La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

12/05/2022 | FRANCE | N°19/02985

France | France, Cour d'appel de Versailles, 6e chambre, 12 mai 2022, 19/02985


COUR D'APPEL

DE

VERSAILLES





Code nac : 80A



6e chambre



ARRET N°



CONTRADICTOIRE



DU 12 MAI 2022



N° RG 19/02985 - N° Portalis DBV3-V-B7D-TLG6



AFFAIRE :



[T] [H]





C/

Société MARKS AND SPENCER FRANCE LIMITED









Décision déférée à la cour : Jugement rendu(e) le 04 Juillet 2019 par le Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire de NANTERRE

N° Chambre :

N° Section : C>
N° RG :



Copies exécutoires et certifiées conformes délivrées à :



Me Isabelle DELORME-MUNIGLIA



Me Fiodor RILOV





le : 13 Mai 2022



Expédition numérique délivrée à Pôle Emploi, le 13 Mai 2022





RÉPUBLIQUE FRANÇAISE



AU N...

COUR D'APPEL

DE

VERSAILLES

Code nac : 80A

6e chambre

ARRET N°

CONTRADICTOIRE

DU 12 MAI 2022

N° RG 19/02985 - N° Portalis DBV3-V-B7D-TLG6

AFFAIRE :

[T] [H]

C/

Société MARKS AND SPENCER FRANCE LIMITED

Décision déférée à la cour : Jugement rendu(e) le 04 Juillet 2019 par le Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire de NANTERRE

N° Chambre :

N° Section : C

N° RG :

Copies exécutoires et certifiées conformes délivrées à :

Me Isabelle DELORME-MUNIGLIA

Me Fiodor RILOV

le : 13 Mai 2022

Expédition numérique délivrée à Pôle Emploi, le 13 Mai 2022

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

LE DOUZE MAI DEUX MILLE VINGT DEUX ,

La cour d'appel de Versailles a rendu l'arrêt suivant,fixé au 24 Mars 2022,puis prorogé au 12 Mai 2022, les parties ayant été avisées, dans l'affaire entre :

Madame [T] [H]

née le 04 Septembre 1962 à OUJDA (MAROC)

de nationalité Française

[Adresse 1]

[Localité 2]

Représentée par : Me Fiodor RILOV de la SCP SCP RILOV, Plaidant/Postulant, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : P0157,substitué par Me OLIVENNES Simon,avocat au barreau de Paris.

APPELANTE

****************

Société MARKS AND SPENCER FRANCE LIMITED

N° SIRET : 530 021 799

[Adresse 8]

W21NW LONDRES ROYAUME UNI

Représentée par : Me Arnaud TEISSIER de la SELARL CAPSTAN LMS, Plaidant, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : K0020, substitué par Me MUNIZ Boris,avocat au barreau de Paris ; et Me Isabelle DELORME-MUNIGLIA de la SCP COURTAIGNE AVOCATS, Postulant, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 52.

INTIMEE

****************

Composition de la cour :

En application des dispositions de l'article 805 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue à l'audience publique du 03 Février 2022 les avocats des parties ne s'y étant pas opposés, devant Madame Valérie DE LARMINAT, Conseiller chargé du rapport.

Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :

Madame Isabelle VENDRYES, Président,

Madame Valérie DE LARMINAT, Conseiller,

Madame Nathalie GAUTRON-AUDIC, Conseiller,

Greffier lors des débats : Mme Elodie BOUCHET-BERT,

Rappel des faits constants

La société de droit britannique Marks and Spencer France Limited, prise en son établissement principal situé à [Localité 6], est spécialisée dans l'activité du commerce. À l'époque des faits avant la fermeture de l'ensemble des magasins de l'enseigne en France, elle employait plus de dix salariés et appliquait la convention collective nationale du commerce de détail et de gros à prédominance alimentaire du 12 juillet 2001.

Mme [T] [H], née le 4 septembre 1962, a été engagée par cette société le 12 septembre 2012, selon contrat de travail à durée indéterminée, en qualité d'assistante client, moyennant une rémunération mensuelle de 1 908,70 euros bruts.

Par la suite, Mme [H] a évolué vers des fonctions de conseillère vendeuse/employée administrative, en charge notamment du remboursement des frais professionnels exposés par les salariés de son magasin d'affectation.

