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10/12/2020 | FRANCE | N°19/04920

France | France, Cour d'appel de Versailles, 5e chambre, 10 décembre 2020, 19/04920


COUR D'APPEL

DE

VERSAILLES





Code nac : 89B

5e Chambre



ARRET N°20/972



CONTRADICTOIRE



DU 10 DECEMBRE 2020



N° RG 19/04920



N° Portalis DBV3-V-B7D-TVIY



AFFAIRE :



SA ORANGE



C/



[E] [R]

...



Décision déférée à la cour : Jugement rendue le 21 Novembre 2019 par le Tribunal de Grande Instance de NANTERRE

N° RG : 18/02226



Copies exécutoires délivrées à :



M

e Christophe DEBRAY



la SELARL HPML



CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE DES HAUTS DE S EINE



Copies certifiées conformes délivrées à :



SA ORANGE



Sandrine ANDREINI



[N] [P] représentée légalement par sa mère, Madame [E] [R]



[W] [P] rep...

COUR D'APPEL

DE

VERSAILLES

Code nac : 89B

5e Chambre

ARRET N°20/972

CONTRADICTOIRE

DU 10 DECEMBRE 2020

N° RG 19/04920

N° Portalis DBV3-V-B7D-TVIY

AFFAIRE :

SA ORANGE

C/

[E] [R]

...

Décision déférée à la cour : Jugement rendue le 21 Novembre 2019 par le Tribunal de Grande Instance de NANTERRE

N° RG : 18/02226

Copies exécutoires délivrées à :

Me Christophe DEBRAY

la SELARL HPML

CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE DES HAUTS DE S EINE

Copies certifiées conformes délivrées à :

SA ORANGE

Sandrine ANDREINI

[N] [P] représentée légalement par sa mère, Madame [E] [R]

[W] [P] représentée légalement par sa mère, Madame [E] [R]

[G] [P]

[I] [P],

[S] [P] représenté légalement par sa mère, Madame [E] [R]

CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE DES HAUTS DE S EINE

le :

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

LE DIX DECEMBRE DEUX MILLE VINGT,

La cour d'appel de VERSAILLES, a rendu l'arrêt suivant dans l'affaire entre :

SA ORANGE

[Adresse 2]

[Localité 10]

représentée par Me Christophe DEBRAY, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 627 substitué par Me Fabrice PERES de la SCP RAFFIN & ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : P0133

APPELANTE

****************

Madame [E] [R]

[Adresse 4]

[Localité 6]

comparante en personne,

assistée de Me Jean-baptiste VIENNE de la SELARL HPML, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : L0030

Madame [N] [P] représentée légalement par sa mère, Madame [E] [R]

[Adresse 4]

[Localité 6]

représentée par Me Jean-baptiste VIENNE de la SELARL HPML, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : L0030

Madame [W] [P] représentée légalement par sa mère, Madame [E] [R]

[Adresse 4]

[Localité 6]

représentée par Me Jean-baptiste VIENNE de la SELARL HPML, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : L0030

Madame [G] [P]

[Adresse 3]

[Localité 7]

représentée par Me Jean-baptiste VIENNE de la SELARL HPML, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : L0030

Monsieur [I] [P]

[Adresse 3]

[Localité 7]

représenté par Me Jean-baptiste VIENNE de la SELARL HPML, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : L0030

Monsieur [S] [P] représenté légalement par sa mère, Madame [E] [R]

[Adresse 4]

[Localité 6]

représenté par Me Jean-baptiste VIENNE de la SELARL HPML, avocat au barreau de PARIS, vestiaire : L0030

CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE DES HAUTS DE

S EINE

Division du Contentieux -

[Localité 5]

représentée par Mme [O] [F] en vertu d'un pouvoir spécial

INTIMES

****************

Composition de la cour :

L'affaire a été débattue le 22 Octobre 2020, en audience publique, devant la cour composée de :

Monsieur Olivier FOURMY, Président,

Madame Marie-Bénédicte JACQUET, Conseiller,

Madame Valentine BUCK, Conseiller,,

qui en ont délibéré,

Greffier, lors des débats : Mme Clémence VICTORIA,

[J] [P], engagé par la société France Télécom, devenue la Société Orange (ci-après, la 'Société') le 1er janvier 2008, occupait en dernier lieu le poste de responsable de l'équipe portail et applications mobiles au sein de la division DTRS.

Le [Date décès 1] 2016 à 13h30, il a été victime d'un malaise dont il est décédé à 15h25 avant son transfert à l'hôpital.

La Société a procédé à une déclaration d'accident du travail le 31 octobre 2016 et le certificat médical initial daté du [Date décès 1] 2016 indique qu'[J] [P] a été victime d'un arrêt cardio-respiratoire et qu'il est décédé le [Date décès 1] 2016.

Il était âgé de 38 ans.

La caisse primaire d'assurance maladie des Hauts-de-Seine (ci-après, la 'CPAM' ou la Caisse), après avoir diligenté une enquête administrative, a pris en charge l'accident d'[J] [P] au titre de la législation professionnelle, le 16 février 2017.

Le comité d'hygiène et de sécurité des conditions de travail ('CHSCT') de la Société a diligenté une enquête.

Le 4 avril 2018, les ayants-droit d'[J] [P] (Mme [E] [R], concubine survivante, pour elle-même et pour ses trois enfants mineurs, [S], [N] et [W] [P]) ont saisi la CPAM d'une demande de reconnaissance de la faute inexcusable de la Société.

A défaut de conciliation, ils ont saisi le tribunal des affaires de sécurité sociale des Hauts-de-Seine.

Par jugement contradictoire en date du 21 novembre 2019, le pôle social du tribunal de grande instance de Nanterre (RG 18/02226) a rendu la décision suivante :

- dit que l'accident dont a été victime [J] [P] le [Date décès 1] 2016 est dû à la faute inexcusable de son employeur ;

- dit que les rentes servies aux ayants droit doivent être majorées à leur taux maximal légal ;

- fixe à :

50 000 euros la somme due à Mme [R] (concubine) au titre de son préjudice moral ;

20 000 euros la somme due à [S] [P] (fils) au titre de son préjudice moral ;

20 000 euros la somme due à [N] [P] (fille) au titre de son préjudice moral ;

20 000 euros la somme due à [W] [P] (fille) au titre de son préjudice moral ;

10 000 euros la somme due à M. [I] [P] (père) au titre de son préjudice moral ;

10 000 euros la somme due à Mme [G] [P] (mère) au titre de son préjudice moral ;

10 000 euros la somme due aux héritiers au titre des souffrances physiques et morales endurées par [J] [P] ;

- dit que la CPAM en fera l'avance à charge pour elle d'en récupérer le montant auprès de l'employeur ;

- condamne la Société aux dépens ;

- condamne la Société à payer aux demandeurs la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- ordonne l'exécution provisoire de la décision.

