fait de la proximité de chantiers d'autres clients avec ceux de la société Enedis et l'envoi mutualisé de prélèvements vers le laboratoire d'analyse. Cependant, cette affirmation n'est étayée d'aucune pièce probante. Si la société Enedis a pu réviser à la baisse les valeurs des besoins exprimés lors des avis de marchés par rapport à ceux qui ont été contractualisés, l'intimée n'explique pas comment la réduction des volumes de commandes projetés a pu augmenter le taux de marge dans les proportions précitées.

Comme le relève la société Enedis, au regard des éléments comptables communiqués par la société Qualitat, tels que certifiés par son expert-comptable, le taux de marge nette moyen de l'intimée a été de 3,99 % en 2017, de - 7,27 % en 2018, de 5,37 % 2019 et de - 2,1 % pour l'année 2020. Néanmoins, la société Enedis reconnait un taux de marge nette moyen de l'entreprise de 3,5 %.

Si la société Enedis prétend que le taux de marge nette moyen du secteur d'activité considéré oscille entre - 9,8 % et 5,97 %, avec un plafonnement à 6 %, la cour constate qu'elle se contente de justifier des marges nettes moyennes de deux entreprises du secteur d'activité en cause, ce qui est insuffisant pour donner aux résultats invoqués un caractère significatif.

Au regard de l'ensemble de ces éléments, la cour, usant de son pouvoir d'appréciation, évalue à la somme de 40.000 € le manque à gagner de la société Qualitat du fait de la non-atteinte de la masse minimale de travaux au titre des deux contrats conclus avec la société Enedis les 23 septembre et 25 octobre 2018. Cette somme produira intérêts à compter de l'assignation, le jugement est confirmé sur ce point.

Sur l'indemnisation des préjudices complémentaires de la société Qualitat

La société Qualitat expose avoir subi d'autres préjudices du fait de l'attitude de la société Enedis et du non-respect de ses engagements contractuels. Elle conclut au rejet de l'exception d'irrecevabilité, affirmant avoir soumis sa demande aux premiers juges. Elle explique avoir procédé à des investissements, notamment à l'acquisition d'un véhicule spécialement aménagé pour améliorer la productivité de ses équipes techniques dans le cadre de l'exécution des contrats en cause. Elle indique que cet investissement n'a pas été totalement amorti du fait du volume de commandes. Elle invoque par ailleurs une sous-évaluation des prix du fait de la tromperie relative aux volumes de commande qui se sont révélés bien inférieurs à ceux annoncés, une perte de chance de réorienter sa stratégie de réduction de son taux d'inactivité et des désordres organisationnels, ainsi qu'une perte de temps.

La société Enedis conclut à l'irrecevabilité de la demande de la société Qualitat au titre des préjudices complémentaires, soutenant qu'elle est présentée pour la première fois en cause d'appel. Pour contester les préjudices allégués, elle relève que la société Qualitat ne justifie pas que le véhicule dont elle fait état a été spécifiquement acquis pour les besoins de l'exécution des marchés publics litigieux. Par ailleurs, elle considère que les préjudices résultant des désordres organisationnels et de la perte de chance de réorienter sa stratégie de réduction du taux d'inactivité ne sont ni justifiés, ni fondés.

*****

Si, en application des dispositions de l'article 564 du code civil, les demandes nouvellement présentées en appel sont irrecevables, la cour constate que la société Qualitat avait sollicité devant le tribunal de commerce une somme de 36.000 € de dommages et intérêts au titre des " préjudices complémentaires ". L'actualisation de ce préjudice ne caractérisant pas une nouvelle demande au sens de l'article 564 précité, la fin de non-recevoir doit être rejetée, étant surabondamment souligné qu'elle relevait de la compétence exclusive du conseiller de la mise en état.

La société Qualitat prétend avoir procédé à l'acquisition d'un véhicule spécialement aménagé pour l'exécution des contrats conclus avec la société Enedis. Toutefois, elle n'en rapporte pas la preuve. En effet, le détail de la proposition de prix communiqué en pièce n°33 par l'intimée ne fait pas état de l'achat d'un véhicule, mais uniquement de l' " installation optimale du matériel de carottage dans les véhicules ". Par ailleurs, les factures produites en pièce n°28 se rapportent à des prestations d'aménagement d'un véhicule facturées en mai, juillet et septembre 2019, alors que les contrats ont été signés en septembre et octobre 2018. Aucun élément probant ne permet d'établir que le matériel dont l'acquisition ressort de la pièce n°28 précitée a été spécifiquement dédié à l'exécution des marchés en cause, étant rappelé que la société Qualitat est spécialisée dans les diagnostics techniques du bâtiment.