Après un entretien préalable qui s'est déroulé le 27 décembre 2016, Mme [H] s'est vu notifier son licenciement pour faute grave par courrier du 6 janvier 2017, dans les termes suivants :

"Le 9 décembre 2016, vous avez divulgué des informations confidentielles obtenues dans l'exercice de votre mission professionnelle. 

Vous avez en particulier partagé les éléments suivants : 

« Ce salarié est « l'intouchable » sur ordre de la direction de chez nous. Tout le monde le sait, du store manager au FOM au FOSM aux sections Co aux ADMIN. 

Cet individu est le seul salarié de tous les magasins Marks & Spencer qui se fait rembourser ses expenses [dépenses] de parking intégralement au mois à So Ouest. C'est un avantage, un privilège pour lui. Un ordre à exécuter pour nous. » 

Votre message contient un certain nombre d'informations qui permettent, pour des personnes internes à l'entreprise et plus encore au magasin So Ouest, d'identifier facilement la personne visée par vos propos. En tout état de cause, même si la personne ciblée n'était pas facilement identifiable, il est manifeste que vous avez publié des informations confidentielles dont vous avez eu connaissance dans le cadre de vos missions contractuelles. 

La page Facebook sur laquelle vous avez publié ces propos est « publique », c'est-à-dire qu'elle est ouverte et consultable par toute personne, même non inscrite au réseau social Facebook. 

Vous avez donc divulgué publiquement les remboursements dont bénéficierait un salarié de la société.

Un tel comportement est d'une particulière gravité. [']

Vous n'êtes pas sans savoir le trouble que votre comportement était en mesure de générer."

Mme [H] a saisi le conseil de prud'hommes de Nanterre en contestation de son licenciement, par requête reçue au greffe le 14 août 2017.

La décision contestée

Par jugement contradictoire rendu le 4 juillet 2019, la section commerce du conseil de prud'hommes de Nanterre a :

- dit que le licenciement de Mme [H] reposait sur une cause réelle et sérieuse,

- condamné la société Marks and Spencer France Limited à verser à Mme [H] les sommes suivantes :

' 1 686,02 euros brut à titre d'indemnité légale de licenciement,

' 3 817,38 euros brut à titre d'indemnité de préavis,

' 1 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- dit que ces sommes produiront intérêts au taux légal à compter de la date de signature de la convocation devant le bureau de conciliation par la partie défenderesse pour les créances salariales et à compter du jugement pour les créances indemnitaires,

- dit n'y avoir lieu à exécution provisoire sous réserve des dispositions de l'article R. l454-28 du code du travail selon lequel la condamnation de l'employeur au paiement des sommes visées par l'article R. 1454-14 2° du code du travail est exécutoire de plein droit dans la limite de neuf mois de salaires calculés sur la moyenne des trois derniers mois de salaire, qui est de 1 908,70 euros brut,

- débouté Mme [H] du surplus de ses demandes,

- débouté la société Marks and Spencer France Limited de sa demande formulée au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- mis les dépens à la charge de la société Marks and Spencer France Limited en application des dispositions des articles 695 et 696 du code de procédure civile comprenant la signification éventuelle du présent jugement par voie d'huissier ainsi qu'à ses suites.

Mme [H] avait demandé au conseil de prud'hommes de  :

constater la nullité du licenciement en raison de la violation de la liberté d'expression de la salariée,

- le paiement des sommes suivantes :

- 68 712,84 euros à titre d'indemnité pour licenciement nul ou, subsidiairement, sans cause réelle et sérieuse,

- 5 726,07 euros à titre d'indemnité de licenciement,

- 3 817,38 euros à titre d'indemnité compensatrice de préavis,

- 440,45 euros à titre d'indemnité compensatrice de congés payés,

- 140,75 euros à titre de rappel d'heures supplémentaires,

- 10 000 euros à titre d'indemnité pour préjudice moral,

- 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

La société Marks and Spencer France Limited avait, quant à elle, conclu au débouté de la salariée et avait sollicité sa condamnation à lui verser une somme de 1 000 euros pour procédure abusive et une somme de 3 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

La procédure d'appel

Mme [H] a interjeté appel du jugement par déclaration du 22 juillet 2019 enregistrée sous le numéro de procédure 19/02985.

