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17/05/2023 | FRANCE | N°21/01541

France | France, Cour d'appel de Versailles, 17e chambre, 17 mai 2023, 21/01541


COUR D'APPEL

DE

VERSAILLES





Code nac : 80A



17e chambre



ARRÊT N°



CONTRADICTOIRE



DU 17 MAI 2023



N° RG 21/01541

N° Portalis DBV3-V-B7F-UQW2



AFFAIRE :



Société PACCOR FRANCE



C/



[U] [P]









Décision déférée à la cour : Jugement rendu le 30 avril 2021 par le Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire de CHARTRES

Section : I

N° RG : F 19/00293



Co

pies exécutoires et certifiées conformes délivrées à :



Me Isabelle DELORME-MUNIGLIA



Me Sandrine BEZARD-JOUANNEAU



Copie numérique adressée à :



Pôle Emploi







le :





RÉPUBLIQUE FRANÇAISE



AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS



LE DIX-SEPT MAI DEUX...

COUR D'APPEL

DE

VERSAILLES

Code nac : 80A

17e chambre

ARRÊT N°

CONTRADICTOIRE

DU 17 MAI 2023

N° RG 21/01541

N° Portalis DBV3-V-B7F-UQW2

AFFAIRE :

Société PACCOR FRANCE

C/

[U] [P]

Décision déférée à la cour : Jugement rendu le 30 avril 2021 par le Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire de CHARTRES

Section : I

N° RG : F 19/00293

Copies exécutoires et certifiées conformes délivrées à :

Me Isabelle DELORME-MUNIGLIA

Me Sandrine BEZARD-JOUANNEAU

Copie numérique adressée à :

Pôle Emploi

le :

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

LE DIX-SEPT MAI DEUX MILLE VINGT TROIS,

La cour d'appel de Versailles a rendu l'arrêt suivant dans l'affaire entre :

Société PACCOR FRANCE SAS

N° SIRET : 327 336 103

[Adresse 5]

[Localité 2]

Représentant : Me Isabelle DELORME-MUNIGLIA de la SCP COURTAIGNE AVOCATS, Constitué, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 52 et Me Véronique POUQUET, Plaidant, avocat au barreau de SAINT-ETIENNE

APPELANTE

****************

Monsieur [U] [P]

né le 22 septembre 1970 à [Localité 4] (28)

de nationalité française

[Adresse 1]

[Localité 3]

Représentant : Me Sandrine BEZARD-JOUANNEAU de l'AARPI BEZARD GALY COUZINET, Plaidant/ Constitué, avocat au barreau de CHARTRES, vestiaire : 000002

INTIME

****************

Composition de la cour :

En application des dispositions de l'article 805 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue à l'audience publique du 10 mars 2023 les avocats des parties ne s'y étant pas opposés, devant Monsieur Laurent BABY, Conseiller chargé du rapport.

Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :

Madame Aurélie PRACHE, Président,

Monsieur Laurent BABY, Conseiller,

Madame Nathalie GAUTIER, Conseiller,

Greffier lors des débats : Madame Dorothée MARCINEK

RAPPEL DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE

M. [P] a été engagé en qualité de cariste, par contrat de travail à durée déterminée, à compter du 1er juillet 1997, puis par contrat de travail à durée indéterminée à compter du 1er juillet 1998, par la société Polarcup, devenue Paccor France. En dernier lieu, il occupait les fonctions d'opérateur service.

Cette société est spécialisée dans la fabrication de plaques, feuilles, tubes et profilés en matières plastiques. L'effectif de la société était, au jour de la rupture, de plus de 50 salariés. Elle applique la convention collective nationale de la plasturgie

Le 17 novembre 2017, le salarié a tenté de mettre fin à ses jours par pendaison, sur son lieu de travail et a été conduit aux urgences et placé en arrêt de travail jusqu'au 9 mars 2019.

Le 8 février 2018, le caractère professionnel de l'accident a été reconnu par la CPAM.

Un avis d'inaptitude a été émis par le médecin du travail le 11 mars 2019 lors d'une première visite de reprise. Le 15 mars 2019, le médecin du travail a confirmé l'inaptitude définitive et totale à tous postes dans la société. Le médecin du travail a rédigé la proposition suivante : « peut être apte au travail dans un autre contexte organisationnel. »

La société Paccor France a adressé au salarié un questionnaire dit de mobilité auquel ce dernier a répondu défavorablement, se considérant inapte à tous les postes de l'entreprise.