Pour l'essentiel, le tribunal a notamment considéré qu'[J] [P] avait signalé à son employeur un risque psycho-social qui s'est matérialisé par la survenance d'un malaise cardiaque mortel.

La Société a relevé appel de cette décision.

Les parties ont été convoquées à l'audience du 22 octobre 2020, date à laquelle l'affaire a été plaidée.

Par conclusions écrites et soutenues oralement, la société Orange demande à la cour de :

- la dire et juger recevable et bien fondée en son appel ;

- réformer le jugement prononcé le 21 novembre 2019 par le pôle social du tribunal de grande instance de Nanterre en toutes ses dispositions ;

Statuant à nouveau

A titre principal

- juger que la cause du décès d'[J] [P] survenu le [Date décès 1] 2016 est indéterminée ;

en conséquence,

- juger que l'existence d'un lien de causalité entre les manquements reprochés à la Société et le décès d'[J] [P] n'est pas démontrée ;

- débouter les ayants-droit d'[J] [P] de toutes leurs demandes, fins et conclusions à l'encontre de la Société.

A titre subsidiaire,

- juger que les requérants ne sauraient se prévaloir de la présomption de faute inexcusable édictée à l'article L. 4131-4 du code du travail ;

- juger que les requérants ne rapportent pas davantage la preuve qui leur incombe, d'une part, de la conscience du danger qu'avait ou aurait dû avoir la Société et, d'autre part, de l'absence de mesures de prévention prises par cette dernière ;

- débouter de plus fort les demandeurs de toutes leurs demandes, fins et conclusions à l'encontre de la Société.

Par conclusions écrites et soutenues oralement, Mme [R], en son nom personnel et au nom de ses trois enfants, Mme [G] [P] et M. [I] [P], les parents (ci-après, ensemble : les consorts [P]) sollicitent de la cour de :

- confirmer le jugement entrepris en l'ensemble de ses dispositions ;

- condamner la Société à leur payer la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- débouter la Société de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions.

Reprenant ses conclusions écrites, la CPAM demande à la cour de :

- prendre acte de ce que la CPAM s'en rapporte à justice sur le bienfondé de l'appel interjeté par la Société et par conséquent sur la reconnaissance de la faute inexcusable de la Société ;

Dans le cas où la cour confirmerait le jugement déféré :

Y ajoutant

- condamner la Société à rembourser à la caisse le capital représentatif de majoration de rente.

Pour un plus ample exposé des moyens et prétentions des parties, la cour, conformément à l'article 455 du code de procédure civile, renvoie aux conclusions et pièces déposées et soutenues à l'audience.

MOTIFS

A titre préliminaire, la cour indique que la recherche de la faute inexcusable d'un employeur, qu'il appartient (sous réserve d'une éventuelle présomption comme il est discuté ci-après) à la victime ou ses ayants droits de démontrer, conduit nécessairement à mettre en balance des intérêts contradictoires. Il peut en résulter que la perception du lecteur du présent arrêt ne coïncide pas avec sa propre expérience ou avec la connaissance qu'il croyait avoir d'une situation donnée.

Cette probabilité est d'autant plus élevée que la discussion s'inscrit à la fois dans le contexte d'une histoire traumatisante de la Société, qui a connu une 'vague de suicides' à la fin des années 2000, selon l'expression choisie par un quotidien, qui faisait référence à une enquête pénale ayant donné lieu au renvoi de l'entreprise et de son dirigeant devant la juridiction correctionnelle ; et dans le cadre d'un épisode aussi dramatique que le décès d'un salarié dans les locaux de son entreprise.

La cour considère essentiel de garder à l'esprit, dans la lecture de ce qui suit, ce qu'a écrit la délégation du CHSCT chargée de l'enquête relative à cet 'événement', à propos d'[J] [P] : 'Toutes les personnes rencontrées ont retenu qu'il s'impliquait beaucoup. Il est décrit comme un professionnel passionné et très investi'.

Cela étant, il convient d'examiner les arguments en présence, à la lumière des pièces produites par les parties.

La société Orange soutient en particulier qu'[J] [P] a toujours été déclaré apte à son poste, et pour la dernière fois le 23 novembre 2015, la prochaine visite étant prévue le 23 novembre 2017.

Il avait écrit à un ami (M. [S] F.), le 26 octobre 2016, qu'il avait manqué faire un malaise et avait pris rendez-vous chez le médecin, mais n'avait prévenu ni sa hiérarchie ni le service des relations humaines ('RH').

Le [Date décès 1] 2016, le malaise est survenu alors qu'il se rendait à la cantine.

Le rapport du CHSCT, présenté le 7 juin 2017, conclut que l'environnement de travail et les conditions de travail induisaient des facteurs de protection pour la santé d'un poids plus élevé que les facteurs de risque identifiés.

Pour la Société, il n'existe pas de lien entre le décès d'[J] [P] et les manquements reprochés à l'employeur. La cause du décès est indéterminée. Dans son avis, le docteur [L], médecin-conseil retenu par la Société, a souligné la distinction qu'il convenait de faire entre stress ('stimulus aigu et brutal') et surmenage, contrariété, surcharge de travail, conflit relationnel au long cours 'lesquels n'entrainent pas de simulation adrénergique brusque susceptible de provoquer une arythmie brutale et/ou un spasme des artères coronaires' (en gras dans l'original des conclusions).

A titre subsidiaire, la Société plaide que, contrairement à ce qui a été retenu par le premier juge, il n'existe pas de présomption de faute inexcusable en l'espèce. Le rapport d'enquête de la CPAM 'aurait dû conduire les premiers juges à écarter' celle-ci, l'enquêteur concluant que les éléments du dossier 'relèveraient plutôt d'une situation de maladie professionnelle'.

