COUR D'APPEL
DE
VERSAILLES
Code nac : 80A
6e chambre
ARRÊT N°
CONTRADICTOIRE
DU 23 JUIN 2022
N° RG 19/04053
N° Portalis DBV3-V-B7D-TRT7
AFFAIRE :
[B] [M]
C/
SASU ACIERIES ET LAMINOIRS DE [Localité 6] (ALPA)
Décision déférée à la cour : Jugement rendu le 10 octobre 2019 par le Conseil de Prud'hommes Formation paritaire de MANTES LA JOLIE
Section : I
N° RG : F18/00154
Copies exécutoires et certifiées conformes délivrées à :
Me Julie GOURION
Me Claude-Marc BENOIT
le :
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
LE VINGT TROIS JUIN DEUX MILLE VINGT DEUX,
La cour d'appel de Versailles a rendu l'arrêt suivant dans l'affaire entre :
Monsieur [B] [M]
né le 15 mars 1963 à [Localité 5] (Sénégal)
de nationalité sénégalaise
[Adresse 1]
[Localité 3]
Représenté par : Me Elvis LEFEVRE, Plaidant, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 076 ; et Me Julie GOURION, Constitué, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 51.
APPELANT
****************
SASU ACIERIES ET LAMINOIRS DE [Localité 6] (ALPA)
[Adresse 2]
[Adresse 2]
[Localité 4]
Représentée par : Me Claude-Marc BENOIT, Plaidant/ Constitué, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : C1953,substitué par Me LEMIRE Françoise,avocate au barreau de Paris.
INTIMÉE
****************
Composition de la cour :
En application des dispositions de l'article 805 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue à l'audience publique du 19 avril 2022 les avocats des parties ne s'y étant pas opposés, devant Madame Nathalie GAUTRON-AUDIC, Conseiller chargé du rapport.
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :
Madame Isabelle VENDRYES, Président,
Madame Valérie DE LARMINAT, Conseiller,
Madame Nathalie GAUTRON-AUDIC, Conseiller,
Greffier lors des débats : Mme Elodie BOUCHET-BERT,
Greffier lors de la mise à disposition: Mme Dorothée MARCINEK
FAITS, PROCÉDURE ET PRÉTENTIONS DES PARTIES
La SASU Aciéries et Laminoirs de [Localité 6] (ci-après ALPA) est spécialisée dans la fabrication de ronds à béton et transforme à cette fin la matière première provenant du broyage d'automobiles en fin de vie, des chutes métalliques de production ou encore de la démolition de bâtiments. Elle emploie plus de dix salariés.
Par contrat de travail à durée indéterminée du 20 juillet 2009, M. [B] [M], né le 15 mars 1963, a été engagé par la société ALPA en qualité de mécanicien, statut ouvrier, niveau III, échelon 1, coefficient 215 de la convention collective de la métallurgie de la région parisienne, avec reprise d'ancienneté au 6 mai 2009.
Il occupait en dernier lieu le poste de chef de coulée continue en équipe, niveau IV, échelon 1, coefficient 255.
Par courrier du 17 avril 2018, M. [M] a été convoqué à un entretien préalable qui s'est tenu le 24 avril 2018. Il s'est vu notifier son licenciement pour cause réelle et sérieuse par lettre du 4 mai 2018 ainsi rédigée :
« (...) Lors de l'entretien je vous ai reproché notamment la dissimulation des faits qui se sont produits le dimanche 15 avril 2018 à 20h35.
En effet, nous avons eu un arrêt de production à la coulée continue sur les coulées 88886 (31 mn d'arrêts) et 88887 (14 mn d'arrêts).
En pleine production, vous avez vu un jet d'huile impressionnant qui a giclé jusqu'à la porte. De ce fait, vous avez demandé à Monsieur [U], chef de poste remplaçant, de passer du mode automatique au mode manuel.
De suite, vous appelez Monsieur [X], qui a lui, détecté un problème d'étanchéité, il a donc proposé de mettre la poche en poste 2 (en attente) afin de changer le joint.
Vous avez refusé, car vous avez vu de votre côté que le problème venait du fait qu'il n'y avait pas d'axe sur la poche. Par conséquent, vous avez expressément été vous-même rechercher un axe, que vous avez essayé de mettre sur la poche. En voulant remettre cet axe sur la poche, vous êtes passé à travers un garde-corps et vous vous êtes maintenu en équilibre seul au-dessus d'une fosse contenant de l'acier liquide en grande quantité, ce qui implique un fort risque de chute dans l'acier en fusion. Cependant, ne réussissant pas à remettre cet axe, vous avez remplacé celui-ci par une barre à mine. Cette man'uvre aurait pu être très dangereuse si vous aviez réussi à l'ouvrir de cette façon. En effet, cela engendre la non-maîtrise totale du débit de l'acier en fusion de la poche.