Prétentions de Mme [H], appelante

Par dernières conclusions adressées par voie électronique le 2 février 2022, auxquelles il est renvoyé pour plus ample exposé de ses moyens conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, Mme [H] demande à la cour d'appel de :

- infirmer le jugement entrepris sauf en ce qu'il lui a alloué la somme de 1 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et en ce qu'il a dit que ces sommes produiront intérêts au taux légal à compter de la date de signature de la convocation devant le bureau de conciliation par la partie défenderesse pour les créances salariales et à compter du jugement pour les créances indemnitaires,

statuant à nouveau,

à titre principal,

- condamner la société Marks and Spencer France Limited à lui verser la somme de 68 712,84 euros à titre d'indemnité pour licenciement nul en raison de la violation par la société Marks and Spencer France Limited de sa liberté d'expression,

à titre subsidiaire,

- juger que son licenciement ne repose sur aucune faute,

- juger que son licenciement est dépourvu de cause réelle et sérieuse,

- condamner en conséquence la société Marks and Spencer France Limited à lui verser la somme de 68 712,84 euros à titre d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,

à titre plus subsidiaire,

- condamner la société Marks and Spencer France Limited à lui verser la somme de 68 712,84 euros à titre d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,

- condamner la société Marks and Spencer France Limited à lui verser la somme de 5 726,07 euros à titre d'indemnité de licenciement,

- condamner la société Marks and Spencer France Limited à lui verser la somme de 3 817,38 euros à titre d'indemnité de préavis,

- condamner la société Marks and Spencer France Limited à lui verser la somme de 440,45 euros à titre d'indemnité compensatrice de congés payés,

en tout état de cause,

- condamner la société Marks and Spencer France Limited à lui verser la somme de 5 726,07 euros à titre d'indemnité de licenciement,

- condamner la société Marks and Spencer France Limited à lui verser la somme de 3 817,38 euros à titre d'indemnité de préavis,

- condamner la société Marks and Spencer France Limited à lui verser la somme de 440,45 euros à titre d'indemnité compensatrice de congés payés,

- condamner la société Marks and Spencer France Limited à lui verser la somme de 140,75 euros à titre de rappel d'heures supplémentaires,

- condamner la société Marks and Spencer France Limited à lui verser la somme de 10 000 euros à titre d'indemnité pour le préjudice moral,

- condamner la société Marks and Spencer France Limited à lui verser une indemnité de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

- assortir les condamnations à intervenir des intérêts au taux légal,

- condamner la société intimée aux entiers dépens,

- assortir la décision à intervenir de l'exécution provisoire.

Prétentions de la société Marks and Spencer France Limited, intimée

Par dernières conclusions adressées par voie électronique le 17 janvier 2020, auxquelles il est renvoyé pour plus ample exposé de ses moyens conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, la société Marks and Spencer France Limited demande à la cour d'appel de :

- réformer le jugement entrepris en ce qu'il a :

. déclaré le licenciement de Mme [H] fondé sur une cause réelle et sérieuse et non sur une faute grave,

. condamné la société à payer à Mme [H] les sommes de :

. 1 686,02 euros à titre d'indemnité de licenciement,

. 3 817,38 euros à titre d'indemnité compensatrice de préavis,

. 1 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

. rejeté la demande de 3 000 euros formulée par la société au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

. rejeté la demande de 1 000 euros formulée par la société au titre de la procédure abusive,

- confirmer le jugement en ce qu'il a débouté Mme [H] de ses demandes :

. d'indemnité pour licenciement nul,

. d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,

. d'indemnité de congés payés,

. de dommages-intérêts pour préjudice moral,

. de rappel de salaire à titre d'heures supplémentaires,

statuant à nouveau,

- juger que le licenciement de Mme [H] repose sur une faute grave,

- débouter en conséquence Mme [H] de l'ensemble de ses demandes,

- condamner Mme [H] à lui verser la somme de 1 000 euros pour procédure abusive sur le fondement de l'article 32-1 du code de procédure civile,

- condamner Mme [H] à rembourser à la société les sommes perçues au titre de l'exécution provisoire du jugement de première instance.

La société intimée sollicite également une somme de 3 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

Les plaidoiries ont été fixées au 3 février 2022, la clôture de la procédure ayant été prononcée à cette audience.

Les parties ont indiqué lors des débats qu'elles n'entendaient pas recourir à la médiation qui leur était proposée.

MOTIFS DE L'ARRÊT

Sur la nullité du licenciement

Mme [H] fait valoir qu'elle a dénoncé des inégalités de traitement sur Facebook, déjà connues de la plupart des salariés de l'entreprise, sans que la personne favorisée par la direction ne soit identifiable. Elle ajoute qu'elle n'a tenu aucun propos injurieux, diffamatoire, outrageant à l'égard de quiconque et sans aucune volonté de nuire à la société. Elle prétend qu'elle a toujours été dévouée et impliquée dans son travail et qu'elle a simplement utilisé un groupe commun aux salariés de la société pour dénoncer une situation injustifiée. Elle soutient qu'elle a utilisé sa liberté d'expression pour dévoiler des incohérences dans un contexte de difficultés économiques.