Dans le cas présent, il est acquis qu'[J] [P] entretenait avec son supérieur hiérarchique, M. [U]. [X], depuis 2013, des relations de travail conflictuelles. Mais alors que M. [U]. [X] se cantonnait à la sphère professionnelle, [J] [P] s'en prenait à lui 'sur un plan personnel'. Un 'recadrage a été nécessaire' lors de l'entretien d'évaluation du premier semestre 2015.

[J] [P] était cadre exécutif autonome. La quantité de travail était importante mais pas excessive, M. [U]. [X] avait retiré au salarié une partie de ses tâches, les horaires de travail 'n'étaient pas de nature à éveiller (...) la conscience d'un quelconque danger'. L'enquête du CHSCT a montré que 'les horaires de travail au sein de l'entreprise ont respecté la norme'. Au demeurant, [J] [P] prenait de longues pauses déjeuner. Il pouvait aller chercher ses enfants une fois par semaine à la crèche.

[J] [P] s'était par ailleurs investi, aux côtés de son ami M. [S] F., dans un projet d'intrapreunariat 'OSW', ce dont il n'avait fait part à son supérieur 'qu'au bout de plusieurs semaines'. Sa mobilité en interne sur ce projet était envisagé. Il y travaillait 'en dehors de ses horaires de présence dans l'entreprise'.

Mme [Y] [Z], responsable RH, n'a pas constaté de travail en dehors des horaires habituels et n'avait pas vu une personne en souffrance, lors de l'entretien qu'elle avait eu le 3 octobre 2016. Le courrier qu'[J] [P] avait adressé le 7 octobre 2016 ne pouvait être interprété comme le signalement d'un risque psycho-social ('RPS').

S'agissant des congés de l'été 2016, s'il est exact qu'une semaine, début août, dans la période des congés annuels, a été refusée à [J] [P], il faut tenir compte de ce qu'il n'avait posé ses vacances que quelques jours avant de les prendre (le 18 pour le 22 juillet).

Enfin, le 'malaise' du 26 octobre 2016 ne constitue pas un 'signalement' et la motivation des premiers juges est d'ailleurs, sur ce point, contradictoire, qui retient que cela aurait dû alerter la direction 'sur le risque déjà signalé' par l'intéressé. Il avait d'ailleurs rencontré M. [U]. [X] dans la matinée et ne lui en avait pas parlé, contrairement d'ailleurs à ce que l'agent enquêteur de la Caisse avait pu retenir.

Il n'y a ainsi ni présomption de faute inexcusable, ni démonstration de la conscience du danger qu'avait ou aurait dû avoir la Société, ni absence de mesure prise pour remédier à une situation de danger. En particulier, l'employeur ne pouvait avoir connaissance du degré d'implication du salarié dans le projet OSW, tandis qu'il était un cadre expérimenté et formé, il avait d'ailleurs suivi plusieurs formations, en 2012 ('je deviens manager'), 2015 (plus de trente heures consacrées aux 'enjeux collectifs du management'), 2016 ('développer son agilité et celle de ses managers'). Il existe par ailleurs un accord 'groupe' sur l'équilibre vie privée/ vie professionnelle (2010), un accord 'groupe' de méthodologie sur l'évaluation et l'adaptation de la charge de travail (juin 2016) qui crée un 'registre CEA' sur lequel figurent tous les jours travaillés par les cadres au titre de l'année et où ils déclarent les éventuels jours de travail supplémentaires. La charge de travail est abordée dans le cadre de l'entretien individuel annuel.

Les consorts [P] font notamment valoir, pour leur part, que, 'ne pouvant davantage évoluer dans un contexte aussi conflictuel et toxique, ([J] [P]) s'orientera, au cours de l'été 2016, vers un projet de mobilité interne qualifié, au sein du Groupe Orange, d''intraentrepreunariat'' (en gras comme dans l'original des conclusions). 'Tant que le projet n'a pas été validé, la mobilité des intéressés n'est ni formalisée, ni même décidée, de sorte que les salariés se trouvent, de fait, à exercer deux activités', ce qu'a fait [J] [P] à partir du mois de septembre 2016.

Dans le cas présent, les circonstances du décès sont parfaitement connues et ont été retenues par le tribunal : stress, relations professionnelles difficiles avec M. [U]. A, surcharge de travail, fait que la direction de la Société 'était indiscutablement au courant de cette situation malgré (ses) dénégations'. Il est indifférent que la faute inexcusable de l'employeur ait été la cause déterminante de l'accident survenu au salarié. Le médecin-conseil de la Société ne conclut pas au fait que le décès serait totalement étranger au travail.

Au demeurant, il existe ici une présomption de faute inexcusable de l'employeur. [J] [P] avait alerté Mme [Y] [Z], dès le 4 juin 2016 et encore le 2 août 2016. Le 7 octobre 2016, il lui a écrit un courriel d'alerte. Le salarié avait également alerté M. G., le supérieur de M. [U]. [X] (N+2). Le rapport du CHSCT a conclu à l'existence d'un surmenage. L'inspecteur du travail a noté que les choses 'sont restées en l'état et cela a pourri', qu'[J] [P] 'travaillait dans des conditions de surmenage connu (...) et de tensions connues depuis 3 ans avec sa hiérarchie'. Le salarié a été victime d'un malaise le 26 octobre 2016, deux jours avant son décès.

En tout état de cause, la Société avait conscience du danger auquel son salarié était exposé du fait de la surcharge de travail, en l'occurrence, une 'double charge de travail', dont Mme [Y] [Z] avait été informée. L'inspection du travail a d'ailleurs écrit à la Société, le 27 septembre 2017, pour lui demander de faire cesser 'la pratique du double emploi'. La Société avait en outre 'connaissance d'une situation conflictuelle permanente avec le supérieur hiérarchique' d'[J] [P] et à laquelle elle n'a pas davantage remédié. De plus, M. [U]. [X] a eu connaissance du malaise du 26 octobre 2016 et n'y a donné aucune suite.

Les consorts [P] poursuivent en précisant leurs demandes au titre des préjudices subis par le salarié et de leur préjudice propre.

La CPAM rappelle que la charge de la preuve de la faute inexcusable de l'employeur pèse sur le salarié et s'en rapporte à justice sur le principe de la reconnaissance de cette faute.