Suite à l'entretien et après enquête de notre côté, nous avons constaté et visualisé sur la vidéo auquel nous avons fait référence pendant l'entretien que c'est vous-même qui avez oublié de mettre l'axe maintenant le tirant d'ouverture et de fermeture de la poche de coulée dans la poche, ce qui est contraire à vos déclarations lors de l'entretien. En effet, vous avez incriminé Monsieur [Z] [C], jeune embauché dans l'entreprise.
Vous justifiez votre man'uvre irresponsable et extrêmement dangereuse par le fait que le changement de flexible est plus pénible que le placement de la barre à mine dans la poche.
Ce qui n'est pas exact, puisque lorsqu'il est nécessaire de changer un flexible, la production est en mode dégradé et, par conséquent, il y a une procédure sécurisée à suivre (MOI.01. ACIE.360). Pour toute autre opération dégradée et s'il n'y a pas la présence de MOI, vous devez effectuer une analyse de risque (AQA.QSE .15) afin d'analyser les risques potentiels comme les risques de brûlures, les chutes de plain-pied ou encore les chutes de hauteur. Chose qui n'a pas été effectuée lors de votre intervention dégradée.
Je ne peux pas accepter un tel comportement dans mes équipes encadrantes qui se doivent d'être exemplaires. Vous connaissez mon engagement sur la sécurité et votre comportement est contraire à toute règle dans l'entreprise.
De plus lorsque je vous demande pourquoi je n'ai pas été averti de cet événement, vous répondez que sur vos comptes rendus vous n'avez pas voulu tout écrire, ni même mentir sans pour autant tout dire, dans le seul but de protéger Monsieur [Z] [C], pocheur dans votre équipe. Or il s'avère que l'oubli vient de vous-même.
Vous connaissez ma volonté de recherche des causes d'arrêt de production et votre manque d'information et de transparence ne permet pas d'identifier les causes de cet arrêt et d'adopter les bons comportements pour les prochaines fois.
Vous avez reconnu tous les faits qui vous sont reprochés mais soutenez que l'oubli de l'axe dans la poche est du seul fait de Monsieur [Z].
Ces attitudes incompatibles avec le travail de l'entreprise sont des faits très graves et remettent votre sécurité et celle des autres dans l'entreprise en cause.
Les explications recueillies auprès de vous au cours de notre entretien du 24 avril 2018 n'ont pas permis de modifier mon appréciation à ce sujet.
En conséquence et par clémence, je me vois dans l'obligation de vous notifier par la présente la rupture de votre contrat de travail pour cause réelle et sérieuse. (...) »
Par requête reçue au greffe le 6 septembre 2018, M. [M] a saisi le conseil de prud'hommes de Mantes-la-Jolie aux fins de contester son licenciement.
Par jugement rendu le 10 octobre 2019, le conseil de prud'hommes a :
- débouté M. [M] de la totalité de ses demandes,
- dit que M. [M] supportera les entiers dépens qui comprendront les éventuels frais d'exécution.