Par lettre du 20 juin 2019, la société Paccor France a informé le salarié que son reclassement se révélait impossible.

Par lettre du 27 juin 2019, le salarié a été convoqué à un entretien préalable en vue d'un éventuel licenciement, fixé le 17 juillet 2019.

Le salarié ne s'est pas présenté à son entretien préalable et a été licencié par lettre du 24 juillet 2019 pour inaptitude et impossibilité de classement dans les termes suivants :

« Au terme des deux examens médicaux des 11 et 15 mars 2019 prévus par l'article R 4624-42 du code du travail, le docteur [Y] médecin du travail, vous a déclaré inapte à tous les postes dans l'entreprise. Le docteur [Y] a néanmoins précisé, en réponse à notre demande, et par courrier du 14 mai 2019, que nous pouvions effectuer d'autres recherches de reclassement.

En date du 4 juin 2019, nous vous avons demandé par lettre recommandée de nous répondre sur la base d'un questionnaire quant à votre acceptation d'une éventuelle mobilité géographique et/ou professionnelle pour orienter nos recherches de reclassement.

Par courrier du 7 juin 2019, reçu le 11 juin 2019, vous nous avez répondu que vous étiez inapte à tous les postes dans l'entreprise et que vous ne pouviez répondre favorablement à notre courrier.

Au-delà, compte tenu des conclusions du médecin du travail, et de l'absence de postes vacants compatibles à la fois avec vos aptitudes médicales et vos compétences professionnelles, nous n'avons pas été en mesure de vous proposer un reclassement.

Ainsi, tenant compte des conclusions du médecin du travail, et après consultation du comité social et économique, nous sommes au regret de ne pouvoir vous proposer un nouvel emploi adapté à vos compétences professionnelles au titre du reclassement et sommes dans l'obligation de prononcer votre licenciement pour inaptitude et impossibilité de reclassement.

Votre contrat de travail prendra fin a la date d'envoi de cette lettre soit le 24 juillet 2019 dans la mesure ou vous n'êtes pas à même d'effectuer votre préavis.

En application de l'article L. 1226-14 du Code du travail, vous percevrez une indemnité dont le montant est égal à l'indemnité légale de préavis ainsi qu'une indemnité spéciale de licenciement. »

Le 3 octobre 2019, M. [P] a saisi le conseil de prud'hommes de Chartres aux fins de requalification de son licenciement pour inaptitude en licenciement nul et en paiement de diverses sommes de nature indemnitaire.

Par jugement du 30 avril 2021, le conseil de prud'hommes de Chartres (section industrie) a :

en la forme,

- reçu M. [P] en ses demandes,

- reçu la société Paccor France en sa demande reconventionnelle,

au fond,

- déclaré que le licenciement pour inaptitude et impossibilité de reclassement de M. [P] est entaché de nullité,

- condamné la société Paccor France à verser les sommes suivantes :

. 27 233 euros à titre d'indemnité pour licenciement nul

. 23 000 euros à titre de dommages-intérêts pour absence de respect de l'obligation de sécurité de résultat,

. 1 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- ordonné l'exécution provisoire de droit,

- débouté M. [P] du surplus de ses demandes,

- débouté la société Paccor de sa demande reconventionnelle,

- condamné la société Paccor aux entiers dépens qui comprendront les frais d'exécution éventuels.

Par déclaration adressée au greffe le 24 mai 2021, M. [P] a interjeté appel de ce jugement.

Une ordonnance de clôture a été prononcée le 7 mars 2023.

PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES

Vu les dernières conclusions transmises par voie électronique le 9 février 2023, auxquelles il est renvoyé pour plus ample exposé des moyens et prétentions conformément à l'article 455 du code de procédure civile et aux termes desquelles la société Paccor France demande à la cour de :

sur le harcèlement moral,

- confirmant le jugement entrepris,

- dire et juger que M. [P] n'a pas été victime de harcèlement moral,

en conséquence,

- dire et juger que le licenciement de M. [P] ne peut pas être entaché de nullité et le débouter de ses demandes de ce chef,

sur le manquement à l'obligation de sécurité,

- infirmant le jugement entrepris,

- à titre principal, dire et juger que la demande de M. [P] au titre du manquement à l'obligation de sécurité est irrecevable devant la juridiction prud'homale,

- à titre subsidiaire, dire et juger qu'elle n'a commis aucun manquement à son obligation de sécurité,

- dire et juger qu'en tout état de cause, un tel manquement n'est pas susceptible d'entraîner la nullité du licenciement,

en conséquence,

- débouter M. [P] de sa demande de dommages-intérêts au titre du manquement à l'obligation de sécurité et de sa demande de nullité du licenciement,

sur la cause réelle et sérieuse du licenciement,

statuant de nouveau,

- dire et juger qu'elle a satisfait à son obligation de recherche de reclassement,

en conséquence,

- dire et juger que le licenciement pour inaptitude et impossibilité de reclassement de M. [P] repose sur une cause réelle et sérieuse et débouter M. [P] de l'intégralité de ses demandes de ce chef,

sur la demande nouvelle présentée par M. [P] devant la cour,

- constater que la demande indemnitaire de 30 000 euros au titre du préjudice moral constitue une prétention nouvelle laquelle est irrecevable et, en tout état de cause, M. [P] succombe dans l'administration de la preuve d'un préjudice,

en conséquence,

- débouter M. [P] de sa demande indemnitaire de ce chef,

sur sa demande reconventionnelle,

- accueillant sa demande reconventionnelle,

- condamner M. [P] à lui verser la somme de 4 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Vu les dernières conclusions transmises par voie électronique le 13 février 2023, auxquelles il est renvoyé pour plus ample exposé des moyens et prétentions conformément à l'article 455 du code de procédure civile et aux termes desquelles M. [P] demande à la cour de :

- déclarer mal fondée la société Paccor France en son appel.

- l'en débouter.

- confirmer la décision entreprise en ce qu'elle a déclaré que le licenciement pour inaptitude et impossibilité de reclassement était entache de nullité et a condamné la société Paccor France à lui verser la somme de 1 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- le déclarer recevable et bien-fondé en son appel incident,

y faisant droit,

- réformer la décision entreprise en ce qu'elle a écarté le harcèlement moral,

- déclarer établi le harcèlement moral,

en conséquence,

- condamner la société Paccor France à lui verser la somme de 52 710 euros a titre d'indemnité pour licenciement nul,

subsidiairement,

- constater que la société Paccor France a manqué a son obligation de sécurité à son égard,

en conséquence,

- condamner la société Paccor France à lui verser la somme de 52 710 euros a titre d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,

en tout état de cause,

- condamner la société Paccor France à lui verser les sommes de :

. 30 000 euros à titre de dommages et intérêts pour absence de respect de l'obligation de sécurité de résultat et harcèlement moral,

. 3 800 euros au titre l'article 700 du code de procédure civile pour les frais engages en cause d'appel,

- condamner la société Paccor France aux entiers dépens.

MOTIFS

Sur le harcèlement moral

Aux termes de l'article L. 1152-1 du code du travail, aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.

En application de l'article L. 1154-1 dans sa version applicable à l'espèce, interprété à la lumière de la directive n° 2000/78/CE du 27 novembre 2000 portant création d'un cadre général en faveur de l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail, lorsque survient un litige relatif à l'application de ce texte, le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l'existence d'un harcèlement et il incombe à l'employeur de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.

En l'espèce, le salarié soumet à la cour les faits suivants :

. le fait que M. [F], régleur leader salarié de la société, a fait de lui son souffre-douleur, ne lui disait ni « bonjour » ni « au revoir », lui adressait continuellement des reproches, l'injuriait et lui hurlait dessus, ce dont il se plaignait depuis plusieurs mois,

. le fait que cette situation a duré jusqu'au vendredi 17 novembre 2017, jour où M. [F] lui a hurlé dessus, ce dont, en larmes, il a informé Mme [O], membre de la délégation unique du personnel, laquelle a immédiatement sollicité une réunion au cours de laquelle le comportement de M. [F] l'a incité à sortir puis à tenter de se suicider par pendaison,

. le fait qu'à la suite de cette tentative de suicide, il a été admis aux urgences et placé en arrêt de travail dans le cadre d'un accident du travail.