La Caisse s'en rapporte également à justice sur la majoration de la rente, dans les limites de l'alinéa 4 de l'article L. 452-2 du code de la sécurité sociale.

S'agissant du montant des indemnisations sollicitées, 'qui sont conformes à la jurisprudence, la Caisse entend s'en rapporter à la sagesse de la Cour', tout en rappelant que le premier juge a pris en compte les remarques qu'elle avait faites en ce qui concerne l'indemnisation des préjudices personnels d'[J] [P].

Enfin, la Caisse sollicite, dans le cas d'une confirmation du jugement en ce qui concerne la faute inexcusable, le bénéfice de l'action récursoire y compris en ce qui concerne le capital représentatif des majorations de rente versées aux ayants droits.

Sur ce

A toutes fins, la cour rappelle que le caractère professionnel du décès d'[J] [P] n'est pas remis en cause dans le cadre de la présente procédure et que seule doit être discutée ici la faute inexcusable de l'employeur et, le cas échéant, l'évaluation des préjudices des ayants droits ainsi que l'étendue de l'action récursoire de la Caisse.

Aux termes de l'article L. 452-1 du code de la sécurité sociale, en vertu du contrat de travail le liant à son salarié, l'employeur est tenu envers celui-ci d'une obligation de sécurité de résultat. Le manquement à cette obligation a le caractère d'une faute inexcusable, lorsque l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé le salarié et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver.

Il est indifférent que la faute inexcusable commise par l'employeur ait été la cause déterminante de l'accident survenu au salarié. Il suffit qu'elle soit une cause nécessaire pour que la responsabilité de l'employeur soit engagée, alors même que d'autres fautes auraient concouru à la survenance de l'accident du travail.

La faute inexcusable ne se présume pas et il appartient à la victime ou ses ayants droits d'en apporter la preuve.

L'appréciation de la conscience du danger relève de l'examen des circonstances de fait, notamment de la nature de l'activité du salarié ou du non-respect des règles de sécurité.

Lorsque l'accident est dû à la faute inexcusable de l'employeur ou de ceux qu'il s'est substitué dans la direction, la victime ou ses ayants droits a droit à une indemnisation complémentaire dans les conditions définies dans les articles suivants et notamment à une majoration de la rente allouée, outre depuis une décision du 18 juin 2010 du Conseil constitutionnel, la réparation de préjudices non couverts en tout ou partie par le Livre IV du code précité.

L'article L. 4131-4 du code du travail précise que (dans sa version applicable à l'époque des faits) :

Le bénéfice de la faute inexcusable de l'employeur prévue à l'article L. 452-1 du code de la sécurité social est de droit pour le ou les travailleurs qui seraient victimes d'un accident du travail (...) alors qu'eux-mêmes ou un représentant du personnel au comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail avaient signalé à l'employeur le risque qui s'est matérialisé.

C'est cette présomption qui est invoquée par les consorts [P].

Sur la présomption d'accident du travail

Dans le cas présent, il est soutenu que le salarié avait signalé à son employeur le risque qui s'est matérialisé, en lui adressant des courriels le 4 juin 2015, le 2 août 2016, le 7 octobre 2016, puis en avertissant son supérieur hiérarchique d'un malaise survenu le 26 octobre 2016 sur le lieu de travail.

Le courriel du 4 juin 2015 est un message adressé à Mme [Y] [Z], responsable RH d'[J] [P], plus exactement un échange de messages entre eux.

La cour doit tout d'abord constater que ces échanges sont placés hors contexte, puisque la seule chose que la cour puisse comprendre est que le salarié est 'très affecté' par une décision prise par M. [U]. [X], 'sans concertation' (il s'agirait en fait de la décision de retirer [J] [P] du projet 'Home Live').

Mme [Y] [Z] a réagi immédiatement en cherchant à joindre ou à rencontrer le salarié et en lui fournissant les coordonnées d'un autre interlocuteur ainsi que le numéro de la ligne téléphonique du 'dialogue salarié', en outre son propre numéro de téléphone portable.

La réponse d'[J] [P] est qu'il se 'prépare à passer la nuit à la maternité' et aura donc 'd'autres sujets de préoccupations' et que ça 'fait plusieurs années que ça dure et c'est de notoriété publique qu'on a des façons de travailler incompatibles donc ça attendra largement la semaine prochaine'.

Cet échange traduit au moins deux choses : d'une part, qu'[J] [P] se trouve dans une situation personnelle qui est particulièrement susceptible de le rendre peu réceptif à une discussion professionnelle ; d'autre part, qu'il n'y a aucune urgence, mais une forme d'exaspération liée à la relation avec son supérieur hiérarchique.

En soi, cet échange ne saurait constituer le signalement d'un risque qui s'est matérialisé.

De fait, le fond comme la forme de cet échange confirment qu'en réalité, [J] [P] ne reconnaissait à son supérieur aucune autorité, en tout cas aucun droit à diriger, organiser, orienter, définir le budget de son service, tout en ne se remettant jamais en cause dans cette relation.

Il faut rappeler ici qu'en tant que subalterne, il appartenait à [J] [P] de suivre les directives données, ce qui est l'une des garanties de base d'un fonctionnement satisfaisant d'une organisation du travail.

Cette attitude d'[J] [P] va se poursuivre, ainsi que le montre le courriel adressé à Mme [Y] [Z], le 2 août 2016.

Il fait en réalité suite à un courriel du 21 juillet 2016, adressé à Mme [Y] [Z], dans lequel [J] [P] écrit que M. [U]. [X] prend 'un malin plaisir à (lui) refuser' cinq semaines de congés. [J] [P] ajoute : 'Je ne pensai pas qu'il descendrait si bas'.

Ce courriel est complété par un autre, du 22 juillet 2016, en réponse à Mme [Y] [Z] qui lui demandait quand il avait demandé à son 'manager' de bénéficier de cinq semaines. [J] [P] répond qu'il ne lui a 'pas demandé', qu'il l'a indiqué sur 'le fichier des congés de l'équipe il y a 3 semaines, déposé sur anoo il y a 10j' et que M. [U]. [X] lui a demandé de les modifier 'à 17h le dernier jour'. Le salarié ajoute qu'il s'agit d' 'une attaque perso. Ce sera son erreur de trop'.