M. [M] a interjeté appel de la décision par déclaration du 7 novembre 2019.
Par conclusions adressées par voie électronique le 5 février 2020, il demande à la cour de :
- déclarer recevable et fondé son appel,
y faisant droit,
- réformer le jugement entrepris en ce qu'il a notamment :
* débouté M. [M] de la totalité de ses demandes lesquelles étaient les suivantes :
' déclarer sans cause réelle et sérieuse le licenciement prononcé à l'encontre de M. [M],
' condamner la société ALPA à régler à M. [M] la somme de 33 000 euros à titre de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,
' ordonner, sur le fondement de l'article 515 du code de procédure civile, l'exécution provisoire de l'ensemble des dispositions du jugement à intervenir,
' indiquer expressément que la moyenne brute des trois dernières rémunérations versées s'élève à la somme de 3 684,41 euros conformément à l'article R. 1454-28 du code du travail,
' ordonner, sous astreinte de 100 euros par jour de retard, à compter du prononcé du jugement à intervenir, la remise de l'attestation Pôle emploi, du solde de tout compte et du certificat de travail conformes,
' se réserver le pouvoir de liquider l'astreinte,
' condamner la société ALPA au paiement de la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, M. [M] ayant dû engager des frais irrépétibles pour faire valoir ses droits en justice, ainsi qu'aux entiers dépens,
* dit que M. [M] supportera les entiers dépens qui comprendront les éventuels frais d'exécution,
statuant à nouveau,
- déclarer sans cause réelle et sérieuse le licenciement prononcé à l'encontre de M. [M],
- condamner la société ALPA à régler à M. [M] la somme de 33 000 euros à titre de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,
- condamner la société ALPA à verser à M. [M] la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, l'appelant ayant dû engager des frais irrépétibles pour faire valoir ses droits en justice,
- condamner la société ALPA aux entiers dépens et dire qu'ils pourront être recouvrés directement par Maître Julie Gourion, avocat au Barreau de Versailles, conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
Par conclusions adressées par voie électronique le 5 mars 2020, la société ALPA demande à la cour de :
- confirmer le jugement entrepris,
- débouter M. [M] de ses demandes,
- le condamner au paiement de la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- le condamner en tous les dépens.
Par ordonnance rendue le 16 mars 2022, le magistrat chargé de la mise en état a ordonné la clôture de l'instruction et a fixé la date des plaidoiries au 19 avril 2022.
En application de l'article 455 du code de procédure civile, il est renvoyé aux conclusions des parties pour un plus ample exposé de leurs prétentions et moyens.
MOTIFS
Sur le bien-fondé du licenciement
L'article L. 1232-1 du code du travail subordonne la légitimité du licenciement pour motif personnel à l'existence d'une cause réelle et sérieuse.
L'article L. 1235-1 du code du travail dispose qu'en cas de litige, le juge, à qui il appartient d'apprécier la régularité de la procédure suivie et le caractère réel et sérieux des motifs invoqués par l'employeur, forme sa conviction au vu des éléments fournis par les parties après avoir ordonné, au besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles. Si un doute persiste, il profite au salarié.
Ainsi l'administration de la preuve en ce qui concerne le caractère réel et sérieux des motifs du licenciement n'incombe pas spécialement à l'une ou l'autre des parties. En application de l'article L. 1232-6 du code du travail, la lettre de licenciement doit comporter l'énoncé de faits matériellement vérifiables, à défaut de quoi le licenciement doit être jugé sans cause réelle et sérieuse.
Aux termes de la lettre de licenciement, qui fixe les limites du litige, il est reproché au salarié :
- des manipulations de la poche de coulée en continue en violation des règles de sécurité,
- une dissimulation des faits intervenus le 15 avril 2018.
- sur la violation des règles de sécurité
L'employeur énonce que le dimanche 15 avril 2018 à 20h35, la production à la coulée continue a été interrompue sur les coulées 88886 (31 mn d'arrêts) et 88887 (14 mn d'arrêts), suite à un problème d'étanchéité résultant de l'absence d'axe maintenant le tirant d'ouverture et de fermeture de la poche de coulée, que M. [M], chef de coulée, n'a pas respecté la procédure sécurisée (MOI.01. ACIE.360), ni même effectué une analyse de risques (AQA.QSE .15), ce qui est obligatoire en mode dégradé, que pour remettre un axe sur la poche, il est passé à travers un garde-corps et qu'il s'est maintenu en équilibre, seul, au-dessus d'une fosse contenant de l'acier liquide en grande quantité, prenant le risque de chuter dans l'acier en fusion, que ne réussissant pas à remettre cet axe, il a remplacé celui-ci par une barre à mine, cette man'uvre s'avérant très dangereuse car elle aurait pu engendrer la non-maîtrise totale du débit de l'acier en fusion de la poche. L'employeur reproche à M. [M] d'avoir ainsi adopté un comportement à risques en présence de membres de son équipe.
Il se limite cependant, pour établir ces faits, à produire une attestation de M. [C] [Z], pocheur, et une clé USB contenant un enregistrement de la vidéo-surveillance du 15 avril 2018, qui ne permettent pas de démontrer que M. [M] n'a pas respecté la procédure sécurisée et qu'il a adopté un comportement à risques, ce tandis que l'intéressé soutient qu'il n'a pas pris de risque dans le cadre de son intervention, qu'il n'a pas enjambé le garde-corps mais qu'il a emprunté l'accès intégré au garde-corps lui permettant de disposer d'une visibilité suffisante sur le dessous de la poche afin de régler la difficulté, qu'il se trouvait dans la zone autorisée et ne s'est jamais retrouvé en équilibre au-dessus de l'acier liquide, comme il s'en est expliqué dans un courrier de contestation de son licenciement adressé le 23 mai 2018 à M. [Y] [J], responsable service aciérie.
