COUR D'APPEL
DE
VERSAILLES
Code nac : 61B
3e chambre
ARRET N°
REPUTE
CONTRADICTOIRE
DU 01 JUIN 2017
R.G. N° 15/05268
AFFAIRE :
SA UCB PHARMA
C/
[P] [A]
...
Décisions déférées à la cour : Jugement rendu le 16 Avril 2015 rectifié le 11 Juin 2015 par le Tribunal de Grande Instance de NANTERRE
N° Chambre : 02
N° RG : 13/12664
N° RG : 15/04951
Expéditions exécutoires
Expéditions
Copies
délivrées le :
à :
Me Pierre GUTTIN
Me Stéphane CHOUTEAU de l'ASSOCIATION AVOCALYS
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
LE PREMIER JUIN DEUX MILLE DIX SEPT,
La cour d'appel de Versailles, a rendu l'arrêt suivant dans l'affaire entre :
SA UCB PHARMA
RCS de Nanterre n° 562 079 046
[Adresse 1]
[Adresse 2]
agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège
Représentant : Me Pierre GUTTIN, Postulant, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 623 - N° du dossier 15000263
Représentant : Me Carole SPORTES de la SELARL HAUSSMANN Associés, Plaidant, avocat au barreau de PARIS
APPELANTE
****************
1/ Madame [P] [A]
née le [Date naissance 1] 1966 à [Localité 1]
de nationalité Française
[Adresse 3]
[Adresse 4]
Représentant : Me Stéphane CHOUTEAU de l'ASSOCIATION AVOCALYS, Postulant, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire 620 - N° du dossier 002448
Représentant : Me Martine VERDIER, Plaidant, avocat au barreau d'ORLEANS
INTIMEE AU PRINCIPAL - APPELANTE INCIDEMMENT
2/ CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE DES YVELINES
[Adresse 5]
[Adresse 6]
prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège
INTIMEE ET ASSIGNEE EN APPEL PROVOQUE
****************
Composition de la cour :
En application des dispositions de l'article 786 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue à l'audience publique du 30 Mars 2017, les avocats des parties ne s'y étant pas opposés, devant Madame Françoise BAZET, Conseiller chargé du rapport et Madame Caroline DERNIAUX, Conseiller.
Ces magistrats ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :
Madame Véronique BOISSELET, Président,
Madame Françoise BAZET, Conseiller,
Madame Caroline DERNIAUX, Conseiller,
Greffier, lors des débats : Madame Maguelone PELLETERET
-----------
FAITS ET PROCEDURE
[P] [A] est née le [Date naissance 1] 1966. Pendant la grossesse ayant donné lieu à sa naissance, sa mère se serait vu prescrire du diethylstilboestrol (DES) afin d'éviter une fausse couche.
Elle s'est mariée en [Date naissance 2] avec [S] [B] et n'a pu être enceinte en dépit de plusieurs inséminations artificielles pratiquées en 1993 et 1994 puis des fécondations in vitro tentées en 1994 et 1997. Une échographie effectuée en février 1993 a montré que [P] [A] présentait un utérus de petite taille et le compte-rendu du docteur [R] en date du 19 juillet 1995 a retenu l'exposition au DES et l'hypoplasie utérine comme faisant partie des causes de l'infertilité primaire du couple.
Après avoir entrepris des démarches d'adoption dès 1994, le couple a accueilli une enfant née le [Date naissance 3] 1998 qu'ils ont adoptée par jugement du 16 mars 2001.
Par acte d'huissier en date du 20 juillet 2005, [P] [A] a assigné la société UCB Pharma SA, la société Novartis Santé Familiale SA et la caisse primaire d'assurance maladie des Yvelines afin de voir la société UCB Pharma déclarée responsable de son dommage consécutif à l'exposition au DES sur le fondement des articles 1165, 1353 et 1382 du code de procédure civile et ordonner, avant dire droit, une expertise.