La cour ne peut que constater que le ton comme la substance de ces messages ne sont pas acceptables de la part d'un subalterne, d'autant qu'ils tendent à travestir la réalité. Celle-ci est que le salarié n'avait pas déposé en temps utile sa demande de congés, qu'il n'en a pas parlé à son supérieur hiérarchique, qu'il l'a formulée au dernier moment.

Si les congés sont un droit, le choix du moment de les prendre relève de la hiérarchie.

La cour note que la responsable des ressources humaines n'est d'ailleurs pas intervenue pour modifier l'organisation retenue par M. [U]. [X]

Cette attitude d'[J] [P] se retrouve dans le courriel du 2 août 2016, adressé à Mme [Y] [Z], qu'il présente sous un jour pseudo-humoristique : '1 mail pour que tu aies un peu de lecture (pendant) tes congés, on en reparlera avec plaisir de vive voix à la rentrée' (suit un 'emoticone' sourire). Le salarié poursuit en évoquant trois points :

. Le 'coup des congés refusés la veille au soir' : la cour a indiqué plus haut ce qu'il en est ; au demeurant, [J] [P] se contredit dans ce passage en disant qu'il a perdu de l'argent et a dû 'remonter' avec femme et enfants pour une semaine à [Localité 10], alors que, dans le courriel précédent, il expliquait qu'il avait fait toutes les réservations pour ses cinq semaines de congés, dont il s'induit, compte tenu de la composition de la famille, d'une part qu'il avait organisé ses congés bien avant la date à laquelle il les a déposés (au demeurant très tardive, comme indiqué plus haut) et, d'autre part, qu'il n'existait aucune nécessité de revenir avec toute la famille.

. La relative déception qui est celle d'[J] [P] suite aux efforts qu'il considère avoir faits ; il ajoute qu'il se considère toujours autant 'saqué' en entretien individuel ; la cour ne peut que constater qu'[J] [P] n'apporte aucune démonstration de ce qu'il aurait contesté les évaluations dont il a fait l'objet de la part de M. [U]. [X] et que ce dernier aurait été désavoué.

. Il poursuit : 'on s'engueule toujours autant sur les budgets' ... '[H] prend un malin plaisir à me les refuser, sous prétexte que ça vient de moi'. La cour ne peut que constater qu'[J] [P] se place encore une fois en opposition frontale à son supérieur hiérarchique, auquel il ne reconnaît aucune autorité.

La conclusion de ce courriel illustre l'attitude de ce salarié, qui indique qu'il va 'continuer sur un projet d'intraentrepreneuriat, à voir s'il apporte des premiers résultats des Septembre' et se 'rapprocher de ce qu'il faut faire pour que plus personne n'ait à subir ce management malsain', concluant : 'Si je te ramène 20 personnes dans ton bureau prêts à témoigner, est ce que tu es ok pour les recevoir'' (suit un 'emoticone' sourire).

Cette dernière remarque est plus particulièrement éclairante, alors que le dossier d'[J] [P] soumis à la cour ne contient aucun élément de nature à confirmer que d'autres salariés que lui trouvaient à se plaindre de la gestion de M. [U]. [X]

Le courriel du 7 octobre 2016, est également adressé à sa responsable RH.

La cour observe qu'y est joint la retransmission d'un courriel du même jour, adressé juste avant à une autre personne de l'équipe DTSI/DCG. [J] [P] s'y plaint de relations 'glaciales' avec M. [U]. [X], dont il 'résulte des travaux sur les budgets absolument non constructifs' et poursuit en se disant un peu perdu sur la marche à suivre tout en tentant de justifier un dépassement de budget de 10%. Il précise à cette interlocutrice, qu'il souligne connaître depuis longtemps, qu'il est 'sur une mobilité'.

Dans le courriel à Mme [Y] [Z], [J] [P] commence par souligner 'à quel point (il ne peut) plus se fier (au) jugement' de M. [U]. [X] et vise le courriel joint. Il pose ensuite deux questions :

. une demande de 'clarification sur l'intratentrepreunariat', pour savoir s'il s'est 'passé qqchose du côté RH' avec la précision 'je ne te cache pas que 2 boulots + 3 kids + le contexte, c'est un peu lourd à gérer';

. 'question assurément débile, mais si je me faisais tagguer RPS (note de la cour : risque psycho social), il ya une chance pour qu'il y ait une enquête quelconque pour y voir un peu + clair' j'enrage de me dire que je vais partir et qu'il continuerait de sévir dans le Groupe avec autant de responsabilité. C'est peu professionnel de laisser passer ça' (suit un 'emoticone' air maussade).

Il conclut : 'Bref, si tu ne souhaites pas répondre à la 2, je veux bien quelques bonnes nouvelles pour la question 1 ^^'.

Ce courriel est éclairant en ce qu'il tend à attester de l'enfermement d'[J] [P] dans la posture qu'il a commencé à adopter des mois auparavant. Il démontre à l'envi qu'[J] [P] ne reconnaît à son supérieur hiérarchique aucune légitimité ni aucune autorité, que faute de pouvoir obtenir que M. [U]. [X] s'en aille, il suggère à la fois que ce dernier constitue une menace pour le Groupe ou ses agents et que la seule solution est de satisfaire la demande de mutation présentée par le salarié.

En ce sens, ce courriel constitue moins une alerte qu'une forme de chantage.

La cour relève, d'ailleurs, que l'ordre de présentation des pièces retenu par la défense des consorts [P] milite dans le sens d'une opposition résolue d'[J] [P] à son supérieur hiérarchique et de sa volonté à rejoindre l'équipe de son ami, M. R. F.

Ainsi, M. D. B. (N+2) lui écrit un courriel, le 15 juin 2015, pour proposer un entretien à propos de 'Homelive'. On sait qu'[J] [P] était farouchement opposé à la modification envisagée par M. [U]. [X] concernant ce projet. Mais ce courriel démontre que la modification est le choix du N+2. La réponse d'[J] [P] est édifiante : 'Je ne doute pas que tu saches présenter les choses d'une manière complètement différente et que j'y adhérerai sans broncher'. En d'autres termes, si la proposition relative à 'Homelive' est faite par M. [U]. [X], elle ne vaut rien mais si elle l'est par le N+2, on l'accepte sans autre.