Il est admis de façon constante que le 17 novembre 2017, le salarié a tenté de se pendre sur son lieu de travail. Consécutivement à ce geste, la direction a appelé le SAMU, lequel a demandé à l'employeur de conduire le salarié au service des urgences, ce qui a été fait.

Il ressort des débats et des témoignages produits que, plus tôt dans la journée, le salarié s'est plaint ' en pleurs ' auprès de Mme [O], déléguée syndicale, et de M. [B] (responsable des caristes) du comportement de M. [F] (régleur leader) à son égard ; que Mme [O] en a avisé M. [N] ' chef d'atelier ' lequel a spontanément convoqué le salarié et M. [F] à une réunion qui s'est tenue à 9h50.

Interrogé par l'enquêteur de la CPAM de Chartres, le salarié a décrit ainsi l'attitude de M. [F] :

. à propos de l'événement qui a conduit à la réunion : selon le salarié, M. [F] l'invectivait depuis longtemps en lui demandant « tu as léché le cul à qui ' », « tu as sucé la bite de qui ' », « tu comprends ce que je te dis ' ». Toujours selon le salarié, le matin du 17 novembre 2017, alors qu'il était dans son chariot élévateur, M. [F] a surgi, ouvert la porte et lui a crié : « tu comprends ce que je te dis ' », ce qui l'a choqué et mis en larmes.

. à propos de la réunion elle-même : « A mon arrivée dans le bureau de M. [N], M. [F] avait une attitude qui ne correspond pas à mon sens à celle d'une personne bien éduquée. Il était avachi sur la chaise dans le bureau. Son attitude m'a complètement dégoûté et je suis parti en larmes ». Selon ce même témoignage, étaient présents à cette réunion, outre le salarié : M. [N], M. [F], Mme [O] et M. [B] (responsable des caristes).

Du témoignage de M. [N] ' tel que recueilli par l'enquêteur de la CPAM ' il ressort qu'une altercation avait eu lieu entre le salarié et M. [F] : la veille, le premier avait dit au second que les régleurs leaders étaient trop payés pour ce qu'ils faisaient. M. [N] ajoute que « dans cette semaine, j'étais déjà intervenu entre [le salarié] et M. [F] » mais que « avant ces faits, [il n'avait] pas senti de passif entre eux ». Plus généralement, M. [N] évoque les « problèmes de communication (') entre les caristes et le personnel de production ». Ce constat est partagé par M. [B] qui témoigne ainsi : « La communication ne se fait pas entre certaines personnes de l'atelier et les caristes ». Selon les témoins, l'événement s'inscrit dans un contexte d'accroissement de la production. Aucun des témoins ne confirme l'attitude désinvolte que le salarié prête à M. [F] lors de la réunion organisée avant la tentative de pendaison.

Interrogé lui aussi par l'enquêteur de la CPAM, M. [F] a dit qu'il s'adressait au salarié comme à tous les autres caristes et fait valoir, à propos de ses relations avec lui, qu'ils « ne parlaient pas beaucoup ensemble. Cependant nous avons de bonnes relations de travail », même s'il évoque :

. une tension « 3 à 4 mois avant les faits » entre lui et le salarié à propos de « bigbags »,

. une tension, la veille du 17 novembre 2017, à propos du salaire des régleurs leaders,

. une tension, le matin du 17 novembre 2017, qu'il décrit ainsi : « A un moment, j'ai eu besoin d'un bigbag. J'ai vu [le salarié] rentrer dans l'atelier. Il était approximativement à 15 mètres. Je l'ai appelé plusieurs fois par son prénom mais il ne répondait pas. J'ai eu l'impression qu'il faisait mine de ne pas m'entendre. Je pense que c'était à cause de la veille. J'ai été jusqu'à son chariot. J'ai ouvert la porte et je lui ai dit « maintenant il faudrait aller changer le bigbag (...) ». [le salarié] ne m'a rien répondu. J'ai refermé la porte et ne suis retourné à mon poste ».