Par jugement du 26 janvier 2007 déclaré commun à la CPAM des Yvelines, le tribunal de grande instance de Nanterre a mis hors de cause la société Novartis, condamné la société UCB Pharma à payer à Mme [P] [A] la somme de 2.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et a ordonné une mesure d'expertise en désignant le professeur [X] [T] et les docteurs [B] [C] et [H] [V] en qualité d'experts dans le cadre d'un collège expertal.
Ce jugement a été infirmé par un arrêt de la cour d'appel de Versailles, lui-même cassé par un arrêt de la Cour de cassation du 11 octobre 2007.
La société UCB Pharma a ensuite appelé la société Novartis en déclaration de jugement commun et d'extension des opérations d'expertise mais a été déboutée de sa demande par une ordonnance du juge de la mise en état du 11 janvier 2011, confirmée par un arrêt de la cour d'appel de Versailles du 30 novembre 2011.
Le rapport d'expertise a été déposé le 4 avril 2011.
Par ordonnance rendue le 25 mars 1014, le juge de la mise en état a condamné la société UCB Pharma à payer à [P] [A] une provision de 15.000 euros à valoir sur l'indemnisation de ses préjudices ainsi qu'une somme de 2.000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.
Par le jugement entrepris rendu le 16 avril 2015, rectifié par jugement du 11 juin 2015, le tribunal a :
- déclaré la société UCB Pharma responsable des dommages résultant de l'exposition au Distilbène de [P] [A],
- condamné la société UCB Pharma à verser à [P] [A] les sommes suivantes, dont il conviendra de déduire les provisions déjà versées :
' 55,32 euros au titre des frais divers,
' 1.500 euros en réparation du déficit fonctionnel temporaire,
'12.000 euros en réparation des souffrances endurées,
'64.000 euros au titre du déficit fonctionnel permanent,
' 8.000 euros en réparation du préjudice sexuel,
'10.000 euros en réparation du préjudice d'établissement.
- condamné la société UCB Pharma à payer à [P] [A] la somme de 8.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens qui comprendront les frais d'expertise.
- ordonné l'exécution provisoire de sa décision à concurrence des deux tiers du montant des condamnations ci-dessus prononcées
La société UCB a interjeté appel de ces jugements le 16 juillet 2015.
Dans ses conclusions signifiées le 15 mars 2017, la société UCB demande à la cour de :
- infirmer les jugements entrepris,
Statuant de nouveau :
A titre principal,
- juger que [P] [A] ne rapporte pas la preuve de son exposition in utero au Distilbène, produit d'UCB Pharma,
- juger que [P] [A] ne démontre pas non plus que la seule cause possible de ses affections soit une exposition in utero à la molécule DES,
- juger qu'en tout état de cause [P] [A] ne démontre pas le lien de causalité entre les préjudices allégués et son exposition alléguée au DES,
En conséquence,
- débouter [P] [A] de toutes ses demandes, fins et conclusions,
- débouter également la CPAM des Yvelines de toutes ses demandes, fins et conclusions,
A titre subsidiaire,
- juger que la société UCB n'a pas commis de faute en commercialisant le Distilbène en 1966,
En conséquence,
- débouter [P] [A] de toutes ses demandes, fins et conclusions,
- juger que les dépens de première instance et d'appel seront à la charge de [P] [A].
