N° RG 24/00099 - N° Portalis DBV2-V-B7I-JRPR
COUR D'APPEL DE ROUEN
1ERE CHAMBRE CIVILE
ARRET DU 28 AOUT 2024
DÉCISION DÉFÉRÉE :
23/00474
Tribunal judiciaire du havre du 4 décembre 2023
APPELANTE :
Société SMABTP
RCS de Paris 775 684 764
[Adresse 6]
[Localité 4]
représentée et assistée par Me Olivier JOUGLA de la SELARL EKIS, avocat au barreau du Havre
INTIMEE :
S.C.I. COTY 117 B
RCS du Havre 499 907 012
[Adresse 3]
[Localité 5]
représentée et assistée par Me Agathe LOEVENBRUCK de la SCP SAGON LOEVENBRUCK LESIEUR, avocat au barreau du Havre substituée par Me Bérangère DELAUNAY, avocat au barreau du Havre
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions de l'article 805 du code de procédure civile, l'affaire a été plaidée et débattue à l'audience du 13 mai 2024 sans opposition des avocats devant Mme Anne-Laure BERGERE, conseillère, rapporteur.
Le magistrat rapporteur a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour composée de :
Mme Edwige WITTRANT, présidente de chambre
Mme Magali DEGUETTE, conseillère
Mme Anne-Laure BERGERE, conseillère
GREFFIER LORS DES DEBATS :
Mme RIFFAULT
DEBATS :
A l'audience publique du 13 mai 2024, où l'affaire a été mise en délibéré au 28 août 2024.
ARRET :
CONTRADICTOIRE
Prononcé publiquement le 28 août 2024, par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile,
signé par Mme WITTRANT, présidente et par Mme CHEVALIER, greffier présent lors de la mise à disposition.
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* *
EXPOSÉ DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE
Suivant acte authentique en date du 9 juillet 2019 reçu par Me [J] [N], notaire au [Localité 5], avec la participation de Me [J] [E], notaire à [Localité 7], la Sci Nouvel Horizon a acquis auprès de la Sci Coty 117 b un immeuble de rapport à usage de commerce et d'habitation élevé sur caves, situé [Adresse 1], cadastré section Cc n°[Cadastre 2], moyennant le prix de 555 000 euros.
Suite à la découverte de fissures évolutives dans un appartement du 1er étage de l'immeuble, engendrant un risque d'effondrement d'éléments structurels, le maire du [Localité 5] a pris un arrêté interdisant tout accès à cet immeuble et à ceux situés au
115 et 117 de la même rue, le 23 décembre 2022, puis un arrêté mettant
M. [X] [B], gérant de la Sci Nouvel Horizon, en demeure de faire procéder, avant le 20 janvier 2023, aux travaux de sécurisation de l'immeuble et de ses abords le 26 décembre 2022.
Saisi par la Sci Nouvel Horizon, par ordonnance du 9 mai 2023, le juge des référés a confié à M. [G] [P] l'expertise de l'immeuble situé [Adresse 1] afin, notamment, d'investiguer sur les causes et origines des désordres.
Suivant exploit de commissaire de justice du 14 septembre 2023, la Sci Coty 117 b a assigné la société Sma devant le juge des référés du tribunal judiciaire du Havre afin de lui voir déclarer commune et opposable l'expertise ordonnée le 9 mai 2023.
Par ordonnance du 4 décembre 2023, le juge des référés du tribunal judiciaire du Havre a :
- constaté l'intervention volontaire de la compagnie d'assurance Smabtp,
- mis hors de cause la Sa Sma,
- étendu à la Smabtp les opérations d'expertise de l'immeuble situé [Adresse 1] confiées à M. [P] par ordonnance du 9 mai 2023,
- dit que chaque partie conservera provisoirement la charge de ses dépens,
- dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.
Par déclaration reçue au greffe le 8 janvier 2024, la Smabtp a interjeté appel de cette décision.