La société Marks and Spencer France Limited fait quant à elle valoir que Mme [H], compte tenu de ses fonctions, était tenue à une particulière obligation de discrétion, qu'elle était amenée à traiter des données confidentielles sensibles dans le cadre de son contrat de travail, qu'elle était tenue à une obligation de discrétion, qu'en divulguant des informations confidentielles obtenues dans le cadre de l'exécution de son contrat de travail concernant un autre salarié sur une page Facebook publique, elle a commis une faute grave, qu'elle a commis une faute d'autant plus grave qu'elle a utilisé les informations confidentielles qu'elle détenait pour tenter de nuire au salarié concerné. La société soutient que la liberté d'expression invoquée par Mme [H] a nécessairement dégénéré en abus, la salariée ayant violé la clause spécifique du contrat de travail et le règlement intérieur de la société. Elle souligne enfin que Mme [H] a divulgué des informations confidentielles dans le seul but de faire du tort, de déstabiliser et de nuire, qu'en divulguant les remboursements de frais de parking dont bénéficie un salarié, Mme [H] n'a dénoncé aucune illégalité, ni aucun crime ou délit.

Il est constant que, sauf abus, le salarié jouit dans l'entreprise et en dehors de celle-ci de sa liberté d'expression consacrée et protégée par la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen du 26 août 1789 ainsi que par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme.

L'article L. 1121-1 du code du travail dispose : « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ».

La société Marks and Spencer France Limited expose, sans être démentie par l'appelante, que celle-ci a créé une page Facebook intitulée « M&S to be continued », en réglant les paramètres de cette page sur un mode « Public », l'objectif de cette page étant de relayer auprès des salariés des informations relatives, essentiellement, aux négociations ayant lieu entre les représentants du personnel et la direction de la société dans le cadre du projet de sauvegarde de l'emploi annoncé au début du mois de novembre 2016.

L'employeur reproche à Mme [H] d'avoir, le 9 décembre 2016, publié sur cette page le message suivant, tel qu'il résulte du constat d'huissier de justice établi le 13 décembre 2016 produit par la société (sa pièce 7) :

« Questions sans réponses

Dans notre magasin à So Ouest en ce moment un climat très pesant et conflictuel créé par un « délégué du personnel » d'un syndicat qui ne représente que lui-même et qui tonne d'une voix très forte qu'il « veut son indemnité de départ tout de suite ».

Donc vouloir forcer et convaincre par la force tout le monde ici à accepter le PSE de suite tel qu'il est ''''

Ce salarié est « l'intouchable » sur ordre de la direction de chez nous. Tout le monde le sait, du store manager au FOM au FOSM aux sections Co aux ADMIN. 

Cet individu est le seul salarié de tous les magasins Marks & Spencer qui se fait rembourser ses expenses [dépenses] de parking intégralement au mois à So Ouest.

C'est un avantage, un privilège pour lui. Un ordre à exécuter pour nous.

La morale, l'intégrité, le bon exemple sont des conditions sine qua non pour un représentant du personnel. Êtes-vous d'accord ''

Alors quand ce Monsieur chiffre une enveloppe misérable sans aucun calcul transparent, sans concertation, pour les salariés dans les négos en mon nom, moi je dis Stop. Au secours.

Wake Up [Réveillez-vous] ».

La société Marks and Spencer France Limited invoque en premier lieu les restrictions apportées à la liberté d'expression de la salariée dans le cadre de son contrat de travail . Elle soutient que Mme [H] était tenue à une particulière obligation de discrétion, qu'en divulguant des informations confidentielles obtenues dans le cadre de l'exécution de son contrat de travail, elle a commis une faute grave.

L'employeur peut en effet, s'il le juge nécessaire, restreindre la liberté d'expression d'un salarié en considération du poste que celui-ci occupe par le biais de mesures unilatérales ou de clauses contractuelles insérées au contrat de travail, à la condition que les restrictions soient justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché.