A titre subsidiaire, si la cour entrait en voie de condamnation,
- juger que la preuve de l'exposition in utero au Distilbène n'étant pas rapportée, la société UCB ne pourrait être condamnée 'qu'in solidum' à l'égard de [P] [A] en application de la présomption d'exposition in utero au DES,
- juger qu'il n'y a pas lieu d'appliquer une présomption de causalité entre l'exposition in utero au DES et les affections présentées par [P] [A] et évaluer le préjudice comme suit :
* juger que les frais de communication du dossier médical ont la nature de frais irrépétibles, en conséquence débouter [P] [A] de cette demande,
* juger que [P] [A] ne rapporte pas la preuve d'un lien de causalité entre les franchises passées et les frais médicaux futurs dont elle réclame indemnisation et la prétendue exposition au DES et, en conséquence l'en débouter,
* juger qu'il n'existe pas de lien de causalité entre les périodes de DFT invoquées et l'exposition supputée au DES et, en conséquence, débouter [P] [A] de cette demande,
* juger que l'indemnité au titre du pretium doloris, qui n'est que très partiellement imputable à l'exposition supputée au DES, ne saurait excéder 500 euros,
* juger que l'indemnité allouée au titre du déficit fonctionnel permanent, qui n'est que très partiellement imputable à l'exposition supputée au DES, ne saurait excéder 6.000 euros,
* juger qu'il n'y a pas lieu de retenir de préjudice d'établissement ni de préjudice sexuel et en conséquence débouter [P] [A] de ces demandes,
* juger qu'il n'y a pas lieu de retenir de préjudice spécifique, et en conséquence, débouter [P] [A] de cette demande,
En toute hypothèse,
- ramener l'indemnité sollicitée sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile à de plus justes proportions.
Dans ses conclusions signifiées le 3 mars 2017, [P] [A] demande à la cour de :
- confirmer la décision dont appel sur la responsabilité du laboratoire sauf à retenir une présomption de causalité,
En conséquence,
- dire que les malformations utérines et la stérilité sont en lien direct avec l'exposition in utero au distilbène (DES) de [P] [A] faute au laboratoire de prouver que son produit n'est pas en cause,
A défaut,
- confirmer la décision retenant des présomptions graves, précises et concordantes établissant le lien entre les anomalies utérines et la stérilité de [P] [A] avec l'exposition in utero au DES,
- recevoir [P] [A] en son appel incident,
En conséquence,
- confirmer la décision dont appel sur les postes de préjudices suivants :
' 12.000 euros en réparation des souffrances endurées,
' 8.000 euros en réparation du préjudice sexuel,
' 10.000 euros en réparation du préjudice d'établissement,
' 8.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile pour les frais de première instance.
Infirmant pour le surplus,
- condamner la société UCB au paiement de :
' frais divers : 405,32 euros,
' frais futurs : 1.417,41 euros,
' déficit fonctionnel temporaire : 6.390 euros,
' déficit fonctionnel permanent : 64.000 euros,
et subsidiairement si l'angoisse du risque de cancer est incluse dans le DFP 79.000 euros
' Préjudice d'anxiété : 15.000 euros.
- débouter le laboratoire UCB de toutes ses demandes, fins et conclusions contraires,
- condamner la société UCB au paiement de la somme de 6.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile pour les frais exposés en appel,
- condamner la société UCB aux entiers dépens de première instance et d'appel comprenant les frais d'expertise, avec recouvrement direct.
La déclaration d'appel et les conclusions de l'appelante ont été signifiées à la CPAM des Yvelines le 31 août et le 13 octobre 2015. [P] [A] lui a signifié ses conclusions d'appel le 23 décembre 2015. La CPAM n'a pas constitué avocat.
Pour l'exposé des moyens des parties, il est renvoyé à leurs conclusions notifiées aux dates mentionnées ci-dessus, conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile.
L'ordonnance de clôture a été prononcée le 16 mars 2017.
SUR QUOI, LA COUR
Le tribunal a jugé que les attestations produites émanant des parents de [P] [A] et d'une amie de sa mère, les documents médicaux relatifs à la grossesse, les conclusions du rapport d'expertise relatives à la petitesse et la forme assez caractéristique de l'utérus, ainsi que l'adénose cervicale constituaient un faisceau de présomptions graves, précises et concordantes, que [P] [A] avait été exposée in utéro au DES et plus précisément au Distilbène.