Après l'entretien, [J] [P] adresse un courriel à M. D. B., dans lequel il pose des exigences tout en joignant un courriel adressé, deux semaines auparavant, à ce dernier comme à M. [U]. [X], dans lequel ce dernier est traité de façon plutôt négligente.

Et [J] [P] retransmet le tout à Mme [Y] [Z], en écrivant ; 'Dur dur quand même [A] comme période (...) J'ai vu (N+2) suite à ton alerte...je ne sais pas quoi en penser'.

Outre le caractère revendiquant d'[J] [P], cet échange traduit au moins deux choses : sa façon de régulièrement tenter de passer par dessus son supérieur hiérarchique, d'une part, l'attention portée à sa situation par la RH, d'autre part.

Un échange de courrier du 4 mars 2016 confirme l'insubordination dont [J] [P] est coutumier.

En réponse à un courriel que lui a adressé, en termes brefs mais courtois, M. [U]. [X] sur des questions de budgets, [J] [P] répond sur un ton incisif et transmet l'échange au N+2 avec la mention : 'Pour que tu sois au courant, c'est pénible & pesant pour tout le monde', en reprochant à M. [U]. [X] d'avoir écrit son message en pleine nuit et alors que lui est au ski, ajoutant 'de qui se moque-t-on...'.

La cour ne peut que constater que c'est [J] [P] qui a envoyé, trois jours auparavant, un message dans lequel il demandait à M. [U]. [X] : 'si tu veux procéder autrement, tu me dis'.

Enfin, Mme [Y] [Z], la responsable RH d'[J] [P] a pu préciser à l'enquêteur de la Caisse l'attention qui avait été portée à la situation de ce dernier, qu'elle n'avait 'pas senti quelqu'un en souffrance', que l'intéressé était 'très remonté contre (M. [U]. [X]) car sa part variable managériale du 1er semestre 2016 avait été baissée à cause de sa notation'.

De l'ensemble de ce qui précède, la cour considère qu'il ne peut pas être retenu qu'[J] [P] aurait sérieusement adressé à sa hiérarchie ou à sa responsable ressources humaines, dont les courriels échangés montrent qu'elle était à son écoute, des informations plausibles de nature à prendre des mesures, à défaut desquelles la Société se serait trouvé en faute.

Bien au contraire, [J] [P] s'est inscrit dans une démarche de critique et de contournement systématique de son supérieur hiérarchique et a tenté d'instrumentaliser divers interlocuteurs pour parvenir à ses fins, s'agissant notamment de pouvoir rejoindre une unité qui se serait créée autour de son ami, M. R. F. (voir le courriel adressé à ce dernier le 23 octobre 2016, un dimanche pendant lequel les enfants sont en vacances, comme il le précise).

L'audition de M. D. G. (N+2) par l'enquêteur assermenté montre combien [J] [P], qualifié de 'créatif' par différence à M. [U]. [X] qui était responsable de 'tenir un budget', pouvait se montrer difficile : il 'contournait souvent' M. [U]. [X], les relations entre ce dernier et lui 'étaient pénibles à gérer et récurrentes', il disait à propos de supérieur 'il m'embête', il 'était très investi dans son travail mais souvent en dehors du cadre'.

Un courriel adressé par [J] [P] à Mme [Y] [Z] confirme à la fois les ambitions de ce dernier et son attitude à l'égard de M. [U]. [X] : il indique à Mme [Y] [Z] son souhait d'être à '100% sur (son) projet en début d'année prochaine' puis que 'ça fait du bien plutôt que d'être en conflit permanent avec une ligne de commandement définitivement dépassée', tout en retransmettant un courriel de son ami M. R. F. à M. D. B., qui démontre que M. [U]. [X] 'était OK sur le principe'.

Le rapport de la délégation d'enquête du CHSCT (ci-après, le 'Rapport CHSCT') confirme qu'[J] [P] 'n'a pas reconnu la légitimité de son N+1', qu'il avait déjà demandé, trois ans auparavant à être rattaché directement au N+2 (M. D. G.) Et avait réitéré cette demande début 2016. 'Durant les 3 derniers mois, sa relation avec son management est apparue plus conflictuelle et divergente (...). Il a évité certaines réunions bilatérales avec sa hiérarchie car elles étaient de plus en plus tendues'.

Il reste à examiner la question du 'malaise' du 26 octobre 2016.

Il est patent qu'[J] [P] ne s'en est pas ouvert spontanément. Il le mentionne à son ami M. R. F. en réponse à un courriel que celui-ci lui a adressé en lui demandant s'il voulait 'venir au start-up week-end avec' lui. [J] [P] a écrit  'Hum comment je vais répondre à ça. Euh j'ai manqué de faire un malaise ce matin après avoir monté 3 étages, je prends rdv chez le médecin. Travailler journée/nuit/WE, je pense qu'il faut canaliser un peu. J'attends de voir ce qu'il me dit. Mais ça fait un peu flipper. Me paraît bizarre ces 6kgs perdus. Bref, je te dis pas oui aujourd'hui'. Son ami lui répond d'être sérieux avec la santé de freiner 'la cadence c'est clair que c'est pas humain'. [J] [P] réplique qu'il est épuisé dès qu'il prend un escalier, que cela fait une semaine qu'il a l'impression d'avoir un nerf coincé derrière une côte et qu'il a le souffle coupé dès qu'il fait quelque chose, 'ça a évidemment irradié le dos, le cou, le flanc, etc... Des que j'éternue ou que je rigole, ça me lance (...) j'avais pris le numéro de l'osteo (...) mais je vais commencer par un p'tit check up d'un vrai médecin'. M. R. F. répond  'Ca pue ton truc et tu fais bien ne pas te contenter d'un osthéo, même bon. Hésite pas à aborder l'hypothèse cardiaque avec ton doc. Je sais que ça surprend et fais mal au (..) d'entendre ça mais l'âge majeur pour les accidents cardio de gens qui vont bien mais travaillent trop c'est justement autour de 40...'. Les échanges se poursuivent dans la journée et jusqu'en début de soirée, M. R. F. insistant pour savoir si un rendez-vous chez le médecin a bien été pris. [J] [P] répond que son médecin est malade et qu'il le voit samedi, qu'il est déjà dans son lit (à 21h58).

Il est incontestable que si de tels éléments avaient été portés à la connaissance de la Société, une réponse immédiate de celle-ci aurait été nécessaire et requise.