Par ailleurs, l'intimée ne peut prétendre à l'indemnisation du préjudice consécutif à une sous-évaluation des prix du fait du non-respect des engagements contractuels, alors qu'elle a été indemnisée de son manque à gagner. En outre, il ne résulte aucune tromperie des pièces produites. Les contrats sont parfaitement explicites quant aux volumes de commande et il appartenait à la société Qualitat de renoncer aux marchés si les termes contractuels ne lui convenaient pas ou s'il lui apparaissait que ses offres n'étaient finalement pas adaptées. La non-atteinte des niveaux minimaux de travaux relève de l'aléa inhérent à l'exécution des marchés, étant rappelé que la société Enedis a été condamnée à réparer le préjudice financier de son cocontractant. La cour relève, à titre surabondant, l'incohérence tenant pour la société Qualitat à prétendre, dans le cadre de l'indemnisation de son manque à gagner, à un taux de marge nette de 65,1 %, tout en soutenant, dans le cadre de l'indemnisation des préjudices complémentaires, que ses prix ont été sous-évalués.

Concernant la perte de chance invoquée par la société Qualitat de réorienter sa stratégie de réduction de son taux d'inactivité, la demande indemnitaire ne peut prospérer. En effet, l'intimée communique divers mails par lesquels elle informe différents interlocuteurs de son impossibilité de répondre à des commandes. Cependant, la cause de cette impossibilité, soit n'est pas précisée, soit fait référence à la charge des plannings des équipes, ce qui est incompatible avec l'inactivité des salariés que la société Qualitat invoque. Si l'intimée se prévaut d'une attestation de son expert-comptable du 27 janvier 2021 mentionnant un taux d'inactivité des salariés de la société Qualitat de 9,5 % en 2019, cette donnée, en l'absence de toute explication et pièces justificatives, apparaît incompatible avec les termes des courriels évoquant des plannings d'intervention trop chargés pour répondre aux commandes. La cour relève que l'intimée n'établit pas avoir interpelé la société Enedis sur les commandes à venir, afin d'adapter son niveau d'activité.

Enfin, la société Qualitat invoque un préjudice consécutif à des désordres organisationnels et perte de temps. Elle évoque la mobilisation d'un directeur associé et le recours aux services du cabinet d'expertise comptable de la société et de son commissaire aux comptes. Toutefois, aucune pièce ne justifie le préjudice allégué, étant observé que le simple recours à l'expert-comptable et au commissaire aux comptes de l'entreprise ne suffit pas de caractériser le dommage prétendu.

Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile

Compte tenu de la condamnation au paiement, même limitée, de la société Enedis, le jugement déféré sera confirmé des chefs des dépens et de l'article 700 du code de procédure civile.

Pour le même motif, la société Enedis supportera les dépens d'appel, dont distraction, et sera condamnée à payer à la société Qualitat la somme de 5.000 € au titre des frais irrépétibles exposés par la société Qualitat à hauteur d'appel.

PAR CES MOTIFS

La Cour, statuant par arrêt contradictoire,

Rejette la fin de non-recevoir tirée de l'irrecevabilité de la demande relative aux préjudices complémentaires ;

Confirme le jugement entrepris, sauf en sa disposition relative au quantum de l'indemnité allouée au titre du manque à gagner de la société Qualitat ;

Statuant du chef infirmé,

Condamne la société Enedis à payer à la société Qualitat la somme de 40.000 € de dommages et intérêts au titre du manque à gagner sur les contrats des 23 septembre et 25 octobre 2018;

Condamne la société Enedis aux dépens d'appel dont distraction au profit de Me Lafon ;

Condamne la société Enedis à payer à la société Qualitat la somme de 5.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

Signé par Monsieur François THOMAS, Président et par M. BELLANCOURT, Greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

Le greffier, Le président,


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Versailles
Formation : 12e chambre
Numéro d'arrêt : 22/00562
Date de la décision : 22/06/2023

Origine de la décision
Date de l'import : 26/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2023-06-22;22.00562 ?
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