Le tribunal a ensuite jugé qu'en méconnaissant les avertissements contenus dans la littérature médico-scientifique de l'époque de l'exposition de [P] [A], quant aux avantages et inconvénients du DES, et en maintenant sur le marché sans précaution ni mise en garde un produit dont il savait que l'efficacité et l'innocuité étaient depuis longtemps et de manière documentée remises en causes, le laboratoire avait commis une faute engageant sa responsabilité.
La société UCB Pharma fait tout d'abord valoir que la preuve de l'exposition de [P] [A] au DES n'est pas rapportée, soulignant qu'il existe 'un réel phénomène de démémorisation liée à la notoriété de la marque Distilbène' conduisant à un recours abusif au nom de cette marque en toutes circonstances et que les éléments invoqués par [P] [A] sont dépourvus de force probante.
La société UCB Pharma affirme ensuite qu'aucune présomption de causalité ne peut être posée et que les experts ont reconnu que l'infertilité de [P] [A] était d'origine multifactorielle, l'appelante rappelant que l'infertilité masculine est centrale dans l'analyse de la situation de l'infertilité du couple de [P] [A] entre 1991 et 2000.
La société UCB Pharma soutient qu'en tout état de cause aucune faute caractérisée ne peut lui être reprochée, soulignant que le risque de malformation génitale en relation avec le DES n'a été identifié qu'en 1977.
[P] [A] réplique qu'en dépit de nombreuses démarches, elle n'a pu entrer en possession du certificat du médecin ayant prescrit le Distilbène ni d'une copie d'un ordonnancier mais qu'elle rapporte suffisamment la preuve de son exposition à la molécule. Elle affirme qu'il appartient à la cour de créer une présomption de causalité entre le dommage et la faute et qu'à défaut il y aura lieu en toute hypothèse de confirmer l'analyse du tribunal retenant l'existence de présomptions précises et concordantes. S'agissant de la faute imputable à la société UCB Pharma, [P] [A] souligne qu'en dépit des doutes portant à la fois sur l'efficacité du Distilbène et sur son innocuité, le laboratoire n'avait pris aucune mesure et avait manqué à son obligation de vigilance en faisant abstraction des avertissements contenus dans la littérature médico-scientifique.
* * *
- Sur l'exposition
Il est constant que [P] [A] n'a pu obtenir le dossier médical de sa mère en raison de son ancienneté. Sa mère [D] a attesté qu'elle avait été 'sous distilbène pendant l'année 1966' alors qu'elle était enceinte de sa fille [P]. Une amie de [D] [A] atteste également de ce fait. Quant au père de [P] [A] et époux de [D] [A], il a établi une première attestation le 8 mai 2005 précisant que son épouse avait été mise sous traitement au diéthylstibestrol alors qu'elle était enceinte de leur fille [P]. Puis le 4 novembre 2006, [K] [A] établissait une nouvelle attestation et déclarait : 'lors de la 2ème grossesse de mon épouse je terminais mes études de médecine à [Localité 1] (en cours de spécialisation en ophtalmologie) je n'ai donc pas prescrit moi-même le DES. Il a été prescrit dans le cadre d'une menace d'accouchement prématuré par la Maternité des [Établissement 1] (prof [N]) où mon épouse était suivie. A l'époque à ma connaissance il n'existait pas encore de générique pour le DES (1996) et c'est bien du Distilbène qui a été ordonné sous forme de comprimés. Lorsque j'ai rédigé ma première attestation j'ai effectivement cité le principe actif (diéthylstibestrol) mais la spécialité prescrite à l'époque était bien le distilbène. Ce traitement était tout à fait classique alors et indiqué dans les menaces de fausses couches ou d'accouchement prématuré, mon épouse ayant déjà eu les mêmes problèmes lors de sa première grossesse qui était gémellaire. Elle a d'ailleurs perdu à la naissance l'une des jumelles'.