Des témoignages recueillis il ne ressort pas que M. [F] a fait du salarié son « souffre-douleur », qu'il « ne lui disait ni bonjour ni au revoir », lui adressait « continuellement des reproches, l'injuriait et lui hurlait dessus ». Tout au plus est-il établi l'existence de tensions sporadiques entre le salarié et M. [F].

Si ces témoignages montrent que le salarié s'en était plaint à plusieurs reprises, le salarié indique lui-même qu'il s'était plaint auprès de M. [N] et de Mme [O] du comportement de M. [F] sans toutefois citer son nom, avec cette précision que le salarié ajoute que « les actions de M. [F] n'ont jamais été faites devant témoin ».

Le témoignage de M. [C] ' cariste délégué du personnel qui est intervenu le premier pour empêcher la pendaison ' fait ressortir que le salarié « se plaint régulièrement auprès de tout le monde au sujet du travail en général, du salaire et des gens qui lui parlent mal. Il me disait souvent que certaines personnes ne le respectaient pas.

Il parlait de certains régleurs et chefs d'équipe sans les nommer précisément. Les petites altercations viennent de part et d'autres. [le salarié] pouvait recevoir des remarques et en donner aussi. [le salarié] est quelqu'un de sensible. Je l'ai déjà vu pleurer plusieurs fois avant le 17/11/17 suite à des chambrages » avant d'ajouter que « le jour du 17/11/17, lorsqu'il est venu en pleurs, j'ai senti que son comportement n'était pas pareil que d'habitude. Je sentais qu'il était à bout, qu'il n'en pouvait plus ».

Au rang des faits que le salarié présente comme contribuant, selon lui, au harcèlement moral dont il se prétend victime, il n'établit donc que les suivants :

. le fait que M. [F], régleur leader salarié de la société, a eu avec lui trois altercations dont une le 17 novembre 2017,

. le fait qu'il s'était plaint, de façon générale, sans les nommer, du comportement de certains régleurs leaders, étant précisé qu'il est établi, également de façon générale, qu'il existait des tensions entre les caristes et les régleurs,

. le fait que le 17 novembre 2017, après une altercation avec M. [F], il a tenté de se pendre.

Consécutivement à ce dernier geste, le salarié a été placé en arrêt de travail pour accident du travail. Ses arrêts de travail ont été renouvelés jusqu'au 27 mars 2019. Il justifie avoir été suivi par une psychologue clinicienne entre le 15 février 2018 et le mois d'octobre 2019.

Les faits que le salarié présente et établit laissent supposer l'existence d'un harcèlement moral susceptible d'avoir altéré sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.

Il incombe en conséquence à l'employeur de prouver que les agissements retenus ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.

L'employeur, qui se contente de soutenir que les faits ainsi présentés ne font pas supposer un harcèlement moral alors que la cour a retenu le contraire, n'apporte pas d'élément propre à établir l'existence d'éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.

Le harcèlement moral est donc établi.

L'inaptitude du salarié résulte de ce harcèlement moral. Le licenciement pour inaptitude qui en est la conséquence est donc nul.

Sur les conséquences de la rupture

Il ressort de l'article L. 1235-3-1 du code du travail, dans sa rédaction issue de l'ordonnance n°2017-1387 du 22 septembre 2017, que l'article L. 1235-3 n'est pas applicable lorsque le licenciement est entaché d'une nullité consécutive à des faits de harcèlement moral. Dans ce cas, lorsque le salarié ne demande pas la poursuite de l'exécution de son contrat de travail ou que sa réintégration est impossible, le juge octroie au salarié une indemnité qui ne peut être inférieure aux salaires des six derniers mois.

Compte tenu de l'ancienneté du salarié (22 ans), de son niveau de rémunération (1 757 euros bruts mensuels), de ce qu'en dépit de ses recherches ' dont il justifie ' il n'a retrouvé un emploi qu'en mars 2020, à temps partiel, dans le cadre de contrats de travail à durée déterminée successifs, le préjudice qui résulte, pour lui, de la perte de son emploi sera intégralement réparé par une indemnité de 38 000 euros.

Le jugement sera en conséquence infirmé et, statuant à nouveau, l'employeur sera condamné à payer au salarié la somme ainsi arrêtée à titre d'indemnité pour licenciement nul.