EXPOSÉ DES PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES
Par dernières conclusions notifiées le 26 février 2024, la Smabtp demande à la cour, au visa des articles 145 du code de procédure civile, 1792 et suivants, 2270 du code civil, de :
- réformer l'ordonnance entreprise en ce qu'elle a :
. étendu les opérations d'expertise de l'immeuble situé [Adresse 1] confiées à M. [P] par ordonnance du 9 mai 2023,
. dit que chaque partie conservera provisoirement la charge de ses dépens,
. dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
statuant à nouveau,
- juger que la Sci Coty 117 b ne justifie pas de l'utilité de l'instauration d'une mesure d'expertise judiciaire au contradictoire de la Smabtp aux fins de conserver la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige à l'encontre de celle-ci, toute demande ne pouvant qu'être vouée à l'échec en raison de son irrecevabilité du fait de l'expiration du délai d'action et de garantie décennale à l'encontre de la société Damael et par conséquence en raison de l'absence de droit d'action directe contre la Smabtp,
- débouter la Sci Coty 117 b de sa demande d'extension des opérations d'expertise confiées à M. [P] par ordonnance du 9 mai 2023 à l'encontre de la Smabtp,
- débouter la Sci Coty 117 b de toutes ses demandes, fins et conclusions plus amples ou contraires,
- condamner la Sci Coty 117 b au paiement d'une somme de 6 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au titre des frais irrépétibles de première instance et d'appel, outre le paiement des entiers dépens, dont distraction au profit de la Selarl Ekis Avocats.
Au soutien de son appel, la Smabtp reproche au premier juge de ne pas avoir répondu à son argumentation fondée sur le fait que toute action à son encontre quelqu'en soit le fondement, était vouée à l'échec de sorte qu'il n'existait aucun motif légitime à ce qu'elle soit attraite aux opérations d'expertise en cours. À cet égard, elle rappelle que l'action directe du maître de l'ouvrage contre l'assureur se prescrit dans le même délai que l'action contre l'assuré, soit dix ans à compter de la réception de l'ouvrage. Or, elle soutient que cette action est prescrite depuis janvier 2023. En outre, le délai de prescription ne peut, en l'espèce, être prolongé au motif que l'assureur reste exposé au recours de son assuré, puisqu'en l'espèce, la société Damael a été radiée du Registre du Commerce et des Sociétés le 17 juin 2022.
Par dernières conclusions notifiées le 15 février 2024, la Sci Coty 117 b demande à la cour, au visa de l'article 145 du code de procédure civile, de :
- confirmé l'ordonnance entreprise en toutes ses dispositions,
en conséquence,
- déclarer communes et opposables à la Smabtp en sa qualité d'assureur les opérations d'expertise ordonnées par décision du 4 décembre 2023,
- condamner la Smabtp au paiement de la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, outre les entiers dépens avec distraction au profit de la Scp Sagon Lesieur Loevenbruck,
- débouter la Smabtp de toutes ses demandes.
L'intimée conclut au rejet des moyens développés par la Smabtp au motif qu'il est de jurisprudence constante que le constructeur peut voir, dans certains cas, sa responsabilité engagée au delà du délai d'épreuve de 10 ans, notamment en cas de faute dolosive, dès lors qu'il y a violation par dissimulation ou fraude de ses obligations contractuelles, cette action se prescrivant par un délai de cinq ans à compter de la découverte du vice. En conséquence, elle estime que son action n'est pas manifestement vouée à l'échec, de sorte qu'il convient de confirmer la décision entreprise.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 13 mai 2024.
MOTIFS
Sur le bien fondé de la demande
Aux termes de l'article 145 du code de procédure civile, s'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé.
Un motif légitime existe dès lors que l'action éventuelle au fond n'est pas manifestement vouée à l'échec, qu'elle est légalement admissible et qu'ainsi la mesure sollicitée est utile dans le cadre de la démonstration des faits qu'il s'agit de prouver.
Il suffit que le litige soit possible : pour faire droit à la demande d'expertise, l'action ne doit pas être compromise notamment par l'existence d'une fin de non-recevoir mettant fin au droit d'agir, et ce de façon si évidente que son constat n'exige pas une appréciation du juge de fond sur les conditions de sa mise en oeuvre.
En l'espèce, les parties débattent de la fin de non-recevoir tirée de la prescription de l'action, l'appelante soutenant que la Sci Coty 117 b ne pouvait agir que dans le délai de dix ans à compter de la réception de l'ouvrage, ce délai n'étant pas prolongeable pour exposition au recours de l'assurée, puisque cette dernière a perdu son existence juridique le 17 juin 2022. Or, le délai décennal a expiré en janvier 2023, soit avant l'acte introductif de l'instance en référé expertise qui n'a donc pas pu avoir d'effet interruptif. L'action est ainsi vouée à l'échec car prescrite.