Le tribunal a justement observé que [K] [A] avait dans un premier temps mentionné le nom de la molécule puis avait précisé dans une seconde attestation que le médicament prescrit à sa femme était du Distilbène, que cette attestation était particulièrement probante compte tenu de la qualité de médecin de son auteur de nature à lui permettre de garder un souvenir précis des traitements suivis pendant la grossesse par son épouse.
Les risques de fausse couche avaient d'ailleurs été soulignés dans un document émanant du service maternité des [Établissement 1] et la case n° 14 intitulée 'menace d'avort. trait hormonal Gr' avait bien été entourée.
Quant au rapport d'expertise, il conclut que 'la petitesse et la forme assez caractéristique de l'utérus, ainsi que l'adénose cervicale, plaident en faveur d'une exposition hormonale in utéro' même si la nature de la spécialité hormonale concernée n'est pas précisée et il est fait état des clichés de l'hystérographie du 23 février 1993 qui montrent 'un utérus hypoplasique avec une forme caractéristique en T, ainsi que des trompes perméables mais grêles'.
A la suite du tribunal la cour considère en conséquence qu'il existe un faisceau d'indices précis et concordants permettant d'établir l'exposition de [P] [A] au Distilbène.
- Sur la faute
La faute du laboratoire, au sens de l'article 1382 du code civil, seul fondement possible de la demande, et sans qu'il soit utile de recourir au principe de précaution instauré par la convention européenne des Droits de l'Homme, doit être établie à la période d'exposition au DES de [P] [A], soit au cours de l'année 1966.
Il est justement rappelé par [P] [A] qui cite à ce propos de nombreux éléments de jurisprudence pertinents, que la molécule DES, principe actif du distilbène commercialisé par le laboratoire auquel succède UCB Pharma, a été fabriquée en vue du traitement des femmes qui avaient des difficultés pour mener à terme une grossesse, à partir de 1946, et considérée comme bénéfique jusqu'à une étude dite "Dieckman" de 1953 qui a mis en doute son efficacité en vue de la prévention des fausses couches du premier trimestre. La littérature médicale montre que des études antérieures sur des animaux en 1938, 1939, 1941, 1947, 1952 et 1959 ont mis en évidence des effets indésirables tels que des cancers ou des anomalies morphologiques. Sur l'être humain, le lien a été fait avec la survenue de certains cancers du col de l'utérus ou du vagin chez des jeunes femmes exposées in utero (étude dite "Herbst" de 1971) puis avec des anomalies utérines (1977). Aucune mention sur ce point n'a jamais figuré à la notice du médicament. Il a cessé d'être prescrit en 1977.
S'il est exact que, comme le soutient la société UCB Pharma, les effets néfastes sur l'être humain du DES n'ont été démontrés qu'en 1977, il demeure que, depuis les années 1960, se trouvait posée la question de l'efficacité de la molécule DES et d'effets tératogènes constatés chez les animaux, et que son efficacité chez la femme était mise en cause depuis 1953. Or le laboratoire ne démontre pas avoir, à la période à laquelle [P] [A] a été exposée, tiré les conséquences de ces interrogations en avisant les prescripteurs des inconvénients constatés et des réserves que devait susciter la prescription de ce produit.
Le tribunal a dès lors justement retenu contre la société UCB Pharma une imprudence par défaut de vigilance, pour avoir maintenu, sans précaution ni mise en garde un produit dont la réelle efficacité et l'innocuité se trouvaient bien antérieurement mises en doute.
- Sur l'imputabilité du dommage
Chaque cas d'exposition dommageable au DES étant différent, il n'y a pas lieu de considérer que l'exposition au DES créerait une présomption d'imputabilité des dommages allégués.
Il est de principe qu'en l'absence de preuve scientifique possible d'un lien de causalité, est admise la preuve par un faisceau d'indices graves précis et concordants, en l'absence d'autre facteur causal autonome.