En application de l'article L. 1235-4 du code du travail, dans sa version applicable au présent litige, il conviendra d'ordonner d'office, le remboursement par l'employeur aux organismes intéressés des indemnités de chômage versées au salarié, du jour de son licenciement au jour du jugement prononcé, dans la limite de six mois d'indemnités de chômage.

Sur la demande de dommages-intérêts pour absence de respect de l'obligation de sécurité de résultat et harcèlement moral

Le salarié se fonde sur l'obligation de sécurité qui pèse sur l'employeur et expose qu'il a alerté à de multiples reprises sa hiérarchie sur le comportement de son collègue, sans aucune réaction de l'employeur. Il ajoute qu'au cours de l'entretien ayant précédé sa tentative de pendaison, sa hiérarchie ne l'a pas soutenu face à l'attitude de M. [F]. Il conteste la fin de non-recevoir opposée à sa demande, exposant qu'elle n'est pas nouvelle.

Pour sa part, l'employeur soutient que la demande est irrecevable, la Cour de cassation interdisant depuis un arrêt de 2018 à la juridiction prud'homale de statuer sur l'indemnisation d'un préjudice en lien avec l'accident du travail, ce d'autant qu'une instance est pendante devant le pôle social du tribunal judiciaire de Chartres, devant lequel le salarié formule la même demande.

Au fond, l'employeur conteste tout manquement à son obligation de sécurité exposant que le salarié ne s'était jamais plaint du comportement que M. [F] aurait adopté à son égard et rappelant que le 17 novembre 2017, lorsque M. [N] a été avisé de la situation par Mme [O], il a immédiatement convoqué le salarié et M. [F] à une réunion. Il ajoute qu'à la suite de la tentative de pendaison du salarié, il a réagi en organisant une réunion extraordinaire du CHSCT dès le 20 novembre 2017 et en créant une commission paritaire d'enquête qui a fait ressortir que le salarié ressentait un manque de reconnaissance, notamment salariale, mais qu'il n'avait pas fait l'objet d'un harcèlement moral.

***

Sur la fin de non-recevoir

Il se déduit des moyens invoqués par l'employeur qu'il invoque en réalité deux arguments au soutien de sa fin de non-recevoir : une incompétence et une litispendance.

S'agissant de la litispendance, il découle de l'article 102 du code de procédure civile que lorsque les juridictions saisies ne sont pas de même degré, l'exception de litispendance ou de connexité ne peut être soulevée que devant la juridiction du degré inférieur.

En l'espèce, le salarié a saisi le pôle social du tribunal judiciaire de Chartres à l'effet de dire que son accident du travail est dû à la faute inexcusable de l'employeur et d'ordonner une expertise pour évaluer les préjudices qu'il subissait du fait de la violation, par l'employeur, de son obligation de sécurité (cf. pièces 24 et 25 de l'employeur correspondant respectivement à la requête du 18 mai 2020 présentée par le salarié devant le Pôle social et à la convocation des parties devant le Pôle social du tribunal judiciaire).

Néanmoins, l'exception de litispendance ne saurait être accueillie dans la mesure où cette demande est présentée à hauteur de cour alors qu'elle ne peut plus l'être que devant le tribunal judiciaire en application de l'article 102 susvisé.

Par ailleurs, s'agissant de la compétence, il ressort de l'article L. 1411-1 du code du travail que le conseil de prud'hommes règle les différends qui peuvent s'élever à l'occasion de tout contrat de travail entre les employeurs et les salariés qu'ils emploient.

L'article L. 1411-4 prescrit que le conseil de prud'hommes est seul compétent quel que soit le montant de la demande pour connaître des différends mentionnés au présent chapitre. (') Le conseil de prud'hommes n'est pas compétent pour connaître des litiges attribués à une autre juridiction par la loi, notamment par le code de la sécurité sociale en matière d'accidents du travail et maladies professionnelles.

L'article L. 451-1 du code de la sécurité sociale dispose que sous réserve des dispositions prévues aux articles L. 452-1 à L. 452-5, L. 454-1, L. 455-1, L. 455-1-1 et L. 455-2 aucune action en réparation des accidents et maladies mentionnés par le présent livre ne peut être exercée conformément au droit commun, par la victime ou ses ayants droit.