Le grief n'est pas démontré.
- sur la dissimulation des faits
L'employeur reproche en outre au salarié son manque d'information et de transparence dès lors qu'il a volontairement omis de mentionner dans son rapport qu'une poche avait été mal montée, occasionnant un arrêt de production, et qu'en outre, il a tenté de reporter la responsabilité de cette erreur sur un collègue de travail, M. [C] [Z], pocheur dans son équipe.
M. [M] rétorque qu'à aucun moment, il n'a eu pour volonté de dissimuler les faits, qu'il a fait confiance à M. [S] [U], son supérieur hiérarchique, qui lui a demandé de le laisser informer la hiérarchie des faits survenus le 15 avril 2018, ainsi d'ailleurs que la société ALPA l'énonce dans la lettre de licenciement de M. [U] qu'elle verse aux débats.
Il sera en outre relevé que l'employeur s'abstient de communiquer le rapport litigieux dans lequel M. [M] aurait omis de faire état de l'incident.
Par ailleurs, la société ALPA ne démontre aucunement que le salarié a tenté de reporter la responsabilité de l'absence d'axe sur M. [Z], qui n'en fait d'ailleurs pas état dans son attestation, cependant que M. [M] soutient qu'il n'a jamais désigné son collègue comme étant à l'origine de l'erreur.
Il se déduit de ces éléments l'absence de cause réelle et sérieuse motivant le licenciement de M. [M].
Au vu des pièces et des explications fournies, compte tenu des circonstances de la rupture, du montant de la rémunération versée à l'appelant, de son âge, de son ancienneté depuis le 6 mai 2009 et des conséquences de la rupture à son égard, la société ALPA sera condamnée à lui régler, en application de l'article L. 1235-3 du code du travail dans sa rédaction issue de l'ordonnance n°2017-1387 du 22 septembre 2017, la somme réclamée de 33 000 euros à titre indemnitaire, par infirmation du jugement entrepris.
Il convient en outre d'ordonner le remboursement par la société aux organismes concernés des indemnités de chômage effectivement versées à M [M], dans la limite de deux mois, conformément aux dispositions de l'article L. 1235-4 du code du travail.
Sur les dépens de l'instance et les frais irrépétibles
La société ALPA supportera les dépens, dont distraction au profit de Maître Julie Gourion, avocat au Barreau de Versailles, conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
Elle sera en outre condamnée à payer à M. [M] une indemnité sur le fondement de l'article'700 du code de procédure civile, que l'équité et la situation économique respective des parties conduisent à arbitrer à la somme de 3 000 euros.
PAR CES MOTIFS,
La COUR, statuant publiquement, par arrêt contradictoire et en dernier ressort,
INFIRME en toutes ses dispositions le jugement rendu le 10 octobre 2019 par le conseil de prud'hommes de Mantes-la-Jolie ;
Statuant à nouveau et y ajoutant,
DIT le licenciement de M. [B] [M] dépourvu de cause réelle et sérieuse ;
CONDAMNE la société Aciéries et Laminoirs de [Localité 6] à verser à M. [B] [M] la somme de 33 000 euros à titre de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse ;
ORDONNE le remboursement par la société Aciéries et Laminoirs de [Localité 6] à Pôle emploi des indemnités de chômage payées à la suite du licenciement de M. [B] [M] dans la limite de deux mois et dit qu'une copie certifiée conforme du présent arrêt sera adressée par le greffe par lettre simple à la direction générale de Pôle emploi conformément aux dispositions de l'article R. 1235-2 du code du travail ;
CONDAMNE la société Aciéries et Laminoirs de [Localité 6] à verser à M. [B] [M] la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
DÉBOUTE la société Aciéries et Laminoirs de [Localité 6] de sa demande de ce chef ;
CONDAMNE la société Aciéries et Laminoirs de [Localité 6] aux dépens, dont distraction au profit de Maître Julie Gourion, avocat au Barreau de Versailles, conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
Arrêt prononcé publiquement à la date indiquée par mise à disposition au greffe de la cour d'appel, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile et signé par Mme Isabelle Vendryes, présidente, et par Mme Dorothée Marcinek, greffière, à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
LE GREFFIER LE PRÉSIDENT