Aux termes du rapport des experts judiciaires, [T], [C] et [V], [P] [A] présente un utérus hypoplasique avec une forme caractéristique en T, des trompes perméables mais grêles et une adénose cervicale ainsi qu'une stérilité qui était initialement tenue pour primaire mais qualifiée de secondaire du fait d'une fausse couche qui serait survenue en 2003. Les experts indiquent que les cas d'infertilité et d'accidents de grossesses (grossesse extra utérine, fausse couche tardive, accouchement prématuré) sont plus fréquents chez les filles exposées in utéro au DES que dans la population générale. Aux études citées par les experts, il convient d'ajouter celle évoquée par [P] [A] dite Hoover, publiée en juin 2011, dont les experts judiciaires n'ont pu tenir compte, qui conclut que le risque est multiplié par 2,37 pour l'infertilité, 3,72 pour les grossesses extra utérines et 2,35 pour la ménopause précoce chez les femmes exposées in utero au DES par rapport aux femmes non exposées.
Les experts estiment que si le déterminisme de la stérilité chez [P] [A] apparaît multifactoriel, la petitesse et la forme assez caractéristique de l'utérus ainsi que l'adénose cervicale plaident en faveur d'une exposition hormonale in utero et affirment que si l'on tient pour acquise l'exposition -ce qui vient d'être jugé- on en revient aux déterminants classiquement évoqués dans l'infertilité après exposition, tout particulièrement l'adénose et ses conséquences dommageables sur la glaire cervicale et les anomalies morphologiques de l'utérus. Ils ajoutent que même 'a minima' ces anomalies et l'adenose cervicale sont 'assez évocateurs d'une exposition in utero au DES'.
Ainsi que le relève le tribunal, si ces anomalies ne sont pas la cause exclusive de son dommage, elles sont déterminantes dans la survenance de sa stérilité puisqu'elles figurent parmi les facteurs, qui combinés les uns aux autres, en sont à l'origine et le tribunal fait à raison observer que les troubles de la fertilité du premier mari de [P] [A] ne peuvent expliquer la persistance des problèmes d'infertilité rencontrés par la jeune femme avec les compagnons avec lesquels elle a eu ensuite des projets d'enfant non aboutis. La cause de stérilité masculine ne constitue donc pas au cas présent un facteur autonome de stérilité excluant le rôle causal de l'exposition au distilbène. Il sera de surcroît relevé que le facteur masculin d'infertilité n'avait pas été jugé suffisant par les médecins ayant eu à suivre [P] [A] du temps de sa vie commune avec [S] [B] pour exclure toute chance de grossesse, puisqu'un parcours de procréation médicalement assistée a été mis en oeuvre pendant plusieurs années.
Il y a lieu en conséquence de juger qu'il existe des présomptions précises, graves et concordantes, de ce que l'exposition de [P] [A] au Distilbène in utéro est bien la cause de ses anomalies utérines et cervicales, mais également de son infertilité. La société UCB Pharma sera tenue d'indemniser la totalité des préjudices liés à l'exposition au distilbène en elle-même.
- Sur les préjudices
Au terme de leur rapport, les experts n'ont pas fixé de date de consolidation en indiquant seulement qu'il était difficile d'envisager que la requérante soit enceinte dans l'avenir.
La date de consolidation se définissant comme le moment où les lésions se fixent et prennent un caractère permanent tel qu'un traitement n'est plus nécessaire, si ce n'est pour éviter une aggravation, elle a justement été fixée par le tribunal au 6 janvier 2013 qui figure sur le bilan hormonal mettant en évidence la ménopause de l'intéressée.
Préjudices avant consolidation
* Dépenses de santé actuelle
La CPAM des Yvelines n'a pas déclaré sa créance et [P] [A] indique qu'elle n'a conservé à sa charge aucun frais.
* Frais divers
Le tribunal sera approuvé d'avoir fait droit à la demande tendant au remboursement de la somme de 55,32 euros correspondant aux frais de communication du dossier médical et dont il est dûment justifié.
Il n'est pas justifié d'un lien de causalité entre le montant des frais de mutuelle 'sur complémentaire' et l'exposition au DES. Cette demande sera rejetée.