Mme [H] était chargée du remboursement des notes de frais des salariés du magasin Marks and Spencer de [Localité 3]. A ce titre, elle recevait les justificatifs des frais exposés par les salariés, vérifiait leur caractère professionnel et remboursable et procédait au remboursement des frais en question. Elle avait à ce titre connaissance de données personnelles, qui n'avaient cependant pas trait, comme le soutient à tort l'employeur, aux conditions de rémunération des salariés.

Le contrat de travail de Mme [H] contenait une clause intitulée « confidentialité » qui prévoyait : « Excepté aux fins d'exercer vos fonctions pour l'employeur, vous ne devez pas, pendant toute la durée du présent contrat et à tout moment après, divulguer à toute tierce partie toute donnée et/ou information dont vous avez connaissance durant votre emploi concernant tout sujet lié à l'employeur, ses activités, ses biens, ses sociétés affiliées, ses employés, ou ses clients, sauf si un tribunal vous y oblige » (pièce 1 de l'employeur).

L'article 8 du règlement intérieur de la société prévoit ce qui suit : « Article 8 : obligation de discrétion professionnelle

8.1. Les salariés sont tenus à une obligation de discrétion absolue en fonction des responsabilités qu'ils exercent et des informations qu'ils détiennent tant à l'intérieur de l'entreprise qu'à l'égard des tiers. Tout manquement constitue une faute passible des sanctions prévues par le présent règlement.

8.2. Le personnel détenant des documents de toute nature nécessaires à l'exercice de son activité doit en respecter la confidentialité. La communication de tout document est soumise à l'accord du supérieur hiérarchique. A l'issue du contrat de travail du salarié, ce dernier devra restituer les documents en sa possession à son supérieur hiérarchique. »

Les restrictions ainsi imposées à la salariée, sont toutefois d'ordre général, sans considération du poste que celle-ci occupait. Elles ne sont dès lors pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir et il n'est pas possible d'en apprécier la proportionnalité au but recherché.

L'employeur ne peut dans ces conditions opposer à Mme [H] des restrictions contractuelles ou conventionnelles apportées à sa liberté d'expression.

La société Marks and Spencer France Limited soutient en deuxième lieu que Mme [H] a abusé de son droit d'expression, en ne respectant pas son obligation de confidentialité.

L'abus de droit se définit comme le fait par le titulaire d'un droit de le mettre en 'uvre en dehors de sa finalité ou sans intérêt pour soi-même et dans l'intention de nuire.

Il a été retenu précédemment que, contrairement à ce que soutient l'employeur, aucun manquement à une obligation spécifique de confidentialité ne peut être opposé à Mme [H].

Il est constant que le salarié peut, au nom de sa liberté individuelle d'expression, relater tout fait qu'il estime préjudiciable à l'entreprise ou contraire à une règle de droit, que tel est le cas en l'espèce, ainsi que cela ressort des termes même du message critiqué, Mme [H] expliquant qu'il s'est agi pour elle de dévoiler les incohérences et le contexte de problèmes économiques dans lequel cette situation se déroulait et donc de dénoncer des faits qu'elle jugeait anormaux.

Au delà, pour démontrer sa constante loyauté envers l'entreprise, la salariée produit l'attestation de M. [G], directeur de magasin, lequel indique : « J'ai été le responsable de [T] [H] de l'ouverture du magasin SO Ouest (septembre 2012) et pendant plus de deux ans. [T] a toujours été impliquée dans son travail, elle fut une personne de confiance, sérieuse dans les tâches que je lui confiais. [T] a toujours pris son travail avec motivation, si bien qu'elle faisait partie des employés de confiance de l'équipe Food. [T] a même formé des employés destinés à d'autres ouvertures de magasins ([Localité 7], [Localité 3], (') et [Localité 4] en leur dispensant les bonnes pratiques de la Food (tâches et attitudes).

[T] était un des piliers de l'équipe Food chez M&S, si bien qu'elle a été recrutée par l'équipe administration à un poste important au niveau du contrôle administratif et flux financiers. Sa loyauté envers le magasin et M&S a été récompensée.

Pour finir, [T] est une personne attachante, sérieuse, enthousiaste et loyale avec laquelle il fait bon travailler. Son attachement pour l'entreprise ne fait aucun doute et si demain je devais embaucher [T], je le ferai les yeux fermés. » (pièce 7 de la salariée).

Ces propos sont confirmés par l'attestation de Mme [S], autre collègue de travail de la salariée.

La cour relève que la société ne propose pas de rapporter la preuve du caractère mensonger des propos de la salariée.

L'intention de nuire de la salariée n'est dans ces conditions pas démontrée, ni donc un exercice abusif de sa liberté d'expression.