Aucune des pièces soumises par les consorts [P] ne démontre directement qu'[J] [P] aurait prévenu un collègue, ou ses supérieurs, ou sa responsable RH ni une autre personne de ce service. Il n'a pas informé la médecine du travail.

En fait, les consorts [P] s'appuient exclusivement sur l'enquête administrative 'accident du travail' de la Caisse et plus spécialement sur l'annexe 18 du rapport d'enquête (ci-après, le 'Rapport'), intitulée 'procès-verbal de constatation', en fait, le résumé de l'entretien de l'enquêteur avec M. [U]. [X]

L'enquêteur précise que les 'termes entre guillemets et en italiques reflètent les propos tels que tenus par la personne auditionnée' et il est écrit : 'Le 26 octobre 2016, Monsieur [P] m'a prévenu qu'il avait eu un malaise mais qu'il n'y avait pas de problème. Il était entre 10h45 et 11h45. Il m'a quand même demandé de décaler la réunion que nous devions avoir ensemble' (en italiques comme dans l'original).

Cette citation ne coïncide pas exactement avec le contenu du rapport, selon lequel [J] [P] aurait indiqué à M. [U]. [X] avoir 'fait un malaise le matin même'.

La Société conteste en tout état de cause la formulation retenue dans le Rapport comme dans l'annexe 18 et produit en ce sens deux attestations et une copie d'un message texte ('sms') de M. [U]. [X]

Aux termes de la première attestation (20 décembre 2018), M. [U]. [X] indique que c'est lui qui a décalé le rendez-vous du mercredi 26 octobre 2016, parce qu'il était en retard et que, lors de l'entretien, [J] [P] ne l'avait 'nullement informé qu'il avait un malaise le matin même, ni aucune autre personne', qu'il ne l'a appris qu'à l'occasion du malaise du vendredi 28. Une copie de photo d'un écran de téléphone montre un extrait d'échanges de messages entre lui et [J] [P] sur laquelle on peut constater que c'est M. [U]. [X] qui a indiqué à son subordonné, à 10h08, qu'il était 'bloqué dans un call' et arrivait.

La seconde attestation, en fait antérieure (5 janvier 2017), constitue l'annexe 17 du Rapport et a été recueillie directement par l'enquêteur de la Caisse. La cour ne peut que constater qu'elle a exclusivement trait aux horaires de travail et n'évoque en aucune manière un 'malaise', à quelque date que ce soit.

Il est ainsi impossible de réconcilier l'annexe 18 du Rapport avec cette annexe 17.

Enfin, M. R. F. a attesté (annexe 21 du Rapport) qu'il avait 'échangé avec des membres de (l')équipe' d'[J] [P] pour recommander à ce dernier d'aller voir un médecin et de 'lever le pied'. Mais ce faisant, M. R. F. n'a pas mentionné quelle personne il aurait contactée et en tout cas pas M. [U]. [X]

En définitive, s'il est certain que ce dernier a eu connaissance d'un malaise qu'[J] [P] a fait le mercredi 26 octobre 2016, il n'est pas démontré que cette connaissance a été acquise dès ce jour-là et non, comme il apparaît d'autant plus vraisemblable que l'intéressé avait manifestement à coeur de faire face (il s'est contenté d'obtenir un rendez-vous le samedi suivant), le [Date décès 1] 2016 seulement.

Enfin, le Rapport CHSCT précise que le malaise s'est produit sur le site d'[Localité 8] et qu'il n'a été signalé ni aux RH, ni à la hiérarchie : 'la procédure de déclaration d'accident de travail n'a pas été réalisée' et que, si certains membres de l'équipe en ont été informés, l' 'encadrement et les RH n'en ont pas été informés'.

Il résulte de ce qui précède qu'aucune présomption ne peut être retenue dans le cas présent.  

Sur l'existence d'une faute inexcusable

Compte tenu de la discussion qui précède, il n'y a plus lieu d'examiner ici la question des mauvaises relations professionnelles entre M. [U]. [X] et [J] [P].

Il suffira de rappeler ici que, dans une structure hiérarchisée comme l'est une Société, c'est au subalterne qu'il appartient de s'inscrire avec loyauté dans l'organisation du travail telle qu'elle est déterminée et non l'inverse.

Dans le cas particulier, il résulte des pièces versées aux débats qu'il n'existait pas de désaccord, en tout cas qu'aucun désaccord n'est démontré, entre M. [U]. [X] et M. D. G., respectivement N+1 et N+2 du salarié.

La cour ajoute qu'une partie non négligeable des difficultés ayant pu exister tient à ce que M. [U]. [X] aurait eu une approche trop 'budgétaire' tandis qu'[J] [P] privilégiait une approche 'créative'. Ce dernier ne pouvait ignorer, comme aucun salarié de ce niveau ne peut ignorer, d'ailleurs, que la dimension budgétaire est une dimension essentielle de son travail et, en fait, de sa performance. C'est, de fait, la raison pour laquelle son entretien d'évaluation en début d'année avait conduit à une réduction de ses primes, modérée (environ 400 euros, selon le peu d'indications fournies) mais réelle.

Ce qui est constant, en revanche, est qu'[J] [P] était insatisfait du travail qu'il accomplissait dans la structure à laquelle il était rattaché et recherchait avidement la possibilité de rejoindre une autre structure.

C'est en réalité la question de la charge de travail qui est posée, en ce qu'elle aurait été excessive.

Tous les éléments de la procédure démontrent qu'[J] [P] était 'investi', 'impliqué' dans son travail.

Il a, sans doute, été confronté à une charge de travail importante dès son arrivée au sein de la Société.

Il a en tout cas, dû être déchargé, en juin 2015, d'une partie de ses attributions.

Il faut cependant noter qu'il n'a pas nécessairement apprécié cette décharge, ainsi qu'en témoignent certains échanges avec M. [U]. [X], et n'a en tout cas donné l'impression de l'accepter qu'après avoir été reçu par son N+2.

[J] [P] était libre de s'organiser dans son travail et libre de ses horaires.

Il n'est ainsi pas contesté qu'il pouvait choisir ses heures d'arrivée comme de départ, qu'il prenait de longues pauses déjeuner (dont la cour admet qu'elles pouvaient être pour partie considérées comme du temps de travail, en ce que le salarié rencontrait des interlocuteurs utiles pour son travail, internes ou externes à l'entreprise), qu'il pouvait aller chercher ses enfants à la crèche un jour par semaine.