Il en résulte que l'indemnisation des dommages résultant d'un accident du travail, qu'il soit ou non la conséquence d'un manquement de l'employeur à son obligation de sécurité, relève de la compétence exclusive du Pôle social du tribunal judiciaire.

Cependant, la demande du salarié ne porte pas sur l'indemnisation des conséquences de l'accident du travail mais sur celles résultant du manquement de l'employeur à son obligation de sécurité antérieurement à l'accident du travail. La demande est donc recevable.

En outre, si le salarié forme sa demande de dommages-intérêts pour préjudice moral « pour absence de respect de l'obligation de sécurité » il la fonde aussi sur le « harcèlement moral ». Et la réparation du préjudice consécutif au harcèlement moral relève bien de la compétence du conseil de prud'hommes.

Sur le fond

En vertu du contrat de travail le liant à son salarié, l'employeur est tenu envers celui-ci d'une obligation de sécurité qui n'est pas une obligation de résultat mais une obligation de moyen renforcée, l'employeur pouvant s'exonérer de sa responsabilité s'il justifie avoir pris toutes les mesures prévues par les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail.

L'article L. 1152-4 du code du travail prescrit que l'employeur prend toutes dispositions nécessaires en vue de prévenir les agissements de harcèlement moral.

En l'espèce, le harcèlement moral du salarié a été retenu. Il a aussi été jugé que, même si le salarié n'avait pas désigné à sa hiérarchie l'auteur des faits de harcèlement moral dont il était victime, il se plaignait néanmoins régulièrement « des gens qui lui parlent mal » (témoignage de M. [C]) et il était par ailleurs notoire que le salarié pleurait souvent consécutivement « à des chambrages ».

Or l'employeur n'a réagi que le 17 novembre 2017, à un moment où le salarié était déjà « à bout et qu'il n'en pouvait plus » et qu'il était donc trop tard ce qui traduit, de la part de l'employeur, un manquement à son obligation de prévention des agissements de harcèlement moral et à son obligation de sécurité, en violation de l'article L. 1152-4 du code du travail.

Ce manquement sera réparé par une indemnité de 6 000 euros, somme au paiement de laquelle, par voie d'infirmation, l'employeur sera condamné.

Sur les dépens et les frais irrépétibles

Succombant, l'employeur sera condamné aux dépens de la procédure d'appel.

Il conviendra de confirmer le jugement en ce qu'il a condamné l'employeur à payer au salarié la somme de 1 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et de condamner le même à payer au salarié une indemnité de 2 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au titre des frais d'appel.

PAR CES MOTIFS:

Statuant publiquement et par arrêt contradictoire, la cour :

CONFIRME le jugement entrepris, mais seulement en ce qu'il dit nul le licenciement de M. [P] et en ce qu'il condamne la société Paccor France à lui payer la somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, ordonne l'exécution provisoire de droit, déboute la société Paccor de sa demande reconventionnelle, et la condamne aux entiers dépens qui comprendront les frais d'exécution éventuels,

L'INFIRME pour le surplus,

Statuant à nouveau des chefs infirmés, et y ajoutant,

DIT recevable la demande de dommages-intérêts « pour absence de respect de l'obligation de sécurité de résultat »,

CONDAMNE la société Paccor France à payer à M. [P] les sommes suivantes :

. 38 000 euros à titre de dommages-intérêts pour licenciement nul,

. 6 000 euros à titre de dommages-intérêts pour harcèlement moral et manquement à l'obligation de sécurité,

ORDONNE le remboursement par la société Paccor France aux organismes intéressés des indemnités de chômage versées à M. [P] du jour de son licenciement au jour du jugement prononcé, dans la limite de six mois d'indemnités de chômage en application de l'article L. 1235-4 du code du travail,

DÉBOUTE les parties de leurs demandes autres, plus amples, ou contraires,

CONDAMNE la société Paccor France à payer à M. [P] la somme de 2 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

CONDAMNE la société Paccor France aux dépens.

. prononcé par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

. signé par Madame Aurélie Prache, Président et par Madame Dorothée Marcinek, Greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

La Greffière La Présidente


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Versailles
Formation : 17e chambre
Numéro d'arrêt : 21/01541
Date de la décision : 17/05/2023

Origine de la décision
Date de l'import : 26/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2023-05-17;21.01541 ?
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