Le message de Mme [H] est par ailleurs exempt de termes injurieux, diffamatoires ou excessifs.

Il se déduit de l'ensemble de ces considérations que Mme [H] a été licenciée pour s'être exprimée dans le cadre de la liberté dont elle bénéficiait.

Son licenciement encourt la nullité, comme ayant été prononcé en violation d'une liberté fondamentale.

Le jugement sera en conséquence infirmé sans qu'il n'y ait lieu d'examiner la demande subsidiaire relative au bien-fondé du licenciement.

Sur l'indemnisation de la salariée

Conséquence de la nullité de son licenciement, Mme [H] peut prétendre à différentes indemnités.

Indemnité légale de licenciement

Il est retenu ici, ainsi que le démontre l'employeur, que l'indemnité de licenciement prévue par la convention collective est moins favorable que celle prévue par la loi.

Il est dû à ce titre à la salariée la somme de 1 686,02 euros, par confirmation du jugement entrepris.

Indemnité compensatrice de préavis

Correspondant à deux mois, Mme [H] peut prétendre à la somme de 3 817,38 euros, selon demande (étant relevé qu'elle ne sollicite pas les congés payés afférents).

Indemnité pour licenciement nul

Mme [H] sollicite une indemnité de 68 712,84 euros en réparation de la nullité de son licenciement.

Au regard de son âge au moment du licenciement (54 ans), de son ancienneté (4 ans), du salaire qui lui était versé (1 908,70 euros), des conséquences du licenciement à son égard, la société Marks and Spencer France Limited sera condamnée à verser à Mme [H] la somme de 20 000 euros à titre indemnitaire.

Sur les indemnités de chômage versées à la salariée

L'article L. 1235-4 du code du travail, dans sa version résultant de la loi n°2016-1088 du 8 août 2016, énonce : « Dans les cas prévus aux articles L. 1132-4, L. 1134-4, L. 1144-3, L. 1152-3, L. 1153-4, L. 1235-3 et L. 1235-11, le juge ordonne le remboursement par l'employeur fautif aux organismes intéressés de tout ou partie des indemnités de chômage versées au salarié licencié, du jour de son licenciement au jour du jugement prononcé, dans la limite de six mois d'indemnités de chômage par salarié intéressé.

Ce remboursement est ordonné d'office lorsque les organismes intéressés ne sont pas intervenus à l'instance ou n'ont pas fait connaître le montant des indemnités versées. »

En application de ces dispositions, il y a lieu d'ordonner d'office le remboursement par l'employeur aux organismes concernés du montant des indemnités de chômage éventuellement servies à la salariée du jour de son licenciement au jour du prononcé de l'arrêt dans la limite de six mois d'indemnités.

Sur l'indemnité compensatrice de congés payés

Mme [H] sollicite une somme de 440,45 euros à ce titre sans donner d'explications.

Son dernier bulletin de salaire de janvier 2017 ne fait pas état de jours de congés acquis et non pris et mentionne en revanche le paiement de l'équivalent de 17 jours de congés payés en cours d'acquisition et de 6 jours de congés payés acquis, pour un total de 1 904,57 euros (sa pièce 2).

Mme [H] sera déboutée de cette demande, par confirmation du jugement entrepris.

Sur le préjudice moral

Mme [H] sollicite une indemnité de 10 000 euros à ce titre. Elle fait valoir que son licenciement a été particulièrement brutal au regard du contexte dans lequel il est intervenu et surtout au regard des conséquences sur sa santé mentale.

La société Marks and Spencer France Limited oppose que la salariée ne justifie d'aucun préjudice spécifique autre que celui résultant de son licenciement et souligne que celle-ci n'a pas fait l'objet d'une mise à pied conservatoire.

Il est constant que le salarié licencié peut prétendre à des dommages-intérêts en réparation d'un préjudice distinct de celui résultant de la perte de son emploi et cumuler une indemnité pour licenciement nul et des dommages-intérêts pour licenciement vexatoire, à la condition de justifier d'une faute de l'employeur dans les circonstances entourant le licenciement de nature brutale ou vexatoire.

En l'espèce, les circonstances du licenciement de Mme [H], telles qu'elles ont été rappelées, sans antécédents disciplinaires, faisant l'objet d'une réputation de salariée loyale, et à qui l'on a reproché à tort d'avoir abusé de sa liberté d'expression dans un contexte économique difficile de fermeture de l'ensemble des magasins français, sont brutales et vexatoires.