[J] [P] a toujours pu prendre l'intégralité de ses congés. Il a déjà été discuté plus haut de l'épisode particulier des vacances de l'été 2016 et s'il a pu être mal vécu par l'intéressé, il demeure qu'il a pu prendre ses congés en totalité.

En réalité, la question ne se pose, ainsi que la défense des consorts [P] le présente elle-même, qu'à compter du 28 août 2016.

En effet, à partir de cette date, [J] [P] a accentué le rapprochement avec M. R. F., en vue de rejoindre l'équipe de ce dernier.

Le travail supplémentaire que pouvait engendrer l'intrapreunariat dans lequel [J] [P] s'était engagé, qui constituait une possibilité, certes encouragée par l'entreprise, est devenu, sans doute, une priorité à ses yeux en vue de forcer la RH (les RH, en fait, car chaque entité disposait de sa responsable RH, étant noté qu'[J] [P] avait su trouver en Mme [Y] [Z] une écoute attentive) à accepter son transfert d'une structure à l'autre. Comme il était écrit dans le Rapport CHSCT : 'Le projet intrapreunariat semble avoir été pour lui l'opportunité d'une mobilité vers un projet passionnant et en même temps de quitter un environnement de travail qui ne le satisfait plus'.

Il n'y avait pourtant aucune urgence particulière, en ce que ce transfert était, ainsi qu'il a été écrit plus haut, déjà acquis.

En tout état de cause, à aucun moment la Société, au travers des structures RH ou opérationnelles n'a incité en quoi que ce soit [J] [P] à 'surperformer'.

Le travail qu'il a effectué, selon toute vraisemblance, les fins de semaine et, dans une moindre mesure, le soir, n'était lié qu'à la structure de M. R. F. (projet 'OSW'). Seul ce dernier connaissait l'étendue exacte de cet investissement. Mais même lui n'imaginera pas qu'[J] [P] ait pu aller au-delà de ce qu'il pouvait supporter, ainsi qu'en témoigne sa surprise à la lecture de la réponse à l'invitation qu'il faisait à son collègue de venir le rejoindre sur un salon, le samedi 29 octobre.

La cour a bien noté qu'[J] [P] avait écrit à Mme [Y] [Z], le 7 octobre 2016, pour dire qu'il trouvait que '2 boulots , 3 kids + le contexte, c'est un peu lourd à gérer'.

Mais si l'on retire le contexte (voir ce qui en a déjà été dit) et les enfants (la cour n'ignore rien de la charge que peuvent représenter les enfants, qui étaient en bas âge), il reste la mention de '2 boulots', dont il vient d'être précisé ce qu'il en est.

De fait, le Rapport CHSCT est clair sur ce qu'il faut retenir en termes de charge de travail :

'Activité prescrite : (...) 'supportable';

Activité réelle : investissement dans une seconde activité de développement d'un projet d'intrapreunariat (...) à partir de septembre 2016 sans que le management (DTRS/DC) et les RH (DTRS/DC) en soient informés, notamment à domicile sur des temps de soirée et de week-end, et apparemment à [Localité 9] (Orange Gardens) les vendredis'.

Naturellement, le Rapport CHSCT formule des recommandations, notamment en ce qui concerne la 'Quantité de travail et pression temporelle associée'. La première est de '(c)onstruire un processus RH intrapreunariat avec des étapes incontournables' (en particulier : un entretien systématique avec le N+1 'concernant la charge de travail dans le cadre d'un engagement dans un programme d'intrapreunariat (...)' et un entretien 'tripartite entre le N+1, le salarié et le futur N+1 pour aménager le temps de travail (...)'.

De l'ensemble de ce qui précède, il résulte qu'il n'existait pas, à l'époque, en ce qui concerne ce salarié de haut niveau, passionné et très investi, de danger dont la Société avait ou aurait pu avoir conscience et à l'égard duquel elle n'aurait pas pris les mesures adéquates.

Il ne peut dès lors être retenu aucune faute inexcusable à l'encontre de l'employeur.

Le jugement entrepris sera infirmé en toutes ses dispositions.

Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile  

Les consorts [P], qui succombent à l'instance, seront condamnés aux dépens depuis le 1er janvier 2019.

Ils seront déboutés de leur demande de condamnation de la Société à leur payer une indemnité sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS  

La cour, après en avoir délibéré, statuant par arrêt contradictoire,

Infirme le jugement du pôle social du tribunal de grande instance de Nanterre (RG 18/02226), en date du 21 novembre 2019, en toutes ses dispositions ;

Statuant à nouveau et y ajoutant,

Déboute Mme [E] [R], en son nom personnel et au nom de ses enfants mineurs [S], [N] et [W] [P], Mme [G] [P] et M. [I] [P] de leur demande de reconnaissance de la faute inexcusable de la société Orange SA dans l'accident survenu à [J] [P] le [Date décès 1] 2016 ;

Déboute Mme [E] [R], en son nom personnel et au nom de ses enfants mineurs, ainsi que Mme [G] [P] et M. [I] [P] de leurs demandes de majoration de la rente et indemnitaires ;

Condamne Mme [E] [R], en son nom personnel et au nom de ses enfants mineurs, ainsi que Mme [G] [P] et M. [I] [P], unis d'intérêt, aux dépens depuis le 1er janvier 2019 ;

Déboute Mme [E] [R], en son nom personnel et au nom de ses enfants mineurs, ainsi que Mme [G] [P] et M. [I] [P], unis d'intérêt, de leur demande d'indemnité sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

Déboute les parties de toute demande autre, plus ample ou contraire ;

Prononcé par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

Signé par Monsieur Olivier Fourmy, Président, et par Madame Morgane Baché, Greffier, auquel le magistrat signataire a rendu la minute.

Le GREFFIER, Le PRESIDENT,


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Versailles
Formation : 5e chambre
Numéro d'arrêt : 19/04920
Date de la décision : 10/12/2020

Références :

Cour d'appel de Versailles 05, arrêt n°19/04920 : Infirme la décision déférée dans toutes ses dispositions, à l'égard de toutes les parties au recours


Origine de la décision
Date de l'import : 27/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2020-12-10;19.04920 ?
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