L'intimée soutient que cette argumentation est vaine, faisant valoir qu'elle n'entend pas mettre en oeuvre la responsabilité décennale de la société Damael mais sa responsabilité contractuelle pour faute dolosive, qui permet d'agir contre le constructeur et son assureur, au-delà du délai de dix ans à compter de la réception de l'ouvrage.
Selon l'article 122 du code de procédure civile, constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l'adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d'agir, tel la prescription et le délai préfix.
Le constructeur est, nonobstant la forclusion décennale prévue par l'article 1792-4-3 du code civil contractuellement tenu à l'égard du maître de l'ouvrage de sa faute dolosive lorsque, de propos délibérés, même sans intention de nuire, il viole par dissimulation ou par fraude, ses obligations contractuelles.
Cette action en responsabilité contractuelle pour faute dolosive est soumise à l'article 2224 du code civil selon lequel les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par 5 ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer.
Le point de départ du délai quinquennal est, non pas le jour de la réception, mais celui de la connaissance par le maître d'ouvrage des faits dolosifs de construction. Il s'apprécie en la seule personne du titulaire de l'action et implique de déterminer le fait lui permettant de savoir qu'il pouvait agir.
L'action directe prévue à l'article L. 124-3 du code des assurances se prescrit dans le même délai que l'action contre l'assuré puisqu'elle trouve son fondement dans le droit de la victime à réparation de son préjudice. Elle ne peut être exercée contre l'assureur au delà de ce délai que tant que celui-ci reste exposé au recours de son assuré, qui lui se prescrit par deux ans à compter de la mise en cause de l'assuré, conformément à l'application de l'article L. 114-1 du code des assurances.
En l'espèce, à titre liminaire, il convient de relever qu'il résulte tant de l'attestation d'assurance versée aux débats par la Sci Coty 117 b que du contrat d'assurance et des conditions générales produites par la Smabtp que la société Damael a conclu avec cette dernière une police couvrant uniquement sa responsabilité civile décennale.
Dès lors, il importe peu d'examiner le bien-fondé d'une éventuelle action de la Sci 117 b fondée sur la faute dolosive de la société Damael, puisque la Smabtp ne doit pas sa garantie à ce titre et par suite, toute action contre elle sur ce fondement est nécessairement vouée à l'échec.
Quant à l'action en responsabilité décennale, la Sci 117 b ne conteste pas avoir agi contre l'assureur plus de dix ans après la réception tacite des travaux réalisés par la société Damael au mois de janvier 2013, de sorte que son action sur ce fondement est prescrite.
Toute action contre la Smabtp est donc manifestement vouée à l'échec de sorte qu'il n'est pas utile pour la solution du litige qu'elle participe aux opérations d'expertise menées par M. [P].
Aussi, par arrêt infirmatif, il convient de débouter la Sci Coty 117 b tendant à obtenir l'extension à la Smabtp des opérations d'expertise de l'immeuble situé [Adresse 1] confiées à M. [P] par ordonnance du 9 mai 2023.
Sur les dépens et frais irrépétibles
Les dispositions de première instance relatives aux dépens et frais irrépétibles seront infirmées.
La Sci Coty 117 b succombant, sera condamnée aux entiers dépens de première instance et d'appel dont distraction au profit de la Selarl Ekis Avocats, conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
L'équité et la nature du litige commandent qu'il soit fait application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile au profit de la Smabtp à concurrence de la somme de 3 000 euros au titre des frais exposés en première instance et en cause d'appel.
PAR CES MOTIFS
La cour statuant par arrêt contradictoire mis à disposition au greffe,
Infirme l'ordonnance entreprise en toutes ses dispositions soumises à la cour,
Statuant à nouveau des chefs infirmés et y ajoutant,
Déboute la Sci Coty 117 b de sa demande tendant à obtenir l'extension à la Smabtp des opérations d'expertise de l'immeuble situé [Adresse 1] confiées à M. [P] par ordonnance du 9 mai 2023,
Condamne la Sci Coty 117 b à payer à la Smabtp la somme de 3 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile pour les frais exposés en première instance et en cause d'appel,
Condamne la Sci Coty 117 b aux entiers dépens de première instance et d'appel, dont distraction au profit de la Selarl Ekis Avocats.
Le greffier, La présidente de chambre,