Mme [H] indique qu'à la suite de son licenciement, elle a suivi un traitement médicamenteux et a été hospitalisée pour addiction aux tranquillisants et pour dépression nerveuse. Elle justifie qu'elle a été hospitalisée en janvier 2022 « des suites d'un accident vasculaire cérébral responsable d'un tableau de tétraplégie » (sa pièce 8).

Mme [H] a souhaité expliquer sa situation dans une note (sa pièce 10) :

« Le chômage tue en France. Chaque année, il fait 15 000 victimes. Je suis une victime encore vivante d'un licenciement abusif par une multinationale qui a joué avec la vie de milliers de salariés en fermant dix-huit magasins en 2000, créant des tragédies, puis en répétant la même chose ' le licenciement de centaines de salariés en 2017. Moi, [T] [H], 59 ans, j'ai eu la malchance d'avoir travaillé cinq ans pour un salaire net de 1 300 euros, avant d'avoir le droit à un licenciement violent en décembre 2016. Depuis cette date, j'ai perdu mon logement de [Localité 5], faute de paiement des loyers et j'ai depuis déménagé deux fois, et je suis actuellement en attente d'un troisième logement adapté à mon handicap, j'ai perdu ma santé à cause d'un choc émotionnel (diabète puis hypertension menant à un AVC du tronc cérébral et à une tétraplégie avec un handicap de 95%) (') et je ne pourrai plus jamais travailler. Je dépends financièrement entièrement de la CPAM avec une pension d'invalidité de catégorie 3, tout cela pour avoir donné l'alerte sur la corruption d'un délégué du personnel sur une page Facebook, dans un groupe fermé.

Alors, à votre avis, combien coûte la vie d'une salariée française de 59 ans, brisée par une multinationale britannique, qui génère des millions de profits chaque année ' »

Les conditions brutales du prononcé du licenciement commandent de condamner la société Marks and Spencer France Limited à verser à Mme [H] la somme de 5 000 euros à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice spécifique subi par la salariée, par infirmation du jugement entrepris.

Sur les heures supplémentaires

Mme [H] indique avoir effectué des heures supplémentaires en octobre et décembre 2016 sans que celles-ci lui soient rémunérées. Elle sollicite le paiement de la somme de 140,75 euros à ce titre.

La société Marks and Spencer France Limited s'oppose à la demande, faisant valoir que la salariée n'apporte aucun élément tendant à démontrer cette prétendue réalisation d'heures supplémentaires, qu'elle n'indique même pas les jours au cours desquels ces heures supplémentaires auraient été effectuées.

Il résulte des dispositions des articles L. 3171-2 et suivants qu'en cas de litige relatif à l'existence ou au nombre d'heures de travail accomplies, il appartient au salarié de présenter, à l'appui de sa demande, des éléments suffisamment précis quant aux heures non rémunérées qu'il prétend avoir accomplies afin de permettre à l'employeur, qui assure le contrôle des heures de travail effectuées, d'y répondre utilement en produisant ses propres éléments. Le juge forme sa conviction en tenant compte de l'ensemble de ces éléments au regard des exigences rappelées aux dispositions légales et réglementaires précitées. Après analyse des pièces produites par l'une et l'autre des parties, dans l'hypothèse où il retient l'existence d'heures supplémentaires, il évalue souverainement, sans être tenu de préciser le détail de son calcul, l'importance de celles-ci et fixe les créances salariales s'y rapportant.

Faute toutefois en l'espèce pour Mme [H] de produire un quelconque élément à l'appui de sa demande, elle ne met pas l'employeur en mesure d'y répondre utilement en produisant ses propres éléments.

Elle sera en conséquence déboutée de cette demande, par confirmation du jugement de première instance.

Sur l'abus de procédure

La société Marks and Spencer France Limited sollicite une somme de 1 000 euros à ce titre. Elle soutient que l'action de Mme [H] à son encontre est particulièrement abusive, qu'elle vise à solliciter une indemnisation parfaitement indue compte-tenu de la gravité de la faute commise par la salariée, en violation directe de son contrat de travail et du règlement intérieur, qu'elle n'hésite pas à utiliser tous les artifices de défense, y compris en soutenant que la société aurait réprimé le libre exercice de sa faculté de dénonciation, alors même qu'elle a divulgué des données confidentielles dans l'unique but de nuire au salarié concerné.

Mme [H] conteste cette demande.