* Déficit fonctionnel temporaire
Il correspond, pour la période antérieure à la consolidation, à la perte de qualité de vie et des joies usuelles de la vie courante durant la maladie traumatique, au préjudice temporaire d'agrément, éventuellement au préjudice sexuel temporaire. Les experts l'ont fixé à 10 jours pour chaque tentative de fécondation in vitro.
Le tribunal a jugé que les troubles allégués justifiaient une indemnité de 30 euros par jour et a alloué la somme totale de 1.500 euros au titre du déficit fonctionnel temporaire.
[P] [A] souligne que de 1993 à 2009 elle a subi de longues périodes d'arrêt maladie -213 jours- correspondant aux examens, bilan d'infertilité, aux arrêts justifiés pour les inséminations artificielles et les fécondations in vitro, et depuis 2000 par les divers examens et consultations.
Elle demande que la période de déficit fonctionnel temporaire soit fixée à 213 jours et qu'elle soit indemnisée à hauteur de 6.390 euros.
La société UCB Pharma conclut au rejet de toute demande faite à ce titre en l'absence de lien de causalité.
C'est par de justes motifs que la cour adopte que le tribunal a fixé ce poste de préjudice à la somme de 1.500 euros, étant observé que pour les motifs développés précédemment, la société UCB Pharma ne peut être suivie lorsqu'elle affirme que les quatre premières fécondations in vitro sont imputables à la seule stérilité du mari.
* Les souffrances endurées
Il s'agit d'indemniser les souffrances tant physiques que morales endurées par [P] [A] du fait des atteintes portées à son intégrité, sa dignité et son intimité.
Les experts les ont évaluées à 3 sur 7, incluant le parcours médical de l'intéressée, ses souffrances morales et psychologiques.
Le tribunal a relevé que les souffrances endurées n'étaient pas liées au parcours de procréation médicalement assistée en lui-même mais à son échec et à l'impossibilité pour [P] [A] de réaliser son désir d'enfant présent depuis 1991. Les premiers juges ont tenu compte de ce que [P] [A] était assistante sociale, ce qui l'avait conduite à mener des entretiens en rapport avec des demandes d'interruption volontaire de grossesse et que d'autre part les traitements entrepris avaient entraîné une prise de poids importante.
Le tribunal a justement évalué ce poste de préjudice à la somme de 12.000 euros.
Préjudices après consolidation
* Les frais futurs
Il n'est pas justifié d'un lien de causalité entre le montant des frais de mutuelle 'sur complémentaire' et l'exposition au DES. Cette demande sera rejetée.
* Le déficit fonctionnel permanent
Ce poste tend à indemniser la réduction définitive du potentiel physique, psychosensoriel ou intellectuel résultant de l'atteinte à l'intégrité anatomo-physiologique, à laquelle s'ajoutent les phénomènes douloureux et les répercussions psychologiques, et notamment le préjudice moral et les troubles dans les conditions d'existence.
Les experts l'ont fixé à 25 % et précisé que ce déficit découle de la stérilité secondaire.
Le tribunal a tenu compte de ce que [P] [A] était tenue de se soumettre à un suivi très régulier induit par les risques majorés de présenter certaines pathologies, les experts
ayant souligné cette nécessité d'une surveillance renforcée, à l'évidence source d'angoisse pour [P] [A].
En considération de ces éléments et de l'âge de l'intéressée lors de la consolidation -46 ans- le jugement sera approuvé d'avoir alloué à [P] [A] la somme de 64.000 euros.
* Le préjudice sexuel
Il s'agit d'indemniser le préjudice morphologique lié à l'atteinte aux organes sexuels résultant du dommage subi, le préjudice lié à l'acte sexuel lui-même qui repose sur la perte du plaisir lié à l'accomplissement de l'acte sexuel et le préjudice lié à une impossibilité ou difficulté à procréer.