Il est rappelé que l'article 32-1 du code de procédure civile dispose que « celui qui agit en justice de manière dilatoire ou abusive peut être condamné à une amende civile d'un maximum de 3 000 euros sans préjudice des dommages-intérêts qui seraient réclamés ».

Au regard néanmoins de la teneur de la décision rendue, la société Marks and Spencer France Limited sera déboutée de cette demande, par confirmation du jugement entrepris.

Sur les intérêts moratoires

Le créancier peut prétendre aux intérêts de retard calculés au taux légal, en réparation du préjudice subi en raison du retard de paiement de sa créance par le débiteur. Les condamnations prononcées produisent intérêts au taux légal à compter de la date de réception par l'employeur de la convocation devant le Bureau de Conciliation et d'Orientation pour les créances contractuelles et à compter de l'arrêt, qui en fixe le principe et le montant, pour les créances indemnitaires.

Sur la demande de remboursement des sommes versées au titre de l'exécution provisoire

La demande de remboursement des sommes versées par l'employeur au titre de l'exécution provisoire du jugement est sans objet, compte tenu de la teneur de la décision rendue et en toute hypothèse, l'infirmation vaut titre exécutoire pour la restitution des sommes versées.

Sur l'exécution provisoire

Cet arrêt étant rendu en dernier ressort sans que soit ouverte la voie de l'opposition, il n'y a pas lieu à exécution provisoire.

Sur les dépens et les frais irrépétibles de procédure

La société Marks and Spencer France Limited, qui succombe pour l'essentiel dans ses prétentions, supportera les dépens en application des dispositions de l'article 696 du code de procédure civile.

Elle sera en outre condamnée à payer à Mme [H] une indemnité sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile, que l'équité et la situation économique respective des parties conduisent à arbitrer à la somme de 3 000 euros.

La société Marks and Spencer France Limited sera déboutée de sa demande présentée sur le même fondement.

Le jugement de première instance sera confirmé en ses dispositions concernant les dépens et les frais irrépétibles.

PAR CES MOTIFS

La COUR, statuant publiquement, par arrêt contradictoire et en dernier ressort,

CONFIRME le jugement rendu par le conseil de prud'hommes de Nanterre le 4 juillet 2019, excepté en ce qu'il a débouté Mme [T] [H] de sa demande de nullité du licenciement, de sa demande au titre de l'indemnité pour licenciement nul et de sa demande au titre du préjudice moral,

Statuant à nouveau et y ajoutant,

DIT nul le licenciement prononcé par la société de droit britannique Marks and Spencer France Limited à l'encontre de Mme [T] [H],

CONDAMNE la société de droit britannique Marks and Spencer France Limited à payer à Mme [T] [H] la somme de 20 000 euros à titre d'indemnité pour licenciement nul,

CONDAMNE la société de droit britannique Marks and Spencer France Limited à payer à Mme [T] [H] les intérêts de retard au taux légal à compter de la date de réception par l'employeur de sa convocation devant le Bureau de Conciliation et d'Orientation sur les créances contractuelles et à compter de l'arrêt sur les créances indemnitaires,

CONDAMNE la société de droit britannique Marks and Spencer France Limited à payer à Mme [T] [H] la somme de 5 000 euros pour préjudice moral,

ORDONNE le remboursement par la société de droit britannique Marks and Spencer France Limited aux organismes concernés des indemnités de chômage versées à Mme [T] [H] dans la limite de six mois d'indemnités,

DIT qu'une copie certifiée conforme du présent arrêt sera adressée par le greffe par lettre simple à la direction générale de Pôle emploi conformément aux dispositions de l'article R. 1235-2 du code du travail,

CONDAMNE la société de droit britannique Marks and Spencer France Limited à payer à Mme [T] [H] une somme de 3 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

DÉBOUTE la société de droit britannique Marks and Spencer France Limited de sa demande présentée sur le même fondement,

CONDAMNE la société de droit britannique Marks and Spencer France Limited au paiement des entiers dépens.

Arrêt prononcé publiquement par mise à disposition au greffe de la cour,les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code procédure civile et signé par Madame Isabelle VENDRYES, Président, et par Madame BOUCHET-BERT Elodie,Greffière,auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

LE GREFFIER, LE PRÉSIDENT,


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Versailles
Formation : 6e chambre
Numéro d'arrêt : 19/02985
Date de la décision : 12/05/2022

Origine de la décision
Date de l'import : 26/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2022-05-12;19.02985 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award