Les experts n'ont pas fait état de ce préjudice. Le trouble indiscutable causé à l'intimité du couple par la nécessité de se soumettre à un parcours de procréation médicalement assistée constitue un préjudice temporaire déjà indemnisé dans le cadre du déficit fonctionnel temporaire. Quant à l'impossibilité de procréer, elle a été réparée au titre du déficit fonctionnel permanent.
Les conclusions des experts ne permettent par ailleurs pas d'établir un lien entre les saignements, les douleurs pelviennes et l'exposition au DES, dés lors qu'ils apparaissent en relation avec l'endométriose, elle-même sans lien avéré avec cette exposition.
Le jugement sera en conséquence infirmé pour avoir indemnisé ce préjudice par l'allocation de la somme de 8.000 euros.
* Le préjudice d'établissement
Ce poste de préjudice peut se définir comme se rapportant à une impossibilité d'envisager une vie familiale et affective compte tenu de la gravité d'un handicap. Or [P] [A] a pu adopter un enfant et mener une vie familiale. Il n'est justifié en conséquence d'aucun préjudice indemnisable à ce titre, distinct de celui compensé au titre des souffrances endurées et du déficit fonctionnel permanent.
* Le préjudice spécifique d'anxiété
Le tribunal a rejeté cette demande au motif que ce préjudice avait déjà été pris en compte au titre du déficit fonctionnel permanent.
[P] [A] rappelle que la molécule DES est reconnue comme cancérigène ce qui la contraint à un suivi plus contraignant et plus régulier que la moyenne des femmes. Cette angoisse spécifique crée un préjudice autonome et permanent donnant droit à une indemnisation spécifique.
Au cas présent, les préjudices subis par [P] [A] sont tenus pour consolidés et un déficit fonctionnel permanent a été fixé et indemnisé. Ce poste indemnise également l'anxiété générée par la situation que vit [P] [A]. Aucun préjudice distinct n'est démontré et le jugement sera confirmé de ce chef.
Les dispositions du jugement relatives aux dépens seront confirmées. L'indemnité de procédure allouée à [P] [A] en première instance sera confirmée mais jugée suffisante pour couvrir également les frais de procédure d'appel.
La société UCB Pharma qui succombe sera condamnée aux dépens d'appel avec recouvrement direct.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant publiquement et par arrêt réputé contradictoire,
Confirme le jugement déféré en ce que :
'la société UCB Pharma a été déclarée responsable des dommages résultant de l'exposition au distilbène de [P] [A],
'la société UCB Pharma a été condamnée aux dépens, en ce compris les frais d'expertise, et à payer au titre de l'article 700 du code de procédure civile la somme de 8.000 euros à [P] [A],
'le jugement a été déclaré commun à la CPAM des Yvelines,
'ont été fixés ou rejetés les préjudices suivants :
*frais divers : 55,32 euros
*déficit fonctionnel temporaire : 1.500 euros
*préjudice d'anxiété : rejet
*déficit fonctionnel permanent : 64.000 euros
Infirmant sur le surplus, statuant à nouveau et y ajoutant,
Fixe et récapitule comme suit les préjudices subis :
- frais divers : 55,32 euros
- frais futurs : rejet
- déficit fonctionnel temporaire : 1.500 euros
- souffrances endurées : 12.000 euros
- déficit fonctionnel permanent : 64.000 euros
- préjudice sexuel : rejet
- préjudice d'établissement : rejet
- préjudice d'anxiété : rejet
Condamne la société UCB Pharma à payer lesdites sommes, en deniers ou quittance, provisions non déduites, et indépendamment du recours des tiers payeurs,
Rejette les autres demandes formées par [P] [A],
Déboute [P] [A] de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel,
Condamne la société UCB Pharma aux dépens d'appel qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
- prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
- signé par Madame Véronique BOISSELET, Président et par Madame Lise BESSON, Greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
Le Greffier